Section 3 : La police saisie par son sens organique

“Il n’est pas possible, fait observer M. Charles Eisenmann, de comprendre pleinement le droit sans dépasser la sphère proprement juridique (...) puisque le droit (...) reflète, traduit et sert des idées ou des réalités antérieures et supérieures à lui : les fonctions juridiques sont des instruments au service des fonctions sociales (...) ; il s’en suit que la priorité dans l’analyse (leur) appartient”264. Faisons nôtre cette démarche dégagée par cet éminent représentant de la doctrine.

Pour M. Ch. Eisenmann, la police est une fonction sociale de l’Etat, elle se définit par sa finalité. La fonction de police “consiste à régler la vie sociale, c’est-à-dire à ordonner la conduite des membres de la collectivité-Etat”265. L’auteur assimile en fait la fonction de police à la fonction législatrice ou fonction de législation ; mais l’intérêt principal est l’attention ici portée par l’auteur au but, certes par trop général, de la fonction de police. Georges Burdeau définissait, quant à lui, la fonction de police comme une notion fondée sur le but ou l’objet de celle-ci qu’est le maintien de l’ordre public266. M. F.P. Bénoit, pour qui une fonction est “une catégorie de missions constituant un ensemble homogène”, définit la fonction de police comme un procédé de prescription ou procédé de la fonction administrative, notion à travers laquelle la police trouve son unité267. La notion de fonction sociale, qui semble se dégager de ces définitions, est basée sur une distinction entre la fin et l’objet de l’action étatique.

La finalité première qu’impose l’Etat libéral à sa police est la protection des citoyens et de leurs libertés. L’article 12 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789268, en mettant en avant l’aspect organique et matériel de la police, dispose en effet que “‘la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée’”269

Le droit intermédiaire use fréquemment de la notion de “force publique”270 . Pour Sièyes, par exemple, “nul droit n’est complètement assuré s’il n’est protégé par une force irrésistible”271. Cette force publique est l’accessoire de la loi, qui est elle-même l’expression de la volonté générale : dès lors la force publique ne peut qu’émaner de cette même volonté272. Cet article de la Déclaration fonde ainsi les critères d’une police démocratique qui se cantonne à veiller au respect et à garantir les droits et libertés des citoyens. Mais la vie collective, dans l’évolution des sociétés libérales, a peu à peu nécessité au préalable un ordre social-cadre pour l’exercice de ces droits et libertés. L’article 16 du Code du 3 Brumaire an IV a ainsi inscrit cette évolution : “‘la police est instituée pour maintenir l’ordre public, la liberté, la propriété, la sûreté individuelle’”. L’ordre public devient le but principal de la police, qui une fois assuré, permet à la liberté, à la propriété et à la sûreté individuelle d’être assurées à leur tour. Le maintien de l’ordre public est désormais la tâche première d’une police libérale, car il faut d’abord créer le milieu dans lequel la liberté individuelle puisse venir s’inscrire et s’épanouir.

Comme le fait remarquer M. J.J. Gleizal, “‘le but principal de la police est le maintien de l’ordre public mais cette fin dernière ne se réalise que par l’intermédiaire des buts particuliers que sont l’ordre public et la recherche des auteurs d’infraction’”273. Dans les buts particuliers, l’auteur semble reprendre la distinction entre “la police administrative” qui se fonde sur la notion d’ordre public et “la police judiciaire” qui repose sur la notion d’infraction274. Il n’en demeure pas moins que la distinction opérée par l’auteur nous paraît pertinente mais à un autre point de vue, celui de la confusion à éviter entre la finalité globale et les buts intermédiaires.

Ainsi, et en dernière analyse, la police connaît en principe un but unique : l’ordre public. De ce fait, l’emploi du terme “ordre public” dans l’appréhension de la notion “police administrative” en tant que but particulier, risque de créer une certaine confusion. A notre sens, pour parer à cette éventualité, il faut faire remarquer que la police a pour tâche principale le maintien de l’ordre public et qu’au service de cette tâche essentielle, elle dispose de moyens juridiques que sont “la police administrative” et “la police judiciaire”. MM. A. Decocq, J. Montreuil, et J. Buisson font d’ailleurs remarquer que “la police judiciaire et la police administrative apparaissent (...) comme des moyens mis à la disposition de la norme juridique et poursuivant un même but : protéger et maintenir ou / et rétablir s’il échet l’ordre public”275 .

Ces moyens sont la prévention du désordre assurée par une “sage réglementation”, selon l’expression du Doyen Hauriou, et en cas de besoin et si nécessaire, par l’intervention de la force, c’est-à-dire de l’ ”‘ensemble des organes dotés d’une puissance de contrainte matérielle’”276 pour y mettre fin d’une part, et, d’autre part, permettre la préparation de la répression par le juge pénal. Cette distinction entre la prévention et la “répression” est plus théorique que pratique. Nous avons déjà signalé “le mélange des genres” effectué en ce domaine par le législateur, et la confusion voire l’embarras de la jurisprudence pour ne pas avoir à y revenir ici.

