Le droit international a le mérite de soulever les problèmes liés à la notion de “minorités”495 et d’avoir initié une tentative de définition assez précise d’un principe fondamental qui lui est souvent rattaché, le principe de non-discrimination496 , principe dont les bases juridiques ont d’ailleurs été en grande partie reprises par la plupart des Etats-nations.
Les actes juridiques de la Société des Nation (SDN) puis de l’Organisation des Nations Unies (ONU) font référence à la notion de “protection”, insistant ainsi sur le trait d’infériorité, en évoquant rarement les droits (octroyés par l’Etat) et a fortiori le droit (fruit d’un combat politique) des minorités. Le terme “minorités” ne concerne en fait que les seuls “nationaux”, la souveraineté des Etats est ainsi sauvegardée. De plus, ce sont les individus non les groupes qui font l’objet d’une telle protection : cette dernière s’adresse à l’individu-minoritaire non au groupe-minorité497. Ces instruments juridiques internationaux laissent apparaître une attitude, guidée, pour ce qui a été de la SDN, par des intérêts purement politiques (la question des minorités n’est soulevée qu’à l’égard des pays vaincus), et dans le cadre de l’ONU, par des raisons humanitaires qui trouvent leur fondement dans l’idéologie individualiste des droits de l’Homme.
Ce qui est à souligner ici est que la position des minorités, en droit international, se déduit et se définit par rapport à la situation assignée à l’individu en droit interne : de la liberté individuelle, dont la liberté religieuse est un élément, on déduira le contenu de la protection des minorités religieuses ; du droit individuel de conserver son origine, sa langue, sa culture, on développera une protection des minorités ethniques, linguistiques, culturelles498. On formule ainsi, par cette construction juridique, ce que devrait être une minorité en se refusant de voir ce qu’elle peut être en réalité. Nous constatons qu’à la protection collective des minorités et aux droits culturels (système juridique de la SDN) va succéder, dès 1945, une autre forme de protection fondée cette fois sur le principe de non-discrimination 499 où l’individu n’est pas sujet de droit mais objet de droit, autrement dit, il n’est qu’indirectement sujet de droit international : la situation juridique des individus ne dépend pas de leur consentement mais des traités signés par l’Etat.
En Europe occidentale, une timide évolution semble néanmoins se dessiner : l’individu devient directement (sans médiation de l’Etat) un sujet de droit international500. La Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 tend en effet à prendre, au sein de l’ordre juridique interne des Etats, une valeur juridique grandissante, phénomène qui donne lieu à une activité jurisprudentielle intense des organes juridictionnels chargés de veiller à son application501. Certes, la Convention n’est pas intégrée dans l’ordre juridique anglais, de par le principe de la souveraineté absolue du Parlement britannique, elle n’en demeure pas moins une référence majeure pour le législateur ainsi que pour le juge dans les décisions qu’il est appelé à rendre502.
L’avancée est assez significative : le raisonnement suivi dans l’élaboration de cette convention est que la reconnaissance et surtout l’effectivité des droits de l’homme suffit par elles-mêmes à rendre inutile la mise en place de mécanismes de protection d’une minorité, excluant du coup l’existence juridique éventuelle de cette notion : on peut à cet égard affirmer ici l’existence de droits individuels, c’est-à-dire une faculté offerte aux individus de revendiquer ou de faire valoir directement leurs droits auprès des instances qui veillent au respect des principes juridiques proclamés. Mettant en oeuvre des actes juridiques de nature assez contraignante, dont l’exécution est d’une efficacité non négligeable (la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme)503, le Conseil de l’Europe504, à l’origine de cette convention, ne parvient cependant pas à affirmer sa suprématie face à la souveraineté des Etats-nations. Ce rapport de force est mis en exergue chaque fois que cette institution européenne tente d’élargir ou de définir de manière plus précise le domaine de protection des individus appartenant à des groupes minoritaires : il n’est qu’a voir le flou et l’aspect par trop général qui entoure la rédaction de ses textes. L’article 14, qui pose le principe général de non-discrimination dans la jouissance des droits proclamés, inclut par exemple des critères aussi disparates que l’apparence physique (sexe, race, couleur), la pratique d’une langue ou d’une religion, les opinions individuelles, le statut de national, la position sociale, l’état de membre d’une minorité, la fortune, la naissance505. Cette démarche prudente, voire timide, dans la rédaction de certains articles de la convention, s’explique par la délicate question à laquelle doivent répondre ses auteurs : comment préserver les principes fondamentaux des Etats-nations sans mécontenter leurs minorités nationales et inversement ?
