La perception négative de certains membres de la collectivité747 part de l’idée que la police, qui a souvent une relation antagoniste avec la société748, se représente le public en termes de catégories749, voire de groupes sociaux. C’est “l’homme collectif” non “l’homme isolé” qu’elle prend en considération.
La norme juridique étatique semble soumise à une réinterprétation dynamique et variable par les policiers750. La police semble (ré)interpréter la norme juridique en fonction de la (re)structuration de son champ d’intervention immédiat, du public qu’elle a à faire face ou à “traiter”. Un auteur policier fait ainsi remarquer que l’égalité devant la loi ne signifie pas traiter de la même manière tous les individus mais traiter “les divers groupes à proportion des risques sociaux dont ils sont, avant tout examen de fond, jugés porteurs”751. Autrement dit, l’individu tend à s’effacer et à être absorbé dans une notion plus large et aux contours assez flous, celle de catégories ou groupes : l’emploi du terme “minorités” prend alors ici tout son sens.
La formation historique de la règle de police, et en particulier durant la période de l’Ancien régime, “ne porte pas seulement, comme l’écrit M. P. Napoli, l’injonction d’une volonté ; elle prétend surtout à opérer un classement des comportements et à poser des conditions du développement de l’individu comme membre du corps politique”752. La classification des individus, au fondement même du travail policier majeur qu’est la constitution de fichiers753, aboutit à la définition, selon les circonstances et les risques à contenir, de catégories d’individus plus ou moins susceptibles de porter atteinte à l’ordre public. La classification ordonnée et rationnelle des personnes est au fondement même de la volonté policière cartésienne de désigner et de nommer les individus et les groupes. La définition de l’ordre public ne se cantonne ainsi pas à la seule détermination des pouvoirs des autorités compétentes, comme semblent le laisser croire la plupart des études juridiques en cette matière, elle établit également, et ce de manière implicite, un classement des individus au regard de ce but essentiel754. Le principe fondamental en démocratie, à savoir l’égalité de traitement, ou plutôt d’un traitement fondé sur une base légitime, peut-il encore avoir un sens et être effectif dans la pratique policière ? La surveillance accrue de certains membres de la collectivité est souvent jugée comme la contrepartie de l’extension des libertés publiques. Mais comment expliquer alors que certains individus fassent l’objet d’une surveillance plus vigilante que d’autres ?
Ces “provinces de significations”, qui échappent à toute saisine juridique directe, car elles heurtent de front les principes fondamentaux d’un Etat de droit, montrent le lien assez ténu qui existe, malgré tout, entre la pratique policière et la culture policière au sens de représentation de son rôle et de son action. Mais si la pratique policière a pu montrer, dans certaines proportions, l’effet non négligeable de la culture institutionnelle dans l’action policière, pourquoi le droit, fait social majeur dans nos sociétés libérales, reflet des rapports sociaux, ne met-il pas en évidence de tels phénomènes? Un début de réponse à cette interrogation peut être donné si l’on porte l’analyse sur les référents juridiques de la police.
La signalisation des groupes ethniques minoritaires ne peut se fonder que sur des critères éminemment subjectifs, mais auxquels on attribue cependant peu à peu, et sous la pression de la fameuse nécessité, terme qui revient comme un leitmotiv pour légitimer certaines pratiques policières, un caractère objectif755 : ethnie, couleur de peau ou race.
Les quelques affaires, qui défraient pour un temps la chronique et dont les médias se font volontiers les échos sous le vocable de “bavures policières”, concernent en majorité des membres issus de groupes ethniques minoritaires756. Le sentiment général paraît alors attribuer à la police l’exercice d’un traitement qualifié de discriminatoire voire ouvertement “raciste” des individus selon leur groupe social d’appartenance. L’accusation d’un certain “racisme institutionnel” au sein de la police ne nous satisfait pas et ce pour plusieurs raisons.
