Sous-section 4 : Les minorités : une catégorie juridique ?

L’idée avancée ici, et remarquablement mise en évidence par Mme D. Lochak dans une étude relative aux minorités en droit public français, est que l’évolution récente du droit laisse apparaître le fait qu’il “n’intègre plus seulement des différences plus ou moins contingentes, mais aussi des différences plus substantielles, découlant de l’appartenance à un groupe constitué qui se vit subjectivement ou apparaît objectivement comme minoritaire au sein de la collectivité nationale”535. La réflexion pour saisir le terme “minorités”, au sein du système de droit interne, se porte alors sur le rapport égalité / différence ou encore universalisme /particularisme, rapport qui s’éclaire à l’examen de l’application des principes de droit à une réalité sociale hétérogène. Le raisonnement de l’auteur consiste pour l’essentiel à montrer la relativité du principe de laïcité536 qui se traduit notamment par la prise en considération, tant par le législateur que la jurisprudence, de la qualité de religieux537 ; et également à montrer que la reconnaissance d’un statut particulier à certains territoires de la République conduit implicitement à reconnaître une spécificité culturelle538 voire ethnique539 des populations en question. Ce dernier point, qui soulève le traitement de la question minoritaire à travers la notion de territoire, est ici à retenir car elle fera l’objet de plus amples développements par la suite. La démarche retenue ici par l’auteur est intéressante car elle montre que le droit ne peut ne pas reconnaître certaines réalités sociologiques même si elles rentrent en conflit avec les principes et le fondement d’un droit uniforme et égalitariste, comme l’a fort bien souligné Mme Geneviève Koubi540 : dans ce cas souvent, le droit, pour avoir quelque effet pratique, doit infléchir le dogme jusque là intangible d’une réalité sociale homogène, évolution qui apparaît nettement avec la substitution progressive, mais certaine, du principe de non-discrimination au principe d’égalité.

Constatons, à notre niveau et dans le cadre méthodologique retenu, que le langage juridique ignore à ce jour la notion de minorité, dans le sens de groupe, non seulement pour des raisons d’ordre politique et idéologique, mais l’ignorance est aussi le fruit des limites de la conception individualiste des droits de l’homme et partant du droit dans nos sociétés dites “complexes” qui interrogent le droit plus qu’elles ne le fondent. Mais la question qui se pose pour nous est la suivante : si la notion de “minorités” peut trouver à s’appliquer à l’égard des minorités dites “nationales”, c’est-à-dire définies par un territoire, une langue, une culture, une histoire (Basques, Corses, “nomades”...), peut-on l’étendre à l’égard des minorités dites “sociales” ou de “circonstances” que celles-ci soient “électives” (femmes, ...) ou “involontaires” (les exclus, les étrangers, les citoyens d’apparence non-européenne...)? Cette question tient à être soulevée car la notion de “minorités” ne se réduit plus au seul problème des minorités nationales541, de par la variété actuelle des groupes sociaux minoritaires tenant à leur taille, leur objet, leur cohérence, voire à leur persistance.

Un autre élément tenant plus spécifiquement à l’action policière est l’évolution actuelle de la notion de territoire qui tend à accentuer le phénomène ici constaté. Le territoire ne s’entend plus au seul niveau du territoire national mais comprend désormais le territoire dit de Schengen542 : dès lors la distinction des ressortissants communautaires et extra-communautaires ne semble plus s’établir sur la nationalité propre à chaque Etat mais sur une définition de “l’étranger”, définition abstraite543 qui tend à renforcer le sentiment d’appartenance de tous les ressortissants des Etats-membres. Se pose alors une question cruciale pour la police : comment reconnaître, dans ce cadre européen nouveau, une personne d’origine étrangère sans prise en considération de son apparence physique ? Et qu’advient- il des citoyens français ou anglais d’apparence non-communautaire ?

Les droits français et anglais de la police ne doivent en principe pas tenir compte de la qualité des individus comme l’exige le principe de non-discrimination. La notion de discrimination révèle en fait une évidence qui tend souvent à être occultée : une hétérogénéité grandissante du corps social qui nécessite un traitement juridique différencié pour maintenir sa cohésion. Le constat actuel d’une certaine souplesse dans la rigueur et la rigidité de la conception individualiste du droit justifie ainsi, à défaut de constituer la catégorie “minorité” (est-elle d’ailleurs possible dans le cadre d’une telle philosophie du droit ?), à montrer l’institutionnalisation progressive d’une telle notion.

Notes
535.

D. Lochak, art. cit., p. 129. ; souligné par nous.

536.

Cette vue de l’auteur semble se confirmer encore tout récemment, CE 14 avril 1995 Consistoire israélite de France et Sieur Koen, D.1995, note G. Koubi, p. 484, où Mme G. Koubi remarque dans cette décision l’ouverture d’une “brèche” qui tend à admettre la problématique d’un “droit des minorités”.

537.

V. pour une analyse générale des relations d’ordre privé, F. Monéger, “Les musulmans devant le juge français”, JDI, 2,1994, pp 345-374.

538.

