Sous-section 1 : La police, organe de contrainte étatique

La doctrine française sera influencée par l’idéologie de la puissance affirmée par la doctrine allemande du XIX° siècle, qui érigera l’Etat au dessus de la société de par son pouvoir de commandement absolu et de contrainte irrésistible279. Selon l’éminent juriste allemand Ihering, “‘l’absence de puissance matérielle est le péché mortel de l’Etat, celui pour lequel il n’y a point de rémission, celui que la société ne pardonne ni ne supporte. Un Etat sans puissance matérielle de contraindre est une contradiction en soi’ 280.

La théorie du service public développée par M. Léon Duguit, loin de se substituer à celle de la puissance publique, tend à devenir son complément essentiel. Le service public dans la théorie de l’Etat du Doyen Duguit paraît être, selon Mme Evelyne Pisier-Kouchner, “une théorie qui présuppose la conformité du droit objectif et du droit positif et préserve la spécificité de l’Etat en lui accordant le monopole de la contrainte” 281 .

Le Doyen Hauriou considérait déjà, quant à lui, que la police est la synthèse des notions de puissance publique et de service public. Le service public se situe dans la “région des buts poursuivis“ et la puissance publique “dans celle des moyens employés“282. La police est autant le but du service public que le service public est le but de la police283. La notion de “police” a par ailleurs, chez Maurice Hauriou, comme critère principal l’idée de contrainte. Il entend par “droits de puissance publique”, le pouvoir des autorités administratives à contraindre les citoyens. Les droits de puissance publique, c’est-à-dire les droits régaliens, sont les droits de la force publique284 .

M. Hauriou, dans la plupart des définitions qu’il attribue au mot “police” (administrative), établit un lien entre ce dernier terme et la notion de contrainte ou de coercition voire de force publique. Ainsi la police est ‘“le règlement de la cité, c’est-à-dire le maintien de l’ordre assuré par une réglementation appuyée sur la force publique et sur les organisations publiques’ 285. Ou encore, “‘la police administrative a pour but de maintenir l’ordre public en prévenant les troubles possibles par une sage réglementation et en réprimant les troubles qui se produisent par la coercition, c’est-à-dire par un déploiement de la force publique et en certains cas par un emploi direct de cette force’”286.

Dans ses relations internationales, l’Etat exerce, au moyen de l’armée, une contrainte ; dans l’ordre interne, c’est à la police qu’est remis l’exercice de la contrainte étatique, en vue d’une finalité essentielle : le maintien de l’ordre public. Ce principe apparaît déjà dans le droit intermédiaire quoiqu’en des termes quelque peu différents : ainsi, pour Sièyes, “la paix et la tranquillité intérieures exigent, à la vérité, une force coercitive, mais de nature absolument différente (de l’armée)”287. Il existe ainsi une liaison essentielle entre l’Etat et sa police. Le Doyen Hauriou a bien établi ce lien, quoique sous le seul aspect de la réglementation : “la police, entendue au sens large est le règlement de la cité, c’est-à-dire de l’Etat”288. M. E. Picard observe par ailleurs que “le service de police (en tant que fonction) existe par le seul fait de l’existence de l’institution primaire”289, c’est-à-dire de l’Etat au sens large (Etat et Société), car celui-ci ne peut se concevoir sans police, qui est l’un de ses éléments d’existence.

Des critiques peuvent être émises à l’encontre de ces définitions, d’une part par leur caractère par trop général qui ne marque pas assez la spécificité de la police par rapport à d’autres activités de l’Etat290, d’autre part par une définition par trop restrictive de la notion de contrainte ou coercition, qui a souvent dans la doctrine publiciste le sens limité d’exécution d’office ou encore d’action d’office. Ces dernières notions présupposent un titre juridique préalable à la mise en oeuvre d’une force matérielle pour faire cesser ou prévenir un désordre291

C’est en ce sens que le Doyen Hauriou écrit que la coercition a ainsi “pour but d’obtenir par la force une obéissance de fait immédiate à un ordre donné ou de faire disparaître un obstacle de fait qui empêche l’exécution d’une opération administrative”292. Cette restriction de l’usage de la contrainte dans le seul cadre de l’exécution des actes des autorités compétentes, semble provenir de la définition de la police, souvent admise et qui oppose une “police normative” ou “police administrative” (élaborant une réglementation) et “une police matérielle” ou “police judiciaire” (activité visible de la force publique). Il est ainsi dénié tout pouvoir autonome aux forces de police, définis alors au fond comme de simples agents d’exécution. Cette vision ne semble pas correspondre à la réalité policière, qui au contraire laisse supposer une forme d’application des règles adaptées au contexte général tel que perçu par les agents.

Le Doyen Hauriou, soucieux avant tout de l’inscription du droit dans le corps social293, faisait ainsi observer que les polices administratives “ont pour but le maintien de l’ordre public par la réglementation et la coercition 294. Le lien fondamental établi ici entre la “police normative” et la “police matérielle”, ne semble pas retenir l’attention ou susciter l’intérêt de la doctrine actuelle, pour qui “la réglementation est la mesure de police par excellence, puisqu’une réglementation bien faite doit permettre le maintien de l’ordre public par l’édiction d’une règle générale”295. Un auteur fait au contraire remarquer qu’une “réglementation ne servirait à rien si l’administration ne pouvait passer à l’exécution par la voie coercitive”296. De plus, “l’activité, s’interroge M. Ch. Eisenmann, n’est-elle pas le fait d’agents, c’est-à-dire d’hommes ? Et n’est-ce pas à des hommes que les règles de droit s’adressent, n’est-ce pas leur conduite qu’elles régissent, dont elles déterminent ce qu’elle doit être ou ne pas être ? Donc il ne faut pas que les actes empêchent de voir les agents297. Ces propos s’appliquent à notre matière.

