Sous-section 1 : La régulation complexe d’une police sociale

Un haut responsable de la police anglaise, Sir John Alderson, fait ainsi remarquer que l’hétérogénéité accrue de la société, dont l’expression majeure est la présence de minorités ethniques, est une des sources de l’augmentation du crime et du désordre public729. La police semble ainsi porter plus spécifiquement son action sur des catégories sociales jugées, à un moment historique donné, comme étant susceptibles de porter atteinte à l’ordre public établi : de nos jours, l’attention semble se porter à l’égard des “minorités”730 . Le policier britannique s’appuie ici sur la théorie du contrôle social, qui, en insistant sur les concepts d’intégration et de structures communautaires, explique la stabilité de la criminalité, d’une part, par l’homogénéité culturelle de la population, d’autre part par l’efficacité de la police, qui ne devient productive qu’en maintenant une bonne relation avec le public731.

Ce constat, assez général, est également admis au niveau européen, notamment au sein du Conseil de l’Europe. Cette institution, dans son souci de protection des droits de l’homme, remarque dans une étude, que “ ‘jusqu’à présent, la police et les policiers ont pu agir comme s’ils étaient au service d’une collectivité ethniquement homogène (...). La police doit relever le nouveau défi que constitue la transformation d’une Europe ethniquement homogène en une société pluri-ethnique’”732. Les auteurs du rapport estiment que l’état de la législation doit correspondre à l’état de la société, aux concepts moraux et moeurs de l’époque, ceux-ci semblent évoluer plus vite que celle-là733 : la police, dont l’action doit correspondre à l’état de la société, doit dès lors s’adapter.

La police française, définie souvent par sa forte centralisation et son organisation hiérarchique de type militaire, n’est pas épargnée et doit aussi faire face à cette évolution, notamment par la présence de communautés étrangères résidentes ou de citoyens d’origine non-européenne. Il nous semble en effet que si la police peut être centralisée dans sa structure, elle se doit surtout d’être souple dans son action pour mieux épouser la réalité des hommes et des milieux, elle devient alors par nécessité une “police sociale”, police qui connaît alors une régulation juridique complexe.

Cette ouverture à la société rend complexes les mécanismes de régulation, c’est-à-dire une panoplie de normes juridiques et non-juridiques, de l’institution policière. “La norme juridique, écrit M. Jacques Chevallier734, tend à être englobée dans une problématique plus large de la régulation, qui infléchit sa logique : visant à assurer la reproduction des équilibres sociaux, la régulation suppose en effet le recours à une panoplie de moyens d’action, les uns juridiques, les autres non-juridiques ; le droit n’apparaît plus que comme un instrument de “guidance“ ou de “pilotage“ au service de politiques qui le dépassent“.

La problématique de la régulation conduit à une vision instrumentale du droit dans laquelle l’idée de commandement et de l’ordre, qui jusque là se trouvait être au coeur du droit, passe au second plan735. Le droit “post-moderne“ devient un droit pragmatique, un droit qui tient sa légitimité de son efficacité. A la stabilité de la règle fait place l’adaptabilité, à la rigidité fait place la souplesse. Cette souplesse du droit traduit la recherche d’une adhésion des destinataires du droit. On assiste alors à l’émergence d’un reflux des contraintes et des prescriptions unilatérales au profit de techniques plus souples, telles le partenariat, ou l’apparition d’un droit négocié sous forme de contrat. C’est alors un droit par objectifs, dont la traduction, en matière de police et de sécurité, se formalise par la conception et la mise en oeuvre de contrats locaux de sécurité. 

L’autorité publique se doit, pour maintenir sa légitimité, d’adapter avec mesure l’action juridique de la police à l’égard de ce public spécifique, du fait de la perte de confiance dans les mécanismes de régulation que ce dernier tend à manifester, notamment à l’égard de la législation et aux institutions publiques : ce risque souvent invoqué d’insoumission à la loi (la fameuse “zone de non-droit”) ou, selon l’expression anglaise, de “no go areas “, est alors avancé pour expliquer le cycle de violence qui peut en découler, et partant, dans un tel contexte de tension, l’emploi non exceptionnel de la contrainte physique ou psychologique par la force policière. 

