La police est, de nos jours, mise à rude épreuve : le souci croissant des droits de l’homme et des libertés fondamentales a pour effet d’exiger une police qui soit à la hauteur de ces valeurs pour se voir reconnaître comme un modèle de police démocratique. La police ne doit pas seulement respecter ces principes dans son action, elle a également un rôle fondamental dans la protection et la garantie de ces droits.
Le fait social dont il est question ici, à savoir le risque de constitution de “minorités”, que celui-ci soit reconnu ou nié idéologiquement par le droit positif, pose tout de même une question fondamentale qui concerne en premier lieu “l’institution de réalisation du droit” qu’est la police : peut-on laisser évoluer un droit différencié selon les groupes sociaux d’appartenance ? Aux uns des droits de la personne plus protecteurs et individualisés, aux migrants ou aux “minorités”, des zones de droits “réservés”. C’est le risque voire le “piège” dans l’évolution actuelle du droit que nous constatons, et sur lequel nous allons revenir par la suite pour montrer les conséquences néfastes pour la protection des libertés.
Des auteurs remarquent, en y insistant d’ailleurs à juste titre, que l’ordre public est le fruit d’un consensus738. Le sens attribué au mot consensus est lié au terme, précédemment évoqué, à savoir celui de contrat. “‘La production d’un consensus peut être décrite, note pour sa part Mme D. Lochak, comme la recherche d’une solution moyenne, acceptable parce que habituelle et conforme à la majorité supposée des comportements et des opinions ; ce qui correspond à une certaine normativité sociale’”739. A ce titre, fait remarquer M. J. Rivéro, le consensus “‘parce qu’il relève davantage de l’ordre affectif que de l’ordre rationnel, s’attache plus volontiers aux hommes qu’aux institutions’”740 .
Il paraît en effet nécessaire que les valeurs à protéger soient l’objet d’un consensus assez large pour renforcer et garantir leur protection. L’ordre public ne doit pas seulement être reconnu en son sens matériel, mais doit également être considéré comme une notion qui inclut implicitement, affirme M. J. Rivéro, des valeurs d’ordre moral, une éthique (respect de la personne, dignité de la personne), “sans laquelle (cette notion) s’effondre”, et aussi poursuit l’auteur, un “minimum de valeurs politiques” (principes fondamentaux d’un Etat démocratique)741. Le droit criminel est un facteur de cohésion sociale tant que ces valeurs reflètent assez fidèlement les intérêts collectifs, c’est-à-dire partagés par tous ou du moins, en démocratie libérale, par la majorité des membres de la collectivité politique. Le consensus actuel dans les sociétés libérales est la croyance, l’attachement aux valeurs des droits de l’homme. Que ces droits de l’homme soient ou non considérés comme du droit742, ou que les théories consensuelles soient rejetées par certains auteurs743, il n’en demeure pas moins que de nos jours, ces principes de droit sont au fondement de la légitimité de l’action des institutions policières libérales.
Le risque de formation de groupes sociaux minoritaires, ou plus généralement la marginalisation juridique de certains membres du corps social, apparaît lorsque ces valeurs, qui se devaient d’être collectives, sont perçues en réalité comme la défense des intérêts des membres de groupes dominants. Toute société s’arroge en effet le pouvoir de reconnaître comme seuls légitimes les intérêts qui s’expriment dans les catégories juridiques qu’elle détermine. La “manipulation” d’une notion qui se devait de représenter ou d’inclure les intérêts de la société globale (“valeurs collectives”) en une notion qui se trouve être une défense “particulariste” de certains intérêts, tend à priver certains citoyens de leurs droits les plus fondamentaux. La protection de ces droits s’exprime notamment à travers un principe qui est au fondement même de la démocratie, le principe d’égalité.
L’idée qui semble ici se dégager est que l’inflation législative, si décriée, ne proviendrait pas tant de la complexité accrue des relations sociales mais de l’absence d’un consensus sur le fondement du droit, qui conduit ainsi à une profusion des règles sociales. Ainsi en est-il du droit pénal “dont le surdéveloppement, écrit M. André Demichel, ne révèle rien d’autre que la crise profonde d’une société malade des injustices et des exclusions qu’elle engendre“744. Dans un tel contexte on demande à la police, qui met en ouvre ces règles pénales, de “raccommoder un tissu social déchiré“ en usant de pouvoirs de sécurité sans cesse élargis, pouvoirs qui ne vont pas souvent sans une certaine atteinte à la légitimité de l’institution. Ce dilemme de la police libérale apparaît avec une certaine acuité dans la relation juridique police-minorités, relation qui nous semble mettre en évidence une telle tendance dans la difficulté d’un exercice correct de la police en milieu social hétérogène.
