CONCLUSION GÉNÉRALE

Aux termes de notre étude, nous percevons la difficulté de clarifier les relations qui se développent à l’heure actuelle entre la police et les minorités. Une réflexion sous ce rapport, qui s’avère a priori chargée d’éléments passionnels, est facilitée par l’environnement juridique et social actuel.

L’objectif de notre recherche est de repérer, dans le droit positif, la traduction juridique d’un phénomène social, celui de la relation fréquente entre la police et les minorités. Le concept de sécurité, qui reste à déterminer, a fait son entrée dans le vocabulaire juridique, sous l’impulsion forte du législateur de 1995. Ce concept modifie le fonctionnement et l’organisation de l’institution policière, et partant de son droit. Ce concept se veut aussi une ouverture de la police à son public. A une police d’ordre doit se substituer une police proche qui est à l’écoute et tente de répondre au besoin de son public. L’ambition est d’instituer une police de proximité. Le droit de la police doit refléter cette “nouvelle police de sécurité proche”. L’analyse du droit de la police est une approche fructueuse pour découvrir la police et le droit auquel elle se réfère et qu’elle met en oeuvre ou applique. La police apparaît alors comme un “laboratoire” de modernisation de l’Etat de droit et donc du droit pratique car elle est censée réaliser le droit. Elle nous conduit alors à porter notre attention sur la réalisation du droit. Le contexte général depuis les années 1980 est propice à une telle étude de la relation juridique entre la police et les minorités.

Tout d’abord le contexte de tension et d’insécurité urbaine, conduit les autorités en charge de la police à intervenir par voie législative, réglementaire, mais, en matière policière, ce sont les circulaires ou encore les notes de service qui semblent privilégiées. Le recours fréquent à ces actes, qualifiés parfois de mineurs au regard de la hiérarchie normative classique, connaît un développement certain, suscité par le souci d’une adaptation et donc de l’efficacité de l’action juridique de la police. La notion de sécurité publique urbaine incite en effet à une approche différente du droit de la police des banlieues ou des inner-cities, c’est-à-dire là où la présence avec les minorités est fréquente.

Ensuite, nous semblons assister, depuis le début des années 1980 à un renouveau et à une réaffirmation de l’universalisme des droits fondamentaux, dont la base paraît être l’égalité de traitement. Le droit est perçu avant tout sous le prisme des droits de l’homme et libertés fondamentales. L’individu est au centre de ce dispositif de protection, comme le veut par ailleurs la tradition française républicaine.

La légitimité des Etats libéraux anglais et français se fonde sur leur capacité à assurer à tous, donc à tout individu sans distinction aucune, une égalité de traitement. L’institution policière, dont la mission première est le maintien de l’ordre public, c’est-à-dire la cohésion et la survie du corps social, doit refléter cette légitimité. Sa relation assez fréquente avec certaines populations, au cours d’incidents survenus sur des territoires de relégation, conduit à soulever la question de cette légitimité à partir d’une réflexion juridique sur les pouvoirs de la police et la protection de l’individu qu’elle est appelée à assurer, et ce notamment à travers la notion générale d’égalité de traitement.

Ce droit de la police comprend tout à la fois les pouvoirs juridiques des agents de police, qui se voient profondément modifiés par la diffusion puis l’inscription dans la loi de 1995 relative à la sécurité, de la notion fondamentale de sécurité. Ce droit de la police inclut également la protection juridique assurée par l’institution au profit d’un public spécifique, public potentiellement délinquant qui fait par conséquent l’objet d’une vigilance policière particulière. Cette contradiction apparente, à savoir les minorités en tant que catégorie délinquante potentielle, d’une part et, d’autre part, en tant que victime potentielle protégée contre certains actes à caractère raciste, trouve difficilement de nos jours une réponse policière adéquate.

Comment, en effet dans ce cadre, concilier la sécurité et les droits de l’homme ? La police n’intervient-elle pas au nom de l’ordre et de la sécurité et non principalement au nom du droit ? La relation entre la police et les minorités met en évidence ce difficile dosage entre l’exercice d’une bonne police et le souci des droits de l’homme. Police et droits de l’homme sont des éléments intrinsèquement incompatibles en soi. Cette relation révèle aussi voire surtout l’idée de l’obéissance à un ordre pas tant parce qu’il est établi que parce qu’il est juste. Le droit de la police se doit de refléter cette exigence.