L’a priori dogmatique d’une distinction dichotomique entre “la police administrative” et “la police judiciaire”, qui conduit à une scission rigide de la police, ne semble pas partir de la pratique policière pour saisir au plan juridique la notion globale de “police”. Cette démarche “à rebours” tient au fait que “la technique de notre droit et la structure de notre mentalité juridique nous conduisent plus ou moins consciemment, à n’accepter une entité en tant que notion authentiquement juridique que si les éléments censés la constituer se caractérisent par un régime suffisamment uniforme”298, démarche qui tend à faire couler dans un moule juridique préconstitué une réalité qui reste à saisir, telle que l’ambiguïté du terme “police” nous la laisser entrevoir précédemment.

La dichotomie policière, en empêchant de saisir globalement la police, conforte cette conception générale, qui conduit ainsi à ignorer les “pouvoirs propres de contrainte”299 des forces de police. Le droit devrait ainsi rendre compte de cette réalité organique et matérielle de la police, en partant de l’observation des faits, qui est, selon G. Jèze, “une bonne méthode”, voire la “seule bonne méthode” qui importe pour l’étude du droit300. Nous retiendrons pour notre part, dans ces propos d’un éminent membre de la doctrine, l’importance accordée à l’observation des faits dans toute construction juridique. Cette prudence ici n’est pas superflue lorsqu’on garde présent à l’esprit le souci majeur de la doctrine de vouloir appliquer à des actes ou des situations de fait le régime de droit administratif, au détriment parfois de l’observation des faits tels qu’ils se présentent en réalité. Certes, “l’appréhension juridique de la réalité n’est pas l’enregistrement des faits bruts mais une traduction donc une déformation et peut-être une trahison”301, le droit ne peut néanmoins, comme le fait justement remarquer M. Jacques Buisson, “méconnaître le permanent, l’immuable d’une institution 302.

Notes
279.

V. Jellinek, L’Etat moderne et son droit, Trad. franç., Paris, 1911.

280.

Ihering (1818-1892) cité par J. Donnedieu de Vabres, L’Etat, Coll. “Que sais-je?”, n° 616, PUF, 1957, p. 6 ; souligné par nous.

281.

E. Pisier-Kouchner, Le service public dans la théorie de l’Etat de Léon Duguit, LGDJ, Biblio. philo. droit, n° 15, Paris, 1972, p. 23 ; souligné par nous.

282.

R. Chapus, “Le service public et la puissance publique”, R.D.P, 1968, p. 235 ; pour cet auteur le régime juridique de l’administration se fonde sur le service public et qu’ainsi un rapprochement entre service public et police est effectué par l’auteur pour soumettre cette dernière au régime de droit administratif.

283.

V. E. Picard, op. cit., 1984, p. 88.

284.

M. Hauriou définit la force publique comme l’ensemble “des fonctionnaires pourvus d’armes mais ne relevant que de l’autorité civile qui peut la mettre en mouvement par simple ordre verbal”, il excluait ainsi l’armée. V. E. Picard, J.Cl.Adm. N°3, Fasc.201-1, p (4), où l’auteur inclut l’armée dans la définition de la force publique.

285.

M. Hauriou, Droit administratif, 5° éd., 1903, p. 505 ; souligné par nous.

286.

M. Hauriou, Droit administratif, 10° éd., 1921, p. 471 ; souligné par nous. Dans sa note sous TC 2 déc. 1902 Société Immobilière St Just, S.,1905, III, p. 17 ; le même auteur écrit que “l’obligation et la coercition sont indissolublement liées, l’obéissance à l’ordre légalement donné doit, si elle n’est pas obtenue volontairement, être réalisée par la contrainte”.

287.

Archives Parlementaires, 21 juillet 1789, p. 258. Le principe posé ici est que le soldat ne doit pas être employé contre le citoyen.

288.

M. Hauriou, Précis élémentaire de droit administratif, 5° éd., 1943, p. 313.

289.

E. Picard, op. cit. , 1984.

290.

Ces définitions sont à rapprocher de celle du juriste allemand O. Mayer, dans son ouvrage, Droit administratif, éd. franç., 1904, II, p. 7 ; où il définit la police comme “ l’activité de l’Etat en vue de défendre, par les moyens de la puissance de l’autorité, le bon ordre de la chose publique contre les troubles que les existences individuelles peuvent y apporter” ; souligné par nous. 

291.

J. Rivéro, op. cit., 13° éd., p. 542-543, n. 437.

292.

M. Hauriou, op. cit., 10° éd., p. 243

293.

En ce sens V. Y. Tanguy, “L’institution dans l’oeuvre de Maurice Hauriou- Actualité d’une doctrine”, RDP 1991, pp 61-79.

294.

M. Hauriou, Précis de droit administratif, 5° éd., 1943, p. 223 ; souligné par nous.

295.

G. Vedel, P. Delvolvé, op. cit., 1992, p. 712.

296.

Ch. Guiraud, La police et l’ordre public, thèse, Paris, 1938, cité par H. Buisson, op. cit., p. 417.

297.

Ch. Eisenmann, Cours de droit administratif, Tome 1, Année 1966-1967, LGDJ, 1982, p. 167.

298.

E. Picard, op. cit., p. 41.

299.

A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit.,, p. 33, n. 61 ; p. 49, n. 89.

300.

Préface à son ouvrage, Les principes généraux du droit administratif, 3° éd., 1925.

301.

Ch. Atias, D. Linotte, “Le mythe de l’adaptation du droit au fait”, D. 1977, Chr., p. 255.

302.

J. Buisson, op. cit., p. 13.