Lorsque les citoyens ou non-citoyens d’un Etat connaissent un “traitement pénal” disproportionné par rapport à leur représentation démographique globale745, ils tendent à attribuer à ce traitement particulier un caractère discriminatoire car fondé sur un critère défini comme étant non légitime dans un Etat de droit, à savoir la race, le sexe, l’ethnie. Ces critères, qui pouvaient ne pas être revendiqués ou mobilisés, paraissent trouver l’occasion de s’affirmer au travers d’un “surinvestissement” de certaines particularités. Cela semble propice à “un regroupement” d’individus, qui jusque-là atomisés, retrouvent un semblant d’existence juridique effective. Dès lors, le consensus sur des valeurs jugées essentielles, risque de connaître un affaiblissement certain, affaiblissement que tend à refléter une “catégorisation” progressive de la population sur une affinité particulariste entre ses membres.
L’approche ainsi décrite, paraît rejeter l’idée selon laquelle les facteurs qui renforceraient l’exclusion, ou retarderaient l’ ”intégration” de certaines catégories sociales seraient liées à l’origine culturelle, ethnique, voire raciale des individus : une telle vision tend à évacuer, sans examen sérieux, d’autres facteurs plus déterminants telle que la situation socio-économique, et, ce qui intéresse de plus près notre étude, la situation juridico-politique de certains membres des groupes ethniques minoritaires746.
A. Decocq, J. Montreuil, J. Buisson, op. cit . p. 1, n. 1. Le consensus, du latin consensus, accord, est un terme qui renvoie “à des croyances et valeurs fondamentales, à des compromis plus ou moins stables ou à des règles du jeu générales, qui font l’objet d’une adhésion active, négative ou passive largement répandue dans un groupe ou une société”, in A.J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 1988, p. 67.
D. Lochak, “Droit, normalité, normalisation, in Le droit en procès, CURAPP, PUF,1983, pp 51-78.
J. Rivéro, “Consensus et légitimité”, Pouvoirs, n°5, 1978, p. 58. Pour les différents sens donnés au terme “légitimité“, V. P. Roubier, “De la légitimité des situations juridiques“, Mélanges Jean Dabin, 1963, pp 265-291, pour qui la légitimité juridique consiste en ce qu’ “une situation juridique se présente avec un titre régulier, qui permet à celui qui en bénéficie d’en réclamer les effets“.
J. Rivéro, art. cit., Rev. pol. nat., p. 17.
M. Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, -Questions, 1983.V. A.J. Arnaud, op. cit.
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, F. Maspéro, 1968, où l’auteur développe une théorie conflictualiste pour s’opposer à l’approche fonctionnaliste, qui elle justifie la conduite des individus sur des valeurs communes, c’est-à-dire fondées sur un consensus. V. A.J. Arnaud, op. cit.
A. Demichel, “Le droit pénal en marche arrière“, D. 1995, Chr. p. 216.
David J. Smith, ”Race, Crime and Criminal Justice”, in M. Maguire, R. Morgan, R. Reiner (ed.), The Oxford Handbook of Criminology, Oxford, Clarendon Press,1994, p. 1041 et s. V. égal. L. Gelsthorpe and W.Mc William (ed.), Minority Ethnic Groups and the Criminal Justice System, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. En France, les statistiques de la police, ne parlent que de “mis en cause” en excluant toute référence à l’origine ethnique ou raciale des auteurs de crimes ou délits : la distinction s’opère ainsi entre étrangers et nationaux ; V. P. Tournier, Ph. Robert, Etrangers et délinquances- Les chiffres du débat, L’Harmattan, Logiques sociales, 1991, not. pp. 43-68. Ph. Robert, “L’égalité des justiciables devant la justice pénale”, Congrès Droit, Egalité, Justice pénale, Torino, 21-22 avril 1995, cité par A. Cottino, M.G. Fischer, Déviance et société, 1996, vol.20, n°3, p. 201.En 1994, le pourcentage de français “mis en cause” était évalué à environ 80,45 % et les étrangers à 19,55%.
Il est en effet pour le moins paradoxal d’évoquer, pour les citoyens européens, la richesse du “multiculturalisme” ou “plurilinguisme”, et voir en d’autres personnes un tel phénomène comme un “handicap “ à une “intégration” ! Cette contradiction montre simplement que le noeud du problème se situe à un autre niveau ou en tout cas se trouve ailleurs.