Une tentative de solution à ce dilemme paraît être recherchée à travers cet effort qui consiste à rendre compatible à la fois un droit de la police efficace en particulier à l’égard de certaines populations potentiellement délinquantes, quitte parfois à rendre délicat voire impossible un contrôle institutionnel effectif à l’endroit des pouvoirs des agents de police de base, et, de l’autre, d’un droit de la police protecteur des victimes, notamment des victimes potentielles d’infractions ou d’agissements illégaux à caractère raciste ou xénophobe. Devant les limites d’un droit de la police, la déontologie policière poursuit cet effort de conciliation entre police et droits de l’homme.

Les priorités de l’action policière affichées dans certains territoires de relégation urbaine demeurent pour le moins difficiles à concilier. La perception souvent négative des minorités ethniques n’assure pas un droit anglais de la police respectueux de certains principes de droit que ceux-ci soient écrits ou non. La priorité française de lutte contre l’immigration irrégulière tend à porter l’attention des policiers à exercer leurs pouvoirs à l’égard de certaines catégories de population qui paraissent, à tort ou à raison, s’inscrire dans ce vocable à géométrie variable qu’est le terme “immigré”.

Une comparaison au niveau des textes et de la jurisprudence relativement à ces questions nous incite en effet à relever un rapport pour le moins disproportionné entre les pouvoirs octroyés aux polices des banlieues et des inner-cities et le contrôle institutionnel effectif opéré à l’endroit des pouvoirs juridiques des agents de la force publique. Soulignons également le faible intérêt institutionnel de devoir lutter plus efficacement contre le racisme et la xénophobie, en particulier dans sa phase de passage à l’acte violent ou meurtrier.

En Angleterre et en France, les droits légaux de contrainte de la police n’en sortent pas indemnes, et il est parfois loin des principes de droit à la pratique quotidienne. Le contrôle des pouvoirs des agents, faute de trouver une traduction concrète dans la pratique quotidienne des agents, ne rétablit qu’à la marge la tendance ici relevée.

Ce problème auquel est confrontée la police ne serait-il qu’un problème de relations avec les minorités ? De façon plus générale, le maintien de l’ordre ne (re)devient-il pas un simple problème de relation avec le public ? Ce sont là les quelques interrogations que soulèvent les relations entre la police et les minorités.

Nous constatons qu’en Angleterre les gens de couleur, notamment les Antillais, ou, plus généralement, les minorités de citoyenneté britannique, ne se voient pas accorder pleinement, malgré un statut juridique favorable, une reconnaissance sociale : la nationalité ne paraît pas suffire à garantir une telle reconnaissance, ce d’autant plus que l’acquisition de la nationalité du pays s’accompagne souvent de méfiance voire d’un certain paternalisme. Un constat somme toute assez proche peut être établi pour ce qui est de la France, constat particulièrement souligné par le Conseil d’Etat dans son rapport d’études de 1996 sur le principe d’égalité précité.

Le débat parlementaire souvent passionné voire passionnel sur le droit de la nationalité devrait en fait se situer sur un autre plan et surtout privilégier un discours portant sur la nécessité de lutter contre le racisme. Le statut de citoyen n’apporte pas suffisamment de garanties et de protection contre certaines formes de discrimination ou contre les attaques à caractère raciste. La citoyenneté n’implique pas toujours la jouissance pleine et entière des droits qui y sont liés. On peut être national et être privé des attributs habituels de la citoyenneté. Le risque est de voir s’instaurer une pratique citoyenne à différents niveaux ou degrés de jouissance de ces droits qui y sont rattachés. Un tel débat, parce qu’il reflète une réalité sociale vécue par certains citoyens, à savoir la lutte effective contre toute forme de discrimination raciale, ethnique et/ou sexuelle semble plus fondamental. Une telle question a ici son importance car elle a une implication forte sur la cohésion sociale mesurée par le maintien ou non de l’ordre public. C’est dans ce cadre de la lutte contre le racisme que les polices anglaise et française tendent à agir, et ce notamment dans le but essentiel de maintenir non seulement l’ordre public, dont elles ont en principe la charge, mais surtout leur légitimité auprès des minorités. L’ordre public libéral ne peut se maintenir au moyen de la seule force du droit et du droit de la force si la légitimité de l’action policière fait défaut. La légitimité des Etats anglais et français ne trouve pas son fondement dans le sentiment national ou l’identité nationale, mais davantage dans le fait d’assurer à chacun une égalité de traitement. C’est sur ce fondement que la légitimité de l’Etat moderne, et partant la légitimité de l’institution policière, est une condition essentielle au maintien et à la pérennité d’un certain ordre public libéral.