Faisons simplement observer que considérer ces deux notions de police non pas tant comme des buts en soi, et à ce titre leur accorder une analyse juridique particulière et donc à les isoler artificiellement du contexte général de l’action policière, mais plutôt comme des moyens juridiques à la disposition de la norme étatique, conduit à une approche différente du terme “police”. Cette approche permet, en partant des moyens juridiques, de revenir en dernière analyse au but et donc d’inclure nécessairement les organes chargés de réaliser ce but qu’est finalement le maintien de l’ordre public, et de saisir ainsi la spécificité de ces organes par rapport à d’autres institutions publiques.

La doctrine publiciste a d’ailleurs souligné l’ambiguïté qu’il y avait à distinguer deux organes là où la pratique laisse apparaître un organe commun. “Il n’ y a pas nécessairement, fait justement remarquer M. R. Chapus, entre elles (la police administrative et la police judiciaire) différenciation organique : les mêmes autorités ou personnels agissent selon les cas au titre de l’une ou au titre de l’autre”277 .Et l’auteur poursuit en affirmant que “l’une et l’autre peuvent avoir aussi bien un caractère préventif qu’un caractère répressif”. Cette constatation aurait pu conduire l’éminent auteur à nuancer la distinction de la police qu’il opère, pour tenter de découvrir l’organe commun à ces autorités ou personnels agissant ès qualité. Une telle réflexion paraît s’opposer à la démarche de l’auteur qui consiste à envisager la police administrative comme un but en soi, celui d’un service public du maintien de l’ordre public278.

Au contraire, saisir ces deux notions de police comme des moyens juridiques au service d’une finalité essentielle qu’est l’ordre public, nous conduit, de par la responsabilité du pouvoir exécutif dans le maintien de l’ordre public, à une réflexion sur l’Etat et sa police, nous permettant ainsi d’appréhender l’organe commun aux deux polices et le moyen matériel spécifique qu’il met en oeuvre, à savoir la contrainte, et ce afin de réunir les deux caractéristiques juridiques soulignées ci-dessus par l’auteur. Nous remarquons que la police tend à être définie par son sens organique, dès lors que son rapport à l’Etat est souligné .

Notes
264.

Ch. Eisenmann, op. cit., p. 307 ; souligné par nous.

265.

Ch. Eisenmann, “Les fonctions de l’Etat”, Encyclopédie française, 1964, T X, p. 307, cité par E. Picard, op. cit.. Cette fonction de police paraît assez proche finalement du concept sociologique de “contrôle social”.

266.

G. Burdeau, “Remarques sur la classification des fonctions étatiques”, RDP, 1945, p. 202.

267.

F.P. Benoit, op. cit., p. 42, n. 37. V. égal. D. Papanicolaïdis, Introduction générale à la théorie de la police administrative, préf. Ch. Eisenmann, LGDJ, 1960, pp 15-16, pour qui la police est une fonction administrative d’ordre public

268.

G. Conac, M. Debene, G. Teboul, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 -Commentaire article par article, Economica, Paris, 1993, 365 p.

269.

Souligné par nous.

270.

V. par ex. les constitutions de 1791 (titre IV De la force publique) ; de 1793 (Art. 104 à 114 Des forces de la République) ; de 1848 (Chap. IX De la force publique), depuis rien dans les trois République qui ont suivi ! Ou encore les lois des 21 oct.-21 nov. 1789 ; du 16 déc. 1789 ; du 28 fév. 1790. V. L. Duguit, H. Monnier, R. Bonnard, Les Constitutions et les principales lois politiques de la France depuis 1789, 7° éd., LGDJ, Paris, 1952, p. 29 et s.

271.

1° projet de déclaration de l’Abbé E. Sièyes, 20-21 juillet 1789, in S. Rials, op. cit, 1988, p. 597.

272.

F. Hirt, “Du droit de la force publique”, RDP, 1954, p. 969.

273.

J.J. Gleizal, La police nationale, PUG, Grenoble, 1974, p. 62

274.

V. par ex. G. Vedel, P. Delvolvé, Droit administratif, T2, Coll. Thémis, PUF, 1992, p. 678 ; V. égal. éd. de 1984, p. 1058.

275.

A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit., p. 11, n. 21. Souligné par nous.

276.

G. Cornu (dir.), op. cit., 1987, p. 363.

277.

R. Chapus, op. cit., p. 501.

278.

Ibid., p. 476.