Elle évacue au prime abord le souci d’une explication scientifique pour retenir une explication d’ordre émotionnel : le risque est qu’en mettant en avant ce terme générique et flou de racisme, on n’oublie de s’interroger sur ce qui peut se trouver au fondement du droit de la police ; de plus on s’empêche d’approfondir réellement la connaissance de l’institution policière au profit d’une projection de certaines croyances dans un imaginaire plus réconfortant. L’institution policière, à l’instar de toute institution qui “baigne” dans un univers institutionnel plus large, est traversée par les valeurs dominantes de la société globale757. Elle n’a pas par conséquent le monopole d’un prétendu “racisme institutionnel”. Ce qui n’exclut pas certaines pratiques individuelles, qui confrontées à des situations concrètes de tension, empruntent parfois des comportements à caractère raciste. Cette vision conduit enfin à une approche par trop unilatérale, à savoir la police confrontée et réduite à son rôle de surveillance des minorités, ce qui risque d’occulter l’autre réalité, à savoir la protection des minorités lorsque l’institution exerce ses pouvoirs pour la garantie des droits et libertés des individus.
La police libérale n’a en effet de légitimité qu’en fondant son action sur des règles juridiques. La légitimité en question, c’est à dire, comme le souligne M. J. Rivéro, “la recherche d’un titre qui fonde le pouvoir sur autre chose que la force”758, conduit à ne pas évacuer ou minimiser le fondement juridique de l’action policière : la force policière ne devient “publique” que légitimée par le droit étatique, c’est-à-dire “coulée dans le moule juridique” de l’Etat. Si certaines pratiques policières sont jugées “hors du droit”, car plus visibles à l’égard de certaines populations, cela ne doit pas conduire à se désintéresser d’une approche juridique mais au contraire à analyser le droit en tant que référent de l’action, et donc à montrer que le droit formel, en tant que référence majeure des policiers en action, prévoit, implicitement ou explicitement, certaines modalités particulières concrètes tenant parfois à la difficulté voire à la spécificité de l’intervention policière. Cela apparaît notamment à travers l’examen de la jurisprudence censée donnée une interprétation aussi précise que possible de ce droit formel édicté par le législateur, avec, le plus souvent, une prise en considération, dans le raisonnement du juge, des nécessités de l’action policière. Car, en matière de police, l’usage tend souvent à se transformer en norme juridique. Nous pouvons l’illustrer par l’exemple de la légalisation progressive d’une pratique policière, à savoir le pouvoir de contrôle administratif d’identité.
“En 1980, écrit un auteur, les rédacteurs du projet de loi “Sécurité et Liberté” avaient relevé que le contrôle et la vérification de l’identité pratiqués par les forces de sécurité depuis des lustres ne reposaient sur aucun texte législatif. De fait, le fondement juridique de cette banale opération de police administrative relevait du droit coutumier et la population s’y pliait. Car le droit préexiste à la norme et sa légitimité est mieux enracinée“759. En ce sens, l’usage est appelé à devenir norme pratique puis règle juridique. Nous pouvons relever une telle tendance dans l’exercice des pouvoirs de la police, en matière de privation de liberté, en particulier, comme l’a montré M. P. Comte, pour la détention760.
Le foisonnement de textes reflète souvent une perte de légitimité et de confiance du citoyen à l’égard de l’institution policière. Concernant toujours le pouvoir de contrôle des personnes, a-t-on pu s’interroger en ces termes : “pourquoi dès lors tant de textes pour organiser une opération apparemment simple ? (...) Parce que la société n’est pas dans un rapport de confiance avec les pouvoirs publics. Ces variations normatives interprètent la volonté populaire de n’accorder à la police qu’une compétence liée et d’inviter l’autorité judiciaire à s’en porter garante, ainsi s’allient l’aveugle et le paralytique“761. La légitimité est au fondement des institutions d’autorité en régime démocratique libéral. L’attention portée sur les textes qui viennent légitimer l’action policière traduisent l’état des relations entre la population et sa police.
