Sous-section 3 : La légitimité d’un recrutement ethnique en question

A ce niveau de réflexion, il nous paraît opportun de relever les risques d’un recrutement policier de type ethnique, qu’il soit reconnu de manière explicite, pour ce qui de l’expérience anglaise, ou de manière plus subtile ou implicite, pour ce qui est du cas français.

D’abord, l’idée de base qui semble fonder le recours à ce type de recrutement est la représentativité de la police aux yeux du public qu’elle sert, et qui est par conséquent un moyen jugé efficace de recouvrer la légitimité de l’institution dans certains territoires d’insécurité, et indirectement auprès des minorités. L’accès de ces membres issus de ces catégories sociales, de par leur situation présente, nécessite le plus souvent l’attribution et la fixation de quotas pour l’accès à certains corps de police. Il en est notamment des corps de sécurité publique dont les missions sur la voie publique sont accomplis par les agents de base. Ce sont ces quotas, qu’ils soient explicitement reconnus ou non, qu’il s’agit un tant soit peu de faire respecter au regard de l’objectif louable de représentativité du public au sein de la police. 

Le risque majeur est que la poursuite d’un tel objectif est susceptible de porter préjudice à la compétence de certains agents de police issus des minorités : le système de quota tend à stigmatiser ces candidats dont la réussite aux fonctions de police peut être portée au crédit de leur seule appartenance ethnique. L’effet pervers d’une telle démarche, qui se veut généreuse et ouverte à ces catégories qui sont souvent perçues de manière négative par la police, risque de renforcer cette distance avec l’institution, et risque à terme d’accréditer l’idée selon laquelle ces individus ne sont décidément pas fait pour les métiers de police1871. A cet égard, l’expérience anglaise est instructive à plus d’un titre.

Certains rapports officiels1872 soulignent ainsi que le recrutement ethnique n’a pas répondu, loin s’en faut, ni satisfait toutes les espérances des autorités policières, et notamment celles tenant à la légitimité de l’action de la police à l’égard des minorités. Soit que la reconnaissance pleine et entière de la compétence des agents de couleur est difficilement compatible avec une réussite en grande partie due au système de quota, soit, et c’est plus grave, que la relation parfois tendue entre ces agents et leurs compatriotes, qui les perçoivent parfois non comme des agents de police mais de la police, ne fait qu’aggraver ou lieu d’améliorer, les relations entre l’institution et le public en général, et ici les minorités en particulier. Cette difficulté majeure met en avant un problème de fond.

Ce type de recrutement semble s’opérer au seul profit de l’institution en mal de légitimité à l’égard de ce public spécifique. Cette démarche est fondamentalement limitée car elle ne recourt qu’à la seule apparence visible de l’action policière. Il ne faudrait pas qu’une telle politique de recrutement symbolique occulte le problème de fond qui est celui du contrôle démocratique de l’institution et le contrôle des pouvoirs juridiques des agents de police, et notamment dans le cadre de son action à l’égard, de ce qui est communément appelé, les groupes minoritaires visibles1873 . Il nous semble qu’il s’agit là d’un préalable, qui paraît à l’analyse incontournable, pour que l’accès aux corps de police soit attractif pour les personnes en relation souvent conflictuelle avec l’institution. La confiance passe avant tout par une protection effective de ces personnes souvent victimes de harcèlement ou d’acte de violence à caractère racial, mais également par un traitement pénal un tant soit peu égalitaire de tout policier jugé auteur ou complice d’atteinte grave à la personne, à l’instar de toute infraction pénale commise par tout citoyen ordinaire.

