Sous-section 2 : La condition de nationalité

La notion d’égal accès des citoyens aux emplois publics a récemment subi une interprétation plus ouverte du Conseil constitutionnel, sous l’influence il est vrai là encore de la jurisprudence européenne. La fonction publique de l’Etat est ouverte aux candidats des Etats membres1768. En ce sens, les concours du ministère de l’Intérieur tendent à s’ouvrir également aux candidats des Etats de la Communauté européenne1769. Le recrutement dans la fonction publique policière, fonction régalienne par excellence, exige en principe des candidats la possession de la nationalité française, au contraire par exemple d’autres emplois publics. L’intérêt malgré tout d’une réflexion sur cette condition statutaire1770, rendue désormais plus souple voire parfois caduque pour certaines fonctions publiques, est de montrer la conception qu’ont les organes communautaires des fonctions publiques nationales. La vision du juge communautaire n’est pas sans effet sur une approche qui se fait plus pragmatique des emplois dans la police.

Le traité de Rome du 25 mars 1957 pose, en son article 48 § 4, le principe de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité dans la circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté. Le principe de libre circulation des personnes est ainsi reconnu. Ce principe exclut toutefois les emplois dans l’administration publique et les activités participant, à titre occasionnel ou non, à l’exercice de l’autorité publique. Les notions d’ “administration publique” et d’ “autorité publique” diffèrent selon les droits nationaux des Etats de l’Union. La Cour de Justice des Communautés Européennes (ou CJCE) est venue préciser, en les harmonisant, ces différentes notions. Dans une décision en date du 17 décembre 1980, la CJCE limite cette exclusion aux seules fonctions qui comportent une participation “directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique ou à la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques“1771

Retenons ici que le raisonnement du juge communautaire consiste à privilégier une conception fonctionnelle et non pas organisationnelle des emplois publics, ce qui tend à rejeter les définitions nationales de la fonction publique. Cette démarche, qui n’exclut pas totalement l’aspect organique de l’activité administrative1772, est due semble-t-il au souci d’harmonisation des droits nationaux de la fonction publique. Retenir les activités concrètes ou emplois permet à une telle démarche d’aboutir. Cette jurisprudence, qui sera également appliquée à la France1773, a une répercussion importante sur la conception classique de la fonction publique française saisie en général à travers le système rigide de corps. C’est désormais l’analyse des emplois exercés de manière concrète qui va déterminer l’ouverture ou non de la fonction publique aux ressortissants de l’Union. Cette importante jurisprudence communautaire a conduit le législateur à ouvrir la fonction publique de l’Etat aux ressortissants de l’Union.

La loi du 26 juillet 1991 dont le titre premier introduit un article 5 bis dans le statut général de 1983, vient ainsi consacrer cette évolution jurisprudentielle. Aux termes de cet article, le recrutement des ressortissants des autres Etats de l’Union est permis dans les corps, cadres d’emplois et emplois dont les attributions “sont séparables de l’exercice de la souveraineté” ou bien “ne comportent aucune participation directe ou indirecte à l’exercice de prérogatives de puissance publique de l’Etat ou des autres collectivités publiques“1774

Le juge constitutionnel français est venu confirmer, dans son examen de la conformité du texte à la Constitution1775, et qui deviendra la loi du 26 juillet 1991, que la condition de nationalité n’est plus opposable aux ressortissants des autres Etats de l’Union. L’article 6 de la Déclaration, qui énonce le principe d’égal accès des citoyens aux emplois publics, ne doit désormais plus être interprété, précise le juge, comme “réservant aux seuls citoyens ” la mise en oeuvre de ce principe1776.  La jurisprudence européenne a infléchi le principe de la nationalité en ne le rendant applicable que pour certaines catégories d’emplois dont les attributions consistent à exercer, de manière directe ou indirecte, la souveraineté de l’Etat ou les prérogatives de puissance publique de l’Etat. 

C’est ainsi que certaines catégories d’emplois ne demeurent accessibles qu’aux seuls candidats français, il en est notamment ainsi dans l’accès aux différents corps des services actifs de la police nationale1777. Etant toutefois précisé, comme le souligne M.R. Chapus, qu’ “il n’est pas exclu que, dans ces secteurs mêmes, certains emplois, non “spécifiques“, soient ouverts aux ressortissants des Etats membres des communautés“1778.