C’est ainsi au niveau des référents juridiques de l’action policière que semble résider la tentative de réponse à de telles interrogations. Deux éléments, précisés dans nos développements précédents et qui nous ont conduit à en souligner l’importance dans l’action policière, nous permettent d’entreprendre une telle démarche : ce sont les notions de sécurité et d’apparence.
Pour approfondir notre analyse, il nous faut à présent évoquer les modalités juridiques de cette intervention policière à l’égard des minorités.
En général, la police semble se représenter le public “moins bien” qu’il n’est en réalité. V. Royal Commission on the Police, 1962, Cmnd. 1728 (HMSO) ; et W. Belson, Public and the Police , Harper § Row, 1975, cité par J. Alderson, op. cit., p. 66.
Ibid.
A. Westley, Violence and the Police- A sociological Study of Law, Custom and Morality, 1970 ; cité par Cl. Journès, in J.J. Gleizal et alii, op. cit.
J.H. Skolnick, Justice without trial, 1966, cité par Cl. Journès, in J.J. Gleizal et alii, op. cit..
J.C. Monet, “Police et inégalités sociales”, in Regards sur l’actualité, janv.1986, N°117, La Doc. Franç., p. 14 ; souligné par nous.
P. Napoli, “ “police” : la conceptualisation d’un modèle juridico-politique sous l’Ancien régime”, Droits, n° 21, PUF,1995, p. 158.
E. Heilmann, Des herbiers aux fichiers informatiques: l’évolution du traitement de l’information dans la police, Thèse sciences de l’information et de la communication, Strasbourg, 1991, 226 p.
Le mot ”ordre” du latin ordinare, c’est-à-dire “mettre en rang”, “arranger”, “régler”, “disposer en ordre régulier”, V. F. Gaffiot, Dictionnaire -Latin français, 1983, p. 1090.
V. L’article 2 du décret n° 91-1051 du 14 oct.1991 réglementant les fichiers et traitements automatisés des fichiers des Renseignements Généraux autorise la gestion des “signes physiques particuliers, objectifs et inaltérables comme éléments de signalement (...)” ; J.O du 15 oct. 1991. ;A.L.D ., N° 8, 23/4, 1992, pp. 73-81 ; cet article 2 déroge ainsi aux articles 31 et 45 de la loi du 6 janv.1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, qui interdisent de ficher les origines raciales, opinions politiques, philosophiques, religieuses, appartenance syndicale, moeurs... ; souligné par nous. Cette fameuse nécessité a récemment conduit à autoriser, pour lutter efficacement contre les violences urbaines, la mention explicite de la couleur de la peau dans les fichiers des RG de la PP. V. à ce sujet Rapport annuel de la CNIL du 7 juillet 1997. Notons enfin, selon le syndicat des commissaires (SCHFPN), que dans “le signalement de suspects, ou de ceux qui leur apportent leur concours, en matière de terrorisme ou de violence urbaine, la mention de la race est nécessaire ”, cité par E. Inciyan, Le Monde du 10 juillet 1997, p. 32. Souligné par nous.
De janvier 1993 à juin 1994 sur les 11 victimes de violences policières, 7 ont une origine ethnique non-européenne, V. Amnesty international, “Coups de feu, homicides et allégations de mauvais traitements de la part d’agents de la force publique”, 12 oct. 1994, Réf. EUR 21 / 02 / 94-(N), 350-526.
L. Dumont, Essais sur l’individualisme- Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983 ; où l’auteur, reprenant les idées d’A. de Tocqueville, semble établir un lien intrinsèque entre l’individualisme libéral et le racisme.
J. Rivéro, op. cit., 1978, p. 57.
P. Maynial, op. cit., p. 36.
P. E. Comte, op. cit., p. 110.
P. Maynial, op. cit.