Section 1 : Etat de droit et police

Le concept d’ ”Etat de droit” a surtout été élaboré par la doctrine juridique allemande qui a influencé fortement la doctrine française dans la construction de cette même notion dans le cadre juridique national.

Les juristes allemands du XIX° siècle distinguent l’Etat de police (Polizeistaat) et l’Etat de droit (Rechtsstaat)397. L’Etat de police impose des règles de conduite à ses agents que les particuliers n’ont, en principe, pas à connaître ou à revendiquer. Dans l’Etat de droit, ces règles de conduite deviennent des règles juridiques qui s’imposent à l’Administration398. En ce sens, Léo Hamon, a ainsi pu écrire que “‘l’Etat de droit moderne trouve son assise dans le processus juridictionnel permettant d’adapter les normes aux situations particulières, par opposition aux rigidités de l’administration ou des textes adoptés par le législateur’”399. Pour sa part, M. Jacques Chevallier fait observer que l’Etat de police a le souci de l’efficacité de l’appareil administratif et appelle par conséquent une “science de la police”. L’Etat de droit vise quant à lui la régularité de l’action administrative et appelle une “science du droit”400 . Cette distinction est moins rigide qu’elle n’apparaît et l’on peut passer subrepticement, selon les circonstances de temps et de lieu, d’un Etat de droit à un Etat de police.

En effet, souligne fort justement M. L. Richer, “‘les typologies des juristes ont seulement une valeur de référence, ( ...) elles ne décrivent pas la réalité du pouvoir. Dans la réalité, il n’y a pas de séparation tranchée entre Etat de droit et Etat de police. Le positivisme juridique conduit même à faire de l’Etat de droit un cas particulier de l’Etat de police puisque les droits reconnus peuvent toujours être supprimés dans le but de “discipliner“ la société’“401. La police est censée faire prévaloir cette discipline sociale contre toute autre considération. Elle doit concilier régularité, qui vient légitimer au plan juridique son intervention, et efficacité pour affirmer au plan de la technique opérationnelle son utilité sociale. La recherche d’un équilibre entre “régularité” et “efficacité” est perceptible dans l’évolution actuelle du “droit de la police” qui tend à poursuivre cet effort incessant d’insertion de la police dans l’Etat de droit. C’est en ce sens que MM. A. Decocq, J. Montreuil et J. Buisson, entendent par “droit de la police”, “l’ensemble des connaissances juridiques que requiert le bon accomplissement des missions de police”402. L’acte de police ne puise ainsi sa légitimité que dans la loi, entendue au sens général du terme403. Dans un Etat de droit, la police est une institution dont la mission est légalement définie et son action, à l’égard des citoyens, fondée sur des règles juridiques.

La conception britannique de l’Etat de droit, notamment celle donnée par A.V. Dicey, se rapproche de la conception française. L’approche anglaise accorde toutefois davantage d’importance aux normes et contrôles qui ne s’expriment pas a priori sous forme de règles formelles ou formalisées. En d’autres termes, il s’agit davantage d’une régulation initiée et développée par la pratique juridique que d’une application d’énoncés ou de principes de droit. Le souci majeur est d’aboutir, au moyen d’une procédure équitable, à un résultat juste si ce n’est un état de justice.

L’évolution actuelle d’une conception plus substantielle de l’Etat de droit, c’est-à-dire qui tend à inclure les droits fondamentaux de la personne, notamment sous l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme, tend à relativiser cette dernière approche.

Dans ces deux pays, l’Etat de droit ne signifie désormais pas seulement le respect formel des règles de droit mais aussi le respect de certains principes de droits de l’homme, c’est-à-dire de certaines valeurs. Pour parvenir à un certain respect de ces principes, l’accent va être mis sur l’équité de la procédure : la procédure, au sens anglais du terme, va être privilégiée dans le raisonnement du juge des droits de l’homme. Il n’en demeure pas moins, comme le fait observer le juriste anglais John Bell404, que la protection des droits fondamentaux soit, en Angleterre, de par l’absence de Déclaration des droits, davantage une question politique que juridique. Cette protection semble en effet reposer sur les institutions administratives et les hommes politiques : le respect des règles formelles incombe certes au juge, mais paraît lui échapper le contenu du droit édicté par les autorités compétentes.

La nature des droits à protéger n’est pas précisée, sont seules définies les limites à l’intervention du pouvoir : le juge n’est alors compétent que dans son rôle qui consiste à faire respecter ces limites et non de dégager des principes généraux comme le ferait par exemple le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’Etat en France. Ainsi, une seule liberté existe en Angleterre, celle de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. C’est à la loi de définir ces limites auxquelles se réfère le juge dans son raisonnement. L’encadrement juridique du pouvoir exécutif qu’impose le concept d’ “Etat de droit” est ainsi perçu de manière différente de ce qu’il est en France.