Le statut de la fonction publique policière, tout en s’inscrivant dans le cadre du statut général, exige, comme le précise l’article 4 du décret du 9 mai 1995 fixant les dispositions communes applicables aux fonctionnaires actifs des services de la police nationale, la possession de la nationalité française1779. L’apport essentiel de la jurisprudence européenne, ajoutée à celle précédemment analysée et relative à la disparition des quotas de femmes dans la police, est la conception fonctionnelle retenue par les juges dans l’application tant du principe de non-discrimination sexuelle que celui de la possession de l’état de Français dans l’accès à la fonction publique de l’Etat1780.

L’effet de cet état du droit n’est pas négligeable sur le fonctionnement de l’institution policière, en particulier dans le domaine du recrutement. La police est en effet concernée par cette évolution jurisprudentielle communautaire, en particulier, comme le montre l’Arrêté ministériel du 8 juillet 1996, à travers la reconnaissance des équivalences de diplômes pour l’accès aux fonctions de commissaire et de lieutenants de police1781.

Certes la nouvelle organisation policière issue de la loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité est en partie due au concept général de sécurité. La structure des corps, qui est un facteur de rigidité, a ainsi été récemment modifiée, en particulier par une fusion des corps existants, en vue d’assouplir l’action policière par une réorganisation plus efficace des services actifs. Cette nouvelle définition des corps semble se fonder sur une définition plus concrète des tâches policières, ce qui à terme tend à ouvrir certains emplois de police à des candidats qui connaissaient jusque là une difficulté d’accès. 

L’exemple du recrutement des femmes dans la police illustre, malgré la difficulté de principe d’ouverture à cette catégorie sociale, le fait que l’accès des femmes est rendu nécessaire afin que l’institution soit implicitement plus représentative de son public. Ce type de recrutement prend bien en considération la qualité, à savoir ici le sexe des candidats. La réticence du droit français de la fonction publique policière a pris officiellement fin avec l’intervention du juge européen, un système de quota qui ne disparaît de manière effective qu’en 1992.

Retenir la notion plus concrète et souple d’emploi, et en rejetant par conséquent celle par trop rigide de corps, permet à terme de rendre moins difficile l’accès à certaines fonctions de police. La conception fonctionnelle et non pas organisationnelle des fonctions publiques nationales que retient le juge européen amoindrit quelque peu la condition de nationalité jusque là exigée pour accéder aux emplois publics. Certes, la police n’est pas concernée de manière directe par la jurisprudence communautaire et n’a dès lors pas à modifier la règle de recrutement de ses agents. Etant un service de souveraineté et de puissance publique de l’Etat, la police n’est pas concernée par cette évolution jurisprudentielle initiée par le juge européen. L’apport essentiel toutefois est que la notion d’emploi appelle une vision plus concrète des tâches accomplies par les agents. Le raisonnement qui s’appuyait jusque là sur la rigidité du système de corps et qui pouvait justifier l’exclusion de certains candidats, semble désormais perdre de sa pertinence voire de sa valeur. La modernisation de l’Etat et partant de sa police ne peut pas ne pas passer par une remise en cause du statut de la fonction publique, et notamment pour ce qui est de l’institution policière, à travers la mise en oeuvre, au moyen de mesures concrètes et pragmatiques, des règles générales de recrutement.

Il nous semble ainsi que la situation juridique des fonctionnaires des services actifs de la police nationale, retracée ici dans ses grandes lignes, modifie l’appréhension de la question du recrutement spécifique au sein de l’institution.

Ce nouvel état du droit n’a pas été sans avoir suscité un certain souci d’ouverture, nécessité le plus souvent par des situations concrètes vécues par les agents de police. L’action policière dans certains territoires ne va semble-t-il pas sans une interrogation sur le recrutement des catégories de personnes dont l’origine sociale et ethnique font qu’elles sont placées dans un rapport souvent difficile ou sont en conflit latent avec l’institution.

Notes
1768.

V. ainsi Circulaire FP n° 1822 du 4 octobre 1993 relative aux conditions d’accès autres que la nationalité aux corps de la fonction publique française ouverts aux ressortissants des Etats membres de la Communauté européenne, Bulletin Officiel du Premier ministre, n° 93. V. égal. le Décret n° 94-741 du 30 août 1994 relatif à l’assimilation, pour l’accès des concours de la fonction publique de l’Etat, des diplômes délivrés dans d’autres Etats membres de la Communauté européenne

1769.

V. Arrêté du 8 juillet 1996 fixant la liste des concours de la direction générale de l’administration du ministère de l’Intérieur pour lesquels il est institué une commission destinée à se prononcer sur l’assimilation aux diplômes français des diplômes délivrés dans un autre Etat membre de la Communauté européenne, JO du 18 juillet 1996, p. 10869 ; et l’Arrêté du 13 décembre 1996 instituant au sein du ministère de l’Intérieur une commission destinée à se prononcer sur l’assimilation aux diplômes français des diplômes d’un autre Etat membre de la Communauté européenne, JO du 4 janvier 1997, p. 166.