La police française semble à l’heure actuelle tentée par la démarche de recrutement en vigueur dans la police anglaise. L’exemple britannique, une fois mis en oeuvre, devrait pourtant l’en dissuader pour se garder d’une telle dérive. La France a en ce domaine un avantage, celui de la seule reconnaissance de la qualité de citoyen. En pratique, toutefois, des éléments en principe exclus par un tel concept entrent implicitement en compte dans l’accès aux emplois de police. Là encore, l’impératif de sécurité tant évoqué fait éclater maintes catégories juridiques jusque là bien assises dans le droit public, et en particulier celle de citoyen. Nous pouvons l’illustrer par l’instauration de recrutement spécifique, c’est-à-dire de manière inavouée de quotas. Une police républicaine ne doit pas demeurer au stade d’un simple voeu pieux, mais doit au quotidien trouver une traduction concrète pour tout citoyen, celle de le protéger par delà son apparence physique, et celle de rendre compte pour toute atteinte grave à l’intégrité de sa personne, ce quel qu’en soit l’auteur, et a fortiori lorsqu’il s’agit d’agent dépositaire d’une parcelle de l’autorité ou de la contrainte publique légitime. Il s’agit là du défi lancé à une police républicaine de sécurité dont les réponses possibles peuvent être à l’origine d’une solution à la crise de sa légitimité. Ne pas soulever ces problèmes fondamentaux et s’en tenir à un recrutement diversifié plus représentatif de la population, c’est courir le risque de laisser percevoir une telle volonté policière de rapprochement avec la population comme de “la poudre aux yeux“.

L’autre argument souvent avancé, pour justifier un recrutement policier de type sexuel et/ou ethnique, est que les agents qui en bénéficient seraient mieux à même de saisir le sentiment des victimes d’actes ou de violence à caractère sexuel et/ou racial. C’est ainsi, si l’on adopte une telle démarche, qu’à terme les actes de violence subis par la femme, qu’ils soient qualifiés de viol ou d’agression sexuelle voire de harcèlement sexuel, ainsi que les actes à caractère raciste ou xénophobe subis par certaines catégories de population désignées par leur apparence physique, se voient mieux pris en considération par l’institution policière. Un tel raisonnement semble se fonder sur l’idée selon laquelle des femmes policiers et/ou les policiers issus de ces groupes minoritaires, parce qu’ils sont mieux à même de ressentir ou d’avoir vécu ou rencontré dans leur entourage une telle atteinte à la personne en raison du sexe, de l’ethnie ou de la race de la victime, la police prendrait davantage la lutte contre de telles agressions au sérieux, et par conséquent inscrirait cet objectif comme une priorité de son action. Cela peut a priori , et dans une certaine mesure, se traduire au sein comme à l’extérieur de l’institution, par une prise de conscience de tels phénomènes. Mais, l’idée selon laquelle le recrutement des agents de police issus des minorités faciliterait la compréhension des comportements et des modes de vie de leurs semblables, et partant rendrait efficace l’action policière, trouve en fait peu d’écho dans la pratique et la réalité policière.

L’expérience anglaise montre ainsi qu’une telle démarche n’a pas fondamentalement changé la perception qu’a la police des membres issus de groupes minoritaires mais également, et c’est plus grave, celle de ses agents qui au sein de l’institution en sont originaires. L’organisation de syndicats de police regroupant les agents de couleur en est la traduction institutionnelle. Un constat assez identique peut être relevé en ce qui concerne les femmes policiers en France pour celles qui ont adhéré au syndicat de femme dans la police. Il demeure ainsi, dans le fonctionnement quotidien de l’institution, une spécificité policière ethnique et /ou sexuelle, au sens où certains agents trouvent parfois difficilement une certaine reconnaissance ou leur place dans l’institution. Un recrutement qui stigmatise leur seule apparence physique et/ou sexuelle semble perdurer ouvertement ou sournoisement au sein de l’institution, au détriment le plus souvent de leur compétence. Cette réalité révèle là encore les risques, voire les effets pervers, de toute démarche de recrutement qui se veut ouverte et généreuse à l’égard de certaines franges de la population1874. La discrimination “positive” est en effet un concept à double face : elle est positive pour celui qui en bénéficie, négative pour celui qui en est exclu1875. En d’autres termes, “une différenciation n’est donc discriminatoire que si elle conduit à accorder aux uns des “avantages” qu’elle refuse aux autres c’est-à-dire que la discrimination suppose un système de vases communicants qui sera d’autant plus visible dans un contexte de rareté (emplois, places, postes...)”1876.