Cette méfiance à l’égard de toute déclaration de droits405 provient également d’une tendance naturelle pour un droit pragmatique, concret et non abstrait. C’est ainsi que par exemple, ce penchant pour le concret de l’esprit juridique anglais semble expliquer en partie, que dans la loi de 1984 relative à la Police et à la Preuve Pénale, les dispositions consacrées aux libertés de l’individu sont seulement au nombre de deux, comparées à la centaine de dispositions ou plus, qui traitent des pouvoirs juridiques des agents de police, c’est-à-dire ceux des pouvoirs qui viennent limiter la liberté de l’individu et qui risquent de nuire ou de porter atteinte au droit d’autrui406

Le statut particulier de la police, dont il nous faut à présent souligner les caractéristiques, trouve un éclairage à travers le recours à plusieurs branches du droit. La police anglaise est saisie par le droit constitutionnel (Constitutional Law), le droit administratif (Administrative Law), et le droit criminel (Criminal Law).

Le droit constitutionnel anglais comprend essentiellement les rapports entre l’individu et l’Etat, et traite en particulier de la description des droits et libertés des citoyens et de leur garantie. L’Angleterre n’a pas de constitution écrite. La Constitution, au sens matériel, réunit un ensemble de principes et de règles de droit contenus dans des lois, ou dégagés par la jurisprudence, éventuellement de coutumes ou usages, de pratiques appelées “conventions de la constitution”407.

Le droit administratif anglais est essentiellement basé sur deux principes qui concernent les litiges et la façon de juger, principes qui se fondent sur ce que l’on nomme la “Natural Justice”. Le premier principe est “No man’s a judge in his own case “ (Personne ne peut être juge de sa propre cause) ; le second est que “Personne ne peut être condamné sans que sa cause ne soit au préalable entendue ” (le justiciable possède ce que l’on appelle un “right of hearing ”). Le droit administratif devient alors le “corps de principes et de règles exposant et régissant les fonctions et pouvoirs de tous les organes du gouvernement qui traitent de l’application, de la mise en oeuvre et de la gestion concrète de la politique gouvernementale. Ces organes comprennent les ministres et les ministères, les autorités locales, les entreprises publiques, les agences (à statut particulier), les établissements publics, les commissions et autres corps crées pour remplir des missions particulières”408

En France, les règles qui fondent l’action policière sont également d’origine diverse: droit administratif, droit pénal, code de procédure pénale, code de déontologie policière, et en partie le code de la fonction publique qui comprend les textes législatifs et réglementaires particuliers et relatifs au recrutement et à la formation professionnelle des policiers. A ces normes, doivent être ajoutés certains actes, telles les mesures internes (circulaires interprétatives, mesures d’ordre intérieur, directives...). A côté d’une régulation strictement juridique, saisie au moyen de textes officiels publiés, il y aurait ainsi place à une régulation au moyen d’actes de nature juridique particulière, et qui sont assez peu souvent portés à la connaissance du particulier. La raison avancée est qu’il s’agit là d’actes qui n’intéressent en principe que la seule administration et ses agents. Ces mesures internes n’en ont pas moins une importance certaine, notamment comme référence principale dans l’exercice des pouvoirs légaux des agents actifs de la police nationale. 

Parce que la police peut porter atteinte aux droits les plus fondamentaux de la personne, l’intérêt que nous portons aux mesures internes à l’administration policière, qui ne sont pas dénuées de tout fondement ou valeur juridique comme nous allons le voir par la suite, nous semble pleinement justifier, ce d’autant plus que d’autres modes de régulation se mettent en place qui viennent ainsi confirmer les limites à la seule référence aux textes normatifs publiés et donc portés à la connaissance du public. Ces autres modes de régulation consistent pour l’essentiel à encadrer davantage les pouvoirs de ces agents d’autorité sur le fondement du respect des droits de l’homme.

Cette recomposition des normes juridiques traduit la mise en place de régulations qui n’émanent plus du seul droit de l’Etat-nation mais également d’autres institutions, celles en particulier qui sont chargées de la protection effective des droits de l’homme. La régulation de l’institution consiste à différencier et à adapter les règles de l’action policière: on tente ainsi de concilier la régularité et l’efficacité de l’activité policière.

L’hégémonie d’un droit national semble perdre de sa pertinence, et la police, confrontée à la souveraineté juridique des Etats parallèlement à celle du droit européen des droits de l’homme, voit son système de référence juridique s’élargir. Une évolution nous paraît ici importante à souligner : la police libérale a pour cadre juridique les principes fondamentaux des droits de l’homme. Ainsi, la police d’un Etat de droit libéral tend à prendre en considération les droits de l’individu. Le droit qui légitime l’action policière devient un ensemble de règles aux sources diversifiées et aux origines institutionnelles multiples.

L’évolution des systèmes de normes, notamment sous l’effet de la construction européenne, tend à ériger l’idéologie des droits de l’homme, qui demeure la référence juridique majeure de toute police démocratique, en principes de droit, c’est-à-dire en principes qui peuvent être invoqués en justice (juridictions nationales ou supranationales, notamment devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme)409. La notion de “droits de l’homme” se fonde sur la conception du droit naturel, c’est-à-dire des droits qui seraient inhérents à la nature de l’homme, autrement dit chaque individu en est bénéficiaire, et ce sans considération de race, de sexe ou de l’ethnie, chaque personne ne peut ainsi, en principe, se voir interdire le bénéfice et la jouissance de ces droits.

