L’infléchissement de la conception individualiste du droit est attesté par la référence non plus à l’Homme abstrait ou “isolé”, mais au contraire à l’homme concret, “situé” : l’attention se porte ainsi aux situations humaines concrètes, on semble s’intéresser aux êtres humains plus qu’à l’homme dans son essence.
M. Jacques Mourgeon souligne ainsi que le “Pouvoir ne connaît plus guère que des groupes variables en étendue, en utilité, en productivité, en influence, en turbulence, entre lesquels la personne éclate pour disparaître. Car l’homme situé est aussi l’homme fragmenté”518.
La notion de “droits collectifs”519 tend également à se banaliser : droits économiques, sociaux, culturels... Ces droits ne s’attachent qu’à des catégories dignes d’être protégées à différents degrés : la femme, l’enfant, l’étranger, l’apatride, le réfugié, l’objecteur de conscience... La “catégorisation” du corps social est fonction de la multiplication des conflits d’intérêts ou de la revendication de certains droits. Il n’y a rien d’étonnant à cela, comme l’a fort bien souligné Jean Dabin520, puisqu’il s’agit du fonctionnement “normal” du droit, dont le travail majeur consiste à classer, à “catégoriser”, des individus, des actes, des faits, des situations pour leur attribuer des effets juridiques.
La conséquence majeure à retenir de cette évolution est que l’individu n’a de droits à faire valoir et ne se soumet à certaines obligations que s’il appartient à la catégorie définie comme pouvant être à même d’en bénéficier : il n’est sujet de droit que par son appartenance à telle ou telle catégorie et non pas en tant qu’individu isolé.
Le droit public français raisonne en terme de catégorie, qui est ici à considérer comme une notion instable, fuyante, et surtout abstraite, et non en termes de “groupes”, qui là se réfère à une notion stable, rigide et surtout concrète, éléments que le droit tend à exclure car ils risquent de réduire sa marge de manoeuvre dans le sens à attribuer au fait social à “juridiciser”. Cette saisine du réel en termes de catégorie est intrinsèque au fonctionnement même du droit. Le droit se doit en effet d’épouser la réalité, pour ne pas se voir discréditer, avec le risque évident d’une fragmentation sans cesse accrue de celle-ci. Mais le droit appauvrit le réel et sa diversité, il tente de forcer les situations de fait à se couler dans des moules juridiques préétablis : dans l’impossibilité d’échapper au réel, la notion de “minorités” empêche tout effort d’abstraction qui peut donner naissance à une catégorie juridique, c’est-à-dire à un ensemble d’actes ou de conditions de fait, auxquelles des normes juridiques attachent des conséquences de droit, des conséquences juridiques importantes521. Cette impossibilité de systématisation de cette notion s’explique en partie par le fait qu’elle ne peut être pensée comme totalité à l’image de l’Homme ou de l’Etat, d’où l’emploi fréquent du terme “minorités” au pluriel, et non le singulier totalisant “minorité”.
Le droit ne peut s’accommoder d’une notion sémantiquement floue et imprécise (minorité ethnique, culturelle, sexuelle...). Rencontrerait-il dans ce cas une forme d’indétermination ou d’impossibilité de systématisation d’une réalité pourtant sociologiquement incontournable ?522 Cette difficulté juridique permet de relever que la finalité des concepts juridiques n’est pas tant, comme le souligne un auteur, “la connaissance ou une description de l’essence des choses, états ou situations, mais la viabilisation de l’application à une chose, état ou situation, d’une norme juridique déterminée ou d’un ensemble déterminé de normes juridiques”523.
Mais, au sein d’un corps social non plus homogène mais hétérogène, c’est-à-dire par l’existence d’inégalités concrètes524, la collectivité nationale n’est plus uniforme mais différenciée selon divers rapports. Une norme juridique générale peut se voir qualifier d’inique, voire d’injuste dans son application à la réalité sociale : la pesanteur des réalités sociologiques impose au droit l’adoption d’une raison juridique, d’un référentiel nouveau au regard de son domaine d’intervention525 : la notion de discrimination est la traduction majeure de cette évolution ici constatée.
J. Mourgeon, Les droits de l’homme, Coll. “Que sais-je ?”, PUF, Paris, 1990, p. 47
D. Rousseau, “Droits collectifs et droits de l’individu”, in H. Giordan et R. Bistolfi (ed.), L’Evénement européen , Minorités- quelles chances pour l’Europe ?,1991, n° 16, oct. 1991, pp 51-58.
J. Dabin, “Droit de classe et droit commun- Quelques réflexions critiques”, Recueils d’études en l’honneur d’ Edouard Lambert, Tome III, LGDJ, Sirey, 1938, p. 66 ; par “classe”, l’auteur entend “toute catégorie quelconque résultant d’une différenciation entre les hommes”.
D. Lochak, op. cit. , 1992, p. 135.
G. Soulier, “Droits des minorités et pluralisme juridique”, R.R.J, 1993-2, pp. 625-638.
E.R. Grau, “Notes sur les concepts juridiques”, R.R.J, 1994-3, p. 772.
Les hommes de la Révolution étaient déjà conscients de ce dilemme : “la société s’est formée par le besoin de maintenir l’égalité des droits au milieu de l’inégalité des moyens” (Art. VI de la déclaration du 6 ° Bureau, juillet 1789 ) ou encore Sièyes qui déclare que “si les hommes ne sont pas égaux en moyens, c’est-à-dire en richesses, en esprit, en force, etc..., il ne suit pas qu’ils ne soient pas tous égaux en droits” (Art. XVI de son 1° projet de déclaration, 20-21 juillet 1789 ), mais leur foi absolue en la loi nationale dissimulait mal cette contradiction .V. S. Rials, op. cit., pp. 603-622.
A.J. Arnaud, Critique de la raison juridique-1.Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, Bibl. philo. dr., Vol. XXVI, 1981, p. 27, où l’auteur définit la raison juridique comme étant “le moteur en vertu duquel un système juridique s’organise de façon cohérente et propre à réaliser certaines fins”.