A ce stade de notre réflexion, nous constatons l’absence de définition juridique de la notion de “minorités”. Comme l’écrit un auteur, “le droit international ne propose pas une définition du terme “minorité“ qui soit acceptée par tous. Les instruments internationaux respectent de plus en plus le concept auto-définition ainsi que l’idée selon laquelle l’existence de groupes minoritaires s’impose de facto plutôt que de jure “506. Une telle définition est d’ailleurs souvent à rejeter car elle serait par trop contraignante à l’égard des Etats, soucieux avant tout de sauvegarder la plénitude de leur souveraineté politique et juridique. Ce qui explique une démarche d’ “auto-définition” du terme “minorités“ de la part des Etats. Certaines caractéristiques relatives à cette notion semblent néanmoins se dégager.
En premier lieu, les conventions internationales, et celle du Conseil de l’Europe en particulier, ont un souci marqué pour la protection des individus sans distinction de leur situation juridique dans la société. La réalité sociale montre cependant que certaines catégories sociales, désignées souvent par le terme “minorités”, se trouvent dans une situation particulière, et à ce titre connaissent souvent un traitement qualifié de discriminatoire.
En second lieu, les membres d’une minorité seraient unis par une affinité et non par une décision : on aurait ainsi la collectivité au sens de communauté (la spontanéité) qui se distingue de la société au sens d’organisation (la volonté)507.
Enfin, le trait commun de ces individus est l’infériorité, qu’elle soit politique et / ou économique et / ou sociale, infériorité reflétée généralement par leur situation juridique. Cet état d’infériorité juridique nécessite, au regard des principes d’un Etat de droit démocratique, une forme particulière de protection juridique. Et c’est au regard de ce domaine de protection que les instruments juridiques semblent aptes, comme le souligne M. François Rigaux508, à combattre efficacement toute forme de discrimination.
Mais cette protection individuelle s’est montrée inopérante face à l’exigence d’une protection collective : l’individu minoritaire n’a d’existence qu’en tant que membre d’une minorité. Comment dès lors protéger celle-ci sans d’abord lui accorder un statut juridique? L’approche individualiste des droits de l’homme trouve ici ses limites. Cette protection juridique individuelle est néanmoins jugée nécessaire car la revendication majeure des membres issus des minorités est l’effectivité du principe fondamental d’égalité.
Avec la notion de non-discrimination 509, qui se veut plus concrète et qui tend à se substituer à celle plus abstraite d’égalité, le contenu du terme “minorités” ne peut que s’élargir, puisque l’atteinte à ce principe se trouve désormais possible dans un nombre de cas sans cesse croissant, au vue des problèmes humains qui peuvent se révéler (inégalités linguistiques concrètes, réfugiés suite à un conflit ethnique, ...).
La souveraineté des Etats modernes, à laquelle se trouve souvent confronté le droit international dans sa tentative de définition d’une telle notion, nous conduit à une réflexion dans un cadre plus restreint, celui de la relation Etat-minorités.
A. Demichel, “minorités”, in Encyclopaedia Universalis, Vol. XV, pp. 430-435. ; Encyclopedia of the United Nations and international agreements, Taylor and Francis, 1985, pp. 515-517 ; Manuel de la terminologie du droit international public et des organisations internationales, Bruxelles, 1983.