Ne faudrait-il pas plutôt voir dans cette évolution une interrogation sur l’institution qui semble peu à peu avoir rompu son lien historique, jusque là étroit, avec ses territoires d’action, c’est-à-dire indirectement avec la population à “policer” ? C’est, nous semble-t-il, ce retour vers une “police de proximité” que les efforts actuels de l’institution policière libérale semblent tendre. Cette évolution peut être observée à travers la recherche d’une légitimité auprès de la population qui réside en certaines zones urbaines.

Le souci actuel de maintenir la légitimité de l’institution, par le recours à la notion de sécurité, ne fait finalement que réaffirmer les deux éléments qui fondent à l’origine le terme moderne de “police”, et donc son existence : à savoir une institution qui, se nourrissant de la substance du corps social, se doit, au gré des circonstances historiques, le maintenir en l’état et renforcer sa cohésion, afin que la notion d’ “Etat“ ait quelque peu un sens et une réalité ; pour ce faire une autorité publique est nécessairement établie. Son représentant visible est la police.

Cette évolution historique met également en évidence que l’Etat moderne français va progressivement établir un lien intrinsèque avec sa police, alors que celle-ci est, par essence, une fonction municipale736. La prise en considération de l’efficacité d’une police “territoriale”, ou le retour actuel à une “police des villes” vise à rétablir ce lien historique, rompu depuis 1941, entre la police et sa population. Les “violences urbaines” ont mis en lumière cette nécessité d’une police nationale dite “de proximité”.

Pour éviter l’engrenage de ces événements urbains, qui à long terme discréditent la fonction policière, l’institution publique se doit d’établir un lien, un contact avec la population pour faciliter sa participation à l’action de la police, afin de faire naître une certaine collaboration, voire une identification entre le citoyen et sa police. L’intégration de cette problématique au sein de l’institution policière dénote ainsi l’importance que l’on lui accorde à l’heure actuelle737.

Notes
729.

J. Alderson, in IV° Cours international de haute spécialisation pour les forces de police, op. cit. ; V. égal. J.J. Gleizal, J. Domenach, Cl. Journès, op. cit., p. 266. En France, le même constat peut être fait. Ainsi, un militaire de la gendarmerie de haut rang, M. Watin-Augouard, “Les plans départementaux de sécurité”, Droit et Défense, n° 94/ 1, janv. 1994, p. 26, écrit qu’ “il n’est pas nécessaire d’être un criminologue averti pour prendre la mesure des incidences du chômage, de l’urbanisation incontrôlée, de l’apparition de ghettos ethniques sur le développement des conduites déviantes qui vont des “incivilités” aux infractions les plus graves”. Souligné par nous.

730.

J.C Monet, op. cit.

731.

En France, environ 90% des données fournies aux commissariats et les deux tiers des cas d’élucidation des infractions proviennent des victimes ou témoins! V.J.M. Erbès in I. Zakine, A. Mathé, A. Reynaud, C. Samet (dir.),”La ville”, Notes et études documentaires, N° 5014-15, 1995.9.10, La Doc. Franç., p. 36.

732.

Conseil de l’Europe, Formation de la police concernant les relations avec les migrants et les groupes ethniques, Strasbourg, 1994, p. 16 et p. 26.

733.

Sur l’hypothèse d’une évolution du droit, V. J. Carbonnier, Flexible droit, LGDJ, 1983, 5°éd., pp 9-20.

734.

J. Chevallier, “Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique“, RDP, mai-juin 1998, p. 679 .

735.

Ibid .

736.

Les autorités et forces de police sont municipalisées dès 1789. Les décrets du 14 déc.1789 et des 16 -24 août 1790 sur l’organisation judiciaire confient aux corps municipaux élus le soin de “faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité”. Les municipalités sont chargées non seulement des fonctions de police municipale (Loi des 19-22 juil.1791 relative à l’organisation d’une police municipale et correctionnelle, le commissaire élu passe sous l’autorité municipale) mais également des fonctions de sûreté générale (Décret des 11août-30 sept. 1792) V. égal Loi du 5 avril 1884, véritable “charte communale” et le code des collectivités territoriales actuel ; V. pour un historique détaillé, H. Buisson, op. cit..

737.

M.J.M .Belorgey, qui est l’auteur principal des projets de réformes policières initiés depuis 1981, accorde une place de choix à cette question. V. J.M. Belorgey, ”L’ordre et la couleur” et “ La police et les jeunes d’origine étrangère”, in La police au rapport,  P.U.N, 1991, p. 165 et s., et p. 189 et s