Le problème de fond semble la contradiction qui existe entre ce recrutement spécifique affiché et la protection générale effectivement apportée à certains membres de la collectivité auxquels s’adresse en priorité un tel type de recrutement. Il faudrait lever cette contradiction pour voir admettre la démarche policière en matière de recrutement comme une volonté sincère de protection symbolique et partant légale des minorités.

Les difficultés rencontrées par la police anglaise doivent être ici saisies comme des garde-fous ou mieux comme une mise en garde à l’endroit de la police française tentée par une politique de recrutement qui, confrontée à “l’insécurité urbaine“, ou aux violences dites urbaines veut implicitement emprunter un chemin assez identique. C’est avant tout vers une police républicaine concrète vécue par tout membre de la collectivité, avec mise en jeu de la responsabilité de ses agents, au moyen à la fois d’un contrôle démocratique effectif de l’institution et de l’exigence d’une action policière impartiale de lutte contre la criminalité, mais également et surtout par son rôle de protection effective de toute personne, que la voie, fidèle en cela à l’article 12 de la Déclaration de 1789, doit être recherchée. Le respect et l’application effective du concept de citoyen, parce qu’il exclut par principe de définir tout individu par son ethnie, sa race, son sexe, voire sa religion, peut largement y contribuer. Il demeure toujours choquant de réduire tout individu à ces seuls attributs d’apparence au détriment le plus souvent de son être fondamental en tant que personne humaine. L’effectivité du concept de citoyenneté permet d’éviter une telle dérive. En ce sens, la police française détient, comparée à la police anglaise, une clef des plus avantageuses pour relever le défi ainsi lancé par notre société moderne qui est à la recherche de sa sécurité.

La formation policière à la question minoritaire est l’autre modalité à laquelle semble recourir l’institution pour recouvrer sa légitimité auprès de certaines catégories de population.

Notes
1871.

A.M. Le Pourhiet, art. cit., p. 523, écrit, fort justement que “les discriminations “positives” dans les recrutements locaux, publics ou privés, ont des effets pervers encore plus évidents et immédiats. En effet écartant la méritocratie au profit de critères de l’origine et dans certains territoires, de l’ethnie ou de la race (que l’on nie au niveau central mais que l’on revendique ouvertement au niveau local) ; les discriminations dites “positives” ont pour effet de retarder voire de rendre définitivement impossible l’égalité des chances”.

1872.

V. not. S. Holdaway, op. cit., 1991.

1873.

Nous faisons là référence à l’expérience intéressante de la police canadienne, où le terme de minorités visibles nous semble assez pertinent pour saisir une telle réalité, V. C.H.S Jayewardene, C.K. Talbot, La police et le recrutement minoritaire, Collège canadien de police, Canada, 1990, 79 p.

1874.

On peut estimer en effet, comme l’écrit A.M. Le Pourhiet, art. cit., p. 523, parlant des Zones d’Education Prioritaire, mais sa réflexion peut être étendue au recrutement, que “toute politique tendant à mettre en avant le critère de l’origine, au mépris des capacités et des talents, loin de favoriser l’égalité est au contraire, profondément discriminatoire ou d’inspiration franchement néo-coloniale, puisqu’elle revient à s’accommoder d’un droit à l’instruction (ou à toute autre prestation, mais la formation conditionne tout le reste) à deux vitesses”.

1875.

Ibid. p. 520.

1876.

Toutefois, certaines discriminations sont légitimes car fondées sur des différences qui ne prêtent guère à polémique : tel le congé maternité ou les primes d’allaitements accordées aux femmes. Ainsi, toute différence de traitement ne s’analyse pas forcément comme une forme de discrimination., Ibid. pp 520-521.