1770.

Rappelons, pour mémoire, que l’art. 5 de la loi du 13 juillet 1983 précité disposait jusque là que “Nul ne peut avoir la qualité de fonctionnaire : 1 )) s’il ne possède la nationalité française“.

1771.

CJCE 17 déc. 1980 Commission c./ Royaume de Belgique, Aff. 149/79, AJDA 1981, p. 137, note J. Boulouis (emploi dans les chemins de fer). L’exception de nationalité ne joue selon la Cour que “si les emplois en cause sont ou non caractéristiques des activités spécifiques de l’administration publique et de la responsabilité pour la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat“.

1772.

R. Chapus, op. cit., p. 129, n. 151-2 °, note que “selon la jurisprudence de la Cour de justice et en conséquence de l’acception “fonctionnelle“ qu’elle estime devoir donner à cette expression, qui a cependant une signification aussi “organique “ que possible (souligné dans le texte ), sont uniquement visées par le traité les “activités spécifiques “ de l’administration”.

1773.

CJCE 3 juin 1986 Commission c. / République française, AJDA 1987, p. 44, note J. Arrighi de Casanova ; D. 1986, p. 453 ; LPA 24 sept. 1986, p. 12, note A. Holleaux (emploi dans les hôpitaux) . L’exigence de la nationalité dépend de la définition à donner à la notion d’emploi dans l’administration publique, étant toutefois précisé ici que pour la Cour il est indifférent que ces emplois soient occupés par des fonctionnaires ou des contractuels.

1774.

L’article 5 bis ajouté à la loi de 1983 relative au statut général par la loi du 26 juillet 1991, est ainsi rédigé : “Les ressortissants des Etats membres de la Communauté économique européenne autres que la France ont accès, dans les conditions prévues au statut général, aux corps, cadres d’emplois et emplois dont les attributions soit sont séparables de l’exercice de la souveraineté, soit ne comportent aucune participation directe ou indirecte à l’exercice de prérogatives de puissance publiques de l’Etat ou des autres collectivités publiques”.

1775.

Décision du 23 juillet 1991, JO du 25 juillet 1991, p. 9854 et s.

1776.

Décision du 23 juillet 1991, ALD 1992, p. 67, chr. X. Prétot ; D. 1991, p. 617, note L. Hamon ; LPA 6 sept. 1991, p. 4, note C. Houteer ; RDP 1991, p. 1499, note F. Luchaire ; RFDC 1991, p. 699, note P. Gaïa.

1777.

En plus de la police, il faut également mentionner l’armée, la magistrature administrative et judiciaire, les administrations centrales et les services fiscaux, les préfectures et enfin la diplomatie. En dehors de ces exceptions on estime à 80 % les emplois publics de l’Etat désormais ouverts aux ressortissants de l’Union européenne. V. R. Chapus, op. cit., p. 131.

1778.

Ibid.

1779.

Décret n° 95-654 fixant les dispositions communes applicables aux fonctionnaires actifs des services de la police nationale dont l’Art. 4 de la Section I intitulée “Recrutement“ dispose “Outre les dispositions générales prévues par l’article 5 de la loi du 13 juillet 1983 susvisée et les conditions spéciales prévues par les statuts particuliers, nul ne peut être nommé à un emploi des services actifs de la police nationale ; 1° S’il n’a pas la nationalité française ; 2° S’il n’est pas reconnu apte, après examen médical effectué par le médecin agréé de l’administration, conformément au décret n° 86-442 du 14 mars 1986, à un service actif de jour et de nuit ; 3° Si sa candidature n’a pas reçu l’agrément du ministre de l’intérieur”.

1780.

Pour une analyse plus approfondie qui ne peut être menée ici, V. l’étude pertinente de J.C. Froment, “De la valorisation de la conception fonctionnelle de la fonction publique à son institutionnalisation (loi du 26 juillet 1191), RDP, 1996, pp 1117- 1146.

1781.

Arrêté du 8 juillet 1996 fixant la liste des concours de la direction générale de la police nationale pour lesquels il est institué une commission destinée à se prononcer sur l’assimilation aux diplômes français des diplômes délivrés d’un autre Etat membre de la Communauté européenne, JO du 18 juillet 1996, p. 10869, dont l’article premier dispose que les concours d’accès aux emplois de la direction générale de la police nationale pour lesquels est compétente la commission instituée au sein du ministère de l’Intérieur conformément au décret du 30 août 1994 susvisé sont notamment ceux de commissaire de police et lieutenant de police.