L’Art.1 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, de l’ONU du 21 déc.1965, ratifiée par la France par la Loi N°71-393 du 28 juil. 1971, et le Décret N°71-901 du 2 nov.1971, J.O du 10 nov. 1971, pp. 11-100, dispose ainsi que l’expression “discrimination raciale” “vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascension ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou de tout autre domaine de la vie publique”. V. égal. Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979, en vigueur en France depuis 1984 (JO du 20 mars 1984), pour l’expression “discrimination sexuelle”.
A. Bailleux, “Recherches sur la protection des minorités en droit public interne”, in L’Etat et les minorités, Annales de la Faculté de droit du centre universitaire de Toulon et du Var, Tome 1, 1976, p. 84., où l’auteur montre qu’une protection des groupes risquerait d’accroître la crise de l’Etat-nation. V. aussi A. Fenet, “citoyenneté et minorités”, in G. Koubi (dir), op. cit., Litec, 1995, p. 82, où l’auteur note que “la question des minorités ne semble pas pouvoir sortir de la problématique de la nation”.
A. Balogh, op. cit., p. 28.
Ch. Rousseau, Droit international public, Tome IV, Sirey, 1980, p. 28. Le terme discrimination a d’abord fait son apparition dans les textes internationaux : la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de L’ONU de 1948 proclame “un droit à une protection égale contre toute discrimination”.
Sur cette protection de l’individu par le droit international, V. Nguyen Quoc Dinh, P. Daillier, A. Pellet, Droit international public, 5 ° éd., LGDJ, Paris, 1994, p. 637 et s.
Dite encore Convention Européenne des Droits de l’Homme ou CEDH, ratifiée par la France par la loi n° 73-1227 du 31 déc.1973 ( JO du 3 janv. 1974).V. L.E Petteti, E. Decaux, P.H. Imbert, La Convention européenne des droits de l’homme, commentaire article par article, Préf. P.H. Teitgen, Economica, 1995, 1230 p.
V. J. Bell, “Actualité du droit administratif au Royaume-Uni”, in Rapport public- Conseil d’Etat, Etudes et 011documents, n° 46, La Doc. franç., 1994, pp 561-575.
Une Cour permanente est appelée à remplacer la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme. Cela tend à faciliter l’accès du particulier à la juridiction européenne des droits de l’homme, V. Décret n° 98-1055 du 18 novembre 1998, JO du 25 novembre 1998, p. 17777 portant publication du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Un autre organisme international joue un rôle non négligeable en matière de sécurité européenne et de droit des minorités, la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), dont la création remonte à l’Acte final d’Helsinki de 1975. Mais il s’agit là d’engagements politiques des Etats sans mise en place d’un système formel de sanctions des Etats -membres qui viendraient à violer leurs engagements, V. plus en détail, R. Dalton, “le rôle de la CSCE“, in H. Miall (dir.), op. cit., pp 159-176.
L’article 14 dispose “La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation”. Apparaît ici ce souci de l’effectivité des droits proclamés ; la liste donnée ici des cas de discrimination n’est pas exhaustive.
P. Thornberry, “Normes internationales et européennes sur les droits des minorités“ in H. Miall (dir.), op. cit., p. 44.
La définition juridique du terme “minorités” se fonde souvent sur la théorie du sociologue allemand F. Tonnies (1855-1936), qui dans son ouvrage Communauté et Société, PUF, 1944, distingue d’une part la communauté, création involontaire (Gemeinschaft) d’autre part la société, création volontaire, avec organisation d’un but commun (Gesellshaft).
F. Rigaux, “Mission impossible : la définition de la minorité”, Rev. trim. dr. h., n° 30, n° Spécial “La protection des minorités”, avril 1997, p. 172, où l’auteur note que “ce que les instruments généraux de protection des droits de l’homme sont aptes à faire, c’est de protéger les membres des minorités contre les discriminations incompatibles avec le principe d’égalité devant la loi”.
La notion de discrimination “englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la convention ne requiert pas le traitement plus favorable”, Affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali c/ Royaume -Uni (1985), V. à ce sujet V. Berger, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, 2° éd., Sirey, 1989, pp 260-263. Souligné par nous.