L’article 1 du projet de loi du 12 avril 1991 relatif au statut de la Corse, dispose: “La République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques”. Dans sa décision 91-290 DC du 9 mai 1991 le Conseil constitutionnel a affirmé que seul le concept juridique de “peuple français” a “valeur constitutionnelle et n’est reconnu que le “peuple français composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion”, JO du 14 mai 1991. ; souligné par nous V. B. Genevois, RFDA, 1991, n°3, p. 407 ; F. Luchaire, RFDC, 7.1991 ; R. Etien, Rev. adm., 1991, p. 234 ; C. Houteer, LPA, 1991, n°74 p. 17 et n°80 p. 21.

539.

Le principe de spécialité appliqué dans les Territoires d’Outre-Mer est justifié “par les particularités géographiques, économiques ou ethniques de ces territoires”, Circulaire du 21 avril 1988 relative à l’applicabilité des textes législatifs et réglementaires outre-mer, JO du 24 avril 1988, p. 5456 ; souligné par nous. Ainsi le droit applicable peut prendre en considération l’appartenance ethnique pour déterminer les règles à mettre en oeuvre, démarche somme toute exclue et impensable en métropole et a fortiori dans les DOM, car contrevient à l’article premier de la Constitution de la V° République. V. égal. F. Luchaire et G. Cornu (dir.), La Constitution de la République française, Economica, 1979, p. 871 ; H. Fabre, “L’unité et l’indivisibilité de la République, Réalité ?, Fiction ? et Th. Michalon, “La République française, une fédération qui s’ignore ?”, RDP, 1982, respect. p. 603 et p. 643.

540.

En ce sens V. G. Koubi, “ Droit et minorités dans la République française “, in A. Fenet (dir.), Le droit et les minorités- Analyses et textes, éd. Bruylant, Bruxelles, 1995, pp 197-249.

541.

La signification du terme “minorités“ est fondée en général sur la distinction nationalité / citoyenneté : la seule catégorie retenue semble celle de minorités nationales, V. l’article premier de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires précise que “par l’expression “langues régionales ou minoritaires“on entend les langues i) pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un Etat par des personnes - ressortissants de cet Etat- qui constituent un groupe numérique inférieur au reste de la population de l’Etat et ii) différentes de la (les) langue (s) officielle (s) de cet Etat ; elle n’inclut pas les dialectes de la (des) langue (s) officielle (s) de l’Etat ou la langue des migrants“ ; 

l’article 2. 1 de la Proposition pour une Convention européenne pour la protection des minorités, préparée par la Commission européenne pour la Démocratie par le Droit, Strasbourg, 4 mars 1991, CDL (91) 7 : “Aux fins de la présente Convention, le terme “minorité” désigne un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un Etat, dont les membres, qui ont la nationalité de cet Etat, possèdent des caractéristiques ethniques, religieuses ou linguistiques différentes de celles de la population et sont animés de la volonté de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue“ ;

enfin la Proposition de protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH ) concernant les personnes appartenant à des minorités nationales attachée à la Recommandation 1201 (1993) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans son article premier énonce : “Aux fins de cette Convention (CEDH) l’expression “minorité nationale“ désigne un groupe de personnes dans un Etat qui a) résident sur le territoire de cet Etat et en sont citoyens ; b) entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet Etat ; c) présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques ; d) sont suffisamment représentatives, tout en étant nombreuses que le reste de la population de cet Etat ou d’une région de cet Etat ; e) sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue“, V. P. Thornberry, art. cit., p. 42.

542.

La Grande-Bretagne n’est pas partie aux accords de Schengen, ses ressortissants n’en bénéficient pas moins de certains droits, notamment le droit de libre circulation et de séjour . A ce sujet, V. Ian A. Macdonald, N. Blake, Immigration Law and Practice in United Kingdom, 4 th ed., Butterworths, London, 1997, pp 24-25, n. 8.7. L’espace Schengen comprend neuf des quinze pays de l’Union européenne qui ont signé la Convention au terme de laquelle ils s’engagent à mettre en oeuvre la libre circulation des personnes. La Convention, initiée par les accords de 1985, est entrée en vigueur le 26 mars 1995 entre l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la France, l’Espagne et le Portugal ; la Grèce et l’Autriche ont adhéré à l’accord de Schengen . V. Loi n° 97 -966 du 21 octobre 1997 autorisant l’approbation de l’accord d’adhésion de la République d’Autriche à la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 (JO du 22 octobre 1997, p. 15332) ; Loi n° 97-967 du 21 octobre 1997 autorisant l’approbation de l’accord d’adhésion de la République hellénique à la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 (JO du 22 octobre 1997, p. 15332) ; l’Italie, qui a adapté son appareil législatif, a intégré l’espace Schengen le 25 octobre 1997, V. les Décret n° 97-969 du 15 octobre 1997 portant publication du protocole d’adhésion de la République italienne à l’accord (JO du 22 octobre 1997, p. 15338) ; Décret n°97-970 du 15 octobre 1997 portant publication de l’accord d’adhésion de la République italienne à la convention d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 (JO du 22 octobre 1997, p. 15339) ; Décret n° 97-971 du 15 octobre 1997 portant publication de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne (droits d’observations et de poursuites des agents des douanes) (JO du 22 octobre 1997, p. 15341).

543.

Selon le titre premier de la Convention d’application de l’Accord de Schengen, est étranger “... toute personne autre que les ressortissants des Etats-membres des Communautés européennes”. Il faut toutefois souligner que certaines personnes non-membres de la CEE bénéficient d’un traitement particulier plutôt favorable : Andorre, principauté de Monaco, le Saint-Siège, République de Saint-Marin.