première Partie
l’“ Arme Sans Nom ”

Dans la comédie de L’Homme dangereux, qu’il livre au public en 1770, Palissot met en scène un personnage d’imprimeur-libraire qu’il baptise significativement M. Pamphlet. Mais il fait également office de colporteur, à en juger par la scène 11 de l’acte III, au cours de laquelle il propose à Oronte, à Dorante et à Julie quelques-uns de ses écrits clandestins :

M. PampHLET à Julie, pendant qu’Oronte parcourt le Mémoire avec différens signes d’étonnement.
Madame voudrait-elle acheter des brochures ?
J’en ai, selon les gens, de pures & d’impures.
Tout cela se vend bien ; mais j’ai sous le manteau
De petits vers gaillards d’un genre assez nouveau.
à Dorante.
Monsieur en voudrait-il ?
DORANTE.
Non, je vous remercie.
M. PampHLET.
Je vais donc vous montrer une autre facétie.
Il tire une brochure d’une des joues de sa perruque, & la donne à
Dorante.
J’ai cru devoir user de ces précautions.
La police a partout de nombreux espions25.

Outre le fait qu’elle nous plonge au coeur du commerce des ouvrages clandestins, cette scène révèle la confusion qui semble présider à leur dénomination, puisque le même type de textes peut être successivement désigné comme une « brochure » ou encore une « facétie ». Si l’on en croit toujours Palissot, cette confusion est en partie entretenue par les discours trompeurs des philosophes, qui espèrent peut-être « donner le change au public » en jouant sur les mots. Dans les Petites Lettres sur les grands philosophes qu’il rédige en 1757, Palissot accuse en effet ses adversaires de « donner le change au public, en réunissant sous une même idée les noms de critique, de satyre, de personnalité, de libelle » : « à force de crier à la persécution, on devenait effectivement persécuteur, & l’intolérance, incommode par-tout ailleurs, allait se placer dans le sanctuaire des Muses26 ».

Or, force est de constater que de telles incertitudes dans l’emploi des termes se retrouvent non seulement dans les témoignages de l’époque, mais aussi, souvent, dans le discours critique moderne, lorsqu’il est question de ces “ petits textes ”27. C’est pourquoi il nous apparaît nécessaire de mettre un peu d’ordre dans cette constellation de termes employés pour désigner cette “ arme sans nom ” qui suscite une réprobation générale, mais qui, au sens propre, n’a pas de nom parce qu’elle en a trop.

Nous commencerons cette étude en lui en donnant un, celui de « pamphlet », qui fait partie des multiples mots ordinairement utilisés pour désigner les textes de notre corpus. Ce terme est en effet attesté en langue au cours de notre période, et nous lui consacrerons naturellement un article. Mais s’il tend à s’imposer dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, les témoignages indiquent aussi que nos textes sont aussi évoqués sous l’appellation générique de « brochure », de « facétie », de « libelle » ou encore de « satire », autant de termes dont il s’agirait de préciser la signification et les traits définitoires spécifiques. Nous consacrerons également un article à la « critique » et à la « réfutation », qui relèvent de genres périphériques, et qui nous serviront, dans une sorte de contrepoint, à mettre en évidence ce qui les distingue des textes polémiques28 qui nous intéressent.

Le point de départ de chacun de ces articles réside dans l’analyse des définitions proposées dans une série de dictionnaires, dont les éditions s’étendent sur une période qui englobe largement les vingt années que couvre notre corpus 29. Afin de préciser le sens des mots au cours des années 1750-1770, nous avons également pris en considération certaines des occurrences que nous avons relevées dans les sources qui nous ont servi à établir notre base documentaire30, et parfois dans les textes polémiques eux-mêmes. Ces occurrences, qui sont naturellement souvent partiales, et ne sauraient par là constituer des références objectives, nous ont cependant paru nécessaires notamment pour illustrer les connotations qui s’attachent à l’emploi de certains termes. Nous avons enfin exploité la base de données Frantext pour la période 1750-1770, qui permet d’avoir accès à des occurrences issues de textes de genres différents (traités, romans, périodiques), couvrant sans disproportion flagrante l’ensemble de ces vingt années. Nous nous sommes toutefois gardé de toute enquête de nature statistique, qui ne pouvait qu’être contestable, dès lors que nous ne maîtrisions pas dans le détail la constitution du corpus de référence. Nous avons du reste le plus souvent utilisé ces occurrences issues de Frantext à titre de compléments, en particulier lorsqu’un exemple se signalait par sa situation originale par rapport à ceux que nous avions répertoriés dans nos propres relevés.

Nous choisissons de présenter le résultat de cette approche préliminaire sous la forme d’un dictionnaire, non pas tant pour sacrifier à l’engouement des hommes des Lumières pour ce genre d’ouvrages, que parce que cette forme offre l’avantage de faire ressortir avec clarté la signification de chacun des termes, dans sa diversité mais aussi dans son évolution éventuelle. Une approche plus thématique eût fait encourir à cette étude le risque de la dispersion, voire de la confusion. Nous dresserons, à la fin de cette enquête, un bilan orienté dans une perspective problématique, qui s’efforcera de mettre en relation certaines conclusions éparses dans les différents articles, et qui nous permettra alors de lancer des axes d’investigation que nous exploiterons dans la suite de notre étude.

Notes
25.

 L’Homme dangereux, III, 11, pp. 100-101.

26.

 Petites Lettres sur les grands philosophes, p. 6.

27.

 À titre d’exemple, lorsqu’il évoque l’offensive des anti-philosophes dans la période qui suit l’attentat de Damiens, Jacques Proust déclare que « les brochures, les libelles, les pamphlets clandestins se multipliaient » : Giry de Saint-Cyr est l’auteur d’une « satire » publiée dans le Mercure de France sous le titre de Premier Mémoire sur les Cacouacs ; un « second pamphlet » paraît alors, intitulé Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, rédigé par Jacob-Nicolas Moreau, vite relayé par un autre « pamphlet » de l’abbé de Saint-Cyr, le Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs (L’Encyclopédie, pp. 60-61).

28.

 Nous n’avons pas consacré d’article au mot « polémique », qui n’est à notre connaissance jamais employé pour désigner le texte d’un pamphlet. En revanche, le terme est essentiel pour rendre compte du mode de développement des querelles littéraires de notre corpus, en particulier par les parentés qu’il suppose avec le lexique de la guerre. Sur cette question, voir notamment l’article de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions » (dans Le Discours polémique, P.U.L., 1980, pp. 3-40) et, pour une analyse plus spécifiquement centrée sur les textes d’Ancien-Régime, la conclusion de Jean Mesnard (Traditions polémiques, Cahiers V.-L. Saunier, 2, pp. 127-129).

29.

 Nous avons consulté le Dictionnaire universel de Furetière (1690), le Dictionnaire de l’Académie (éditions de 1694 et de 1762), le Dictionnaire de Trévoux (édition de 1752), le Dictionnaire d’Émile Littré, ainsi que le Trésor de la Langue Française.

30.

 Pour le détail de ces sources, voir notre introduction.