Pour améliorer la relation avec les minorités, la police tend à se soucier de la lutte contre le racisme, essentiellement dans sa dimension de passage à l’acte, ainsi qu’à privilégier un recrutement ouvert à cette frange de la population et enfin une formation policière qui inclut désormais la connaissance et l’étude des différentes populations présentes dans les territoires d’action de la police. Ce souci de protection légale ou symbolique de certaines catégories de population par la police doit être mis en rapport avec le contrôle exercé par l’institution à l’encontre de ses agents reconnus auteurs d’agissements illégaux ou d’atteintes graves aux droits de la personne. Ce contrôle institutionnel des pratiques policières déviantes permet en effet de mesurer la portée réelle d’une telle protection juridique.

Un recrutement policier ciblé sur les victimes potentielles de telles infractions et une connaissance plus précise de ces populations au moyen d’une formation à la question minoritaire semblent malheureusement loin d’apporter un point d’infléchissement devant le constat relevé ici. Cette disproportion ne semble en tout cas pas étrangère à l’interrogation suscitée à l’heure actuelle et relative à la légitimité de l’institution.

Il faut aussi pouvoir comparer le degré d’implication de l’institution policière dans la lutte contre la criminalité urbaine, à celui de la protection apportée aux individus qui appartiennent à des catégories de population le plus souvent perçues de manière négative. Cette perception négative, qui a souvent une influence sur l’exercice correct de la police, provient de l’appréhension ethnique du problème. Le risque d’une appréhension ethnique du problème est de figer certaines personnes dans leur statut social et juridique.

La race ou l’ethnie, ces deux termes semblent souvent synonymes en matière policière, sont des notions finalisées et artificielles. Réduire certaines catégories de personnes à leur apparence physique et à leur origine ethnique, c’est implicitement ou explicitement, les priver de leurs droits les plus élémentaires. Cette volonté, affichée ou plus discrète, de racialiser la relation entre la police et certaines franges de la population, ne paraît viser que le seul intérêt de l’institution d’autorité, celui de recouvrer sa légitimité, sans laquelle, en régime démocratique, il n’y a pas de police efficace. C’est ce souci qui semble se dégager de l’étude des relations jugées difficiles entre la police et certaines populations marquées du sceau de l’infériorité ou de la relégation.

Le problème de fond n’est pas la constitution a priori de minorités, mais le risque de constitution de minorités a posteriori, c’est-à-dire lorsque des discriminations s’opèrent en privant ainsi un individu puis certaines catégories d’individus de leurs droits les plus élémentaires pour un motif illégitime. Une généralisation de ces discriminations à l’échelle de la société peut conduire à la constitution de minorités. Une telle approche explique en partie les relations fréquentes entre la police et certains groupes sociaux : le désintérêt à l’égard de la discipline sociale, symbolisée par la loi pénale, est la manifestation des discriminations subies qui figent les statuts sociaux et partant juridiques.  C’est sur cette lutte contre toute forme de discrimination et de violence raciale que l’attention et la réflexion des pouvoirs publics, et partant l’effort de la police, doivent porter.

La loi pénale, dont l’application incombe à la police, est fortement marquée d’une dimension éthique car elle reflète les valeurs fondamentales que se donne la société. Les valeurs de droits de l’homme sur lesquelles sont fondées aujourd’hui les sociétés anglaise et française exigent, pour le maintien de leur cohésion et la préservation de leur ordre public démocratique, une police éthique et non ethnique.

Pour recouvrer un tant soit peu la légitimité de l’institution policière, le droit de la police de sécurité, pour refléter la morale de l’Etat de droit que sont les droits de l’homme, doit avant tout instituer une réelle police de droit et non se limiter à la seule force. Le droit de la force doit être intimement lié à la force du droit. Le droit de la police doit ainsi s’organiser autour de cette idée fondamentale à savoir qu’on obéit à un ordre parce qu’il est juste et non pas tant parce qu’il est établi. Tel est le défi lancé à l’institution libérale dans sa relation avec le public, notamment lorsque ce dernier est représenté ou perçu par la police de manière négative.