La France et l’Angleterre sont des démocraties libérales qui accordent une grande importance aux règles juridiques, dont l’ensemble, formé de sources écrites et non-écrites, constitue ce que l’on nomme communément la légalité : la loi, de par son caractère général souvent admis, serait mieux à même de définir un régime des libertés publiques, régime qui procède par ailleurs de cette idéologie des droits de l’homme410 . Le régime des libertés fondamentales s’impose à la police, institution libérale qui prête son concours et subit, dans l’accomplissement de certaines missions, le contrôle par la justice, qui a ici pour rôle essentiel de protéger les libertés individuelles. Mais la régulation juridique de la police devient complexe de par “l’enracinement sociétal” de cette institution qui doit épouser la réalité des hommes et des milieux, ce qui lui imprime une certaine marge de manoeuvre par rapport à un droit formel pouvant s’avérer rigide au regard notamment de l’instantanéité ou de l’imprévisibilité de l’action policière411

Le recours fréquent à la notion d’apparence, dont il a été souligné auparavant l’importance, est ainsi une notion qui permet de répondre en partie à de telles situations complexes qui se présentent à l’action policière.

Notes
397.

Sur l’influence de l’Ecole allemande sur la pensée juridique française dans l’avènement du concept d’Etat de droit, V. D. Boutet, Vers l’Etat de droit- La théorie de l’Etat et du droit, Coll. Logiques juridiques, ed. L’Harmattan, Paris, 1991, p. 222 et s.

398.

La doctrine française s’est inspirée de la théorie juridique allemande de l’Etat ; V. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Sirey, 1920, rééd.1962, T1, pp 488-490. V. récemment J. Rivéro, “ Etat de droit, état du droit”, in Mélanges en l’honneur de Guy Braibant,  Dalloz, Paris, 1996, p. 609.

399.

L. Hamon, “L’Etat de droit et son essence”, RFDC, n° 4, 1990, p. 712.

400.

J. Chevallier, L’Etat de droit, Coll. Clefs, Montchrestien, Paris, 1995, 155 p. V. égal. du même auteur “L’Etat de droit”, RDP, 1988, n°2, p. 313.

401.

L. Richer, op. cit., 1982, p. 205.

402.

A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit., p. 131, n. 24. La doctrine publiciste, bien qu’elle considère le droit de la police comme un chapitre du droit administratif, note un certain particularisme de ce droit voire “une certaine spécificité” de cette matière, V. en ce sens G. Vedel, P. Delvolvé, Droit administratif, T2, Coll. Thémis, PUF, 1992, p. 718.

403.

Ibid., p. 13, n. 22.

404.

J. Bell, “Le règne du droit et le règne du juge- Vers une interprétation substantielle de l’Etat de droit”, in Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, “L’Etat de droit”, Dalloz, 1996, p. 22. L’auteur note ainsi que “Pour les Britanniques, les voies non juridiques ont une grande importance pour réaliser les objectifs substantiels de l’Etat de droit”, Ibid., p. 17.

405.

Méfiance qui tend toutefois à s’amenuiser, V. Human Rights Bill, Parliamentary Papers 1986-1987, Vol. 1, H.C Bills, Bill ( 19), 8 p. L’exposé des motifs est ainsi rédigé “A Bill to provide protection in the courts of the United Kingdom for the rights and freedoms specified in the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms to which the United Kingdom is a party“ ( le projet vise à renforcer la protection, devant les cours du Royaume-Uni, des droits et libertés telles que définies par la Convention Européenne de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales à laquelle le Royaume-Uni est partie). Cet effort s’est concrétisé par la loi sur les droits de l’homme de novembre 1998.

406.

Ibid., p. 23. J. Bell note que sur 121 articles et 7 annexes de la loi de 1984, deux dispositions proclament les droits de l’individu (droit de la personne détenue d’informer un proche, et droit au conseil d’un avoué ou solicitor).

407.

O. Beaud, “Les conventions de la constitution- A propos de deux thèses récentes”, in Droits, Vol.3, 1986, p. 125 et s.

408.

David M. Walker, The Oxford Companion to Law, 1980, P.27, cité par D.G.T. Williams, “Droit administratif” in J.A. Jolowicz (dir.), op. cit., p. 369, n. 461.

409.

M. Delmas-Marty, “Droits de l’homme et systèmes de droit”, in Le Débat, N°83, janv-fév.1995, pp. 167-172.

410.

J. Rivéro, Les libertés publiques, T1 Les droits de l’homme, Coll. Thémis, PUF, Paris, 1991, p. 9

411.

G. Boismenu, J.J. Gleizal (dir.), Les mécanismes de régulation sociale, Boréal, PUL, 1988, 257 p.