Brochure

Le substantif « brochure », qui renvoie à la composante matérielle et éditoriale d’un texte, n’est attesté ni dans le Dictionnaire universel de Furetière, ni dans l’édition de 1694 du Dictionnaire de l’Académie. On le rencontre en revanche dans l’édition de 1752 du Dictionnaire de Trévoux, au sens de « petit livre relié de papier blanc, de papier de couleur, ou de papier marbré ». La définition est naturellement étroitement dépendante de celle donnée pour le verbe « brocher », présenté comme un « terme de Relieur » :

‘C’est plier, coudre un livre, & le couvrir simplement de papier blanc, ou de couleur, ou marbré. Brocher signifie proprement coudre seulement les feuilles d’un livre, & ne le couvrir que de papier. [...]. Brocher, proprement ne se devroit dire que des livres qu’on ne fait que percer d’une broche, pour y passer un fil, sans en coudre les feuilles l’une après l’autre, & les relier. Car c’est là proprement brocher. Mais de-là on l’a transporté à tous ceux que l’on couvre seulement de papier, de quelque maniére que ce soit qu’on en joigne les feuilles l’une à l’autre.’

Le Dictionnaire de Trévoux fait donc état d’une première évolution de sens : le verbe qui, au sens « propre », faisait référence à une technique de reliure, en vient à désigner, « de quelque maniére » que l’on « joigne les feuilles l’une à l’autre », un procédé d’édition qui consiste à « couvrir seulement » un livre « de papier ».

L’Encyclopédie reprend cette idée, et ajoute un critère supplémentaire, relatif au format du texte : « On donne ordinairement le nom de brochure à un livre non relié, mais dont les feuilles ont été simplement cousues & couvertes de papier, & dont le volume est peu considérable ». Le Dictionnaire de Trévoux donnait déjà pour synonyme de « brochure », une « petite feuille volante ». On peut toutefois considérer que si le mot « feuille », tout comme le mot « brochure », définit aussi le texte par sa présentation matérielle, il existe entre les textes qu’ils désignent respectivement une différence de taille, la « feuille » étant d’une dimension plus réduite que la « brochure ». C’est ainsi, par exemple, que Grimm présente les Anecdotes sur Fréron comme « une très petite feuille31 ». Signalons néanmoins que la distinction devient plus floue lorsqu’un même texte, en l’occurrence le Catéchumène, se trouve successivement défini comme une « feuille qui n’a que trente-quatre pages d’impression », puis comme une « brochure32 ». En outre, le mot « feuille » tend à se spécialiser pour désigner un article publié dans un périodique. Il est ainsi question des « feuilles » que Fréron fait paraître dans l’Année littéraire ; Grimm emploie d’ailleurs fréquemment le terme « feuilles33 » pour qualifier sa Correspondance littéraire.

La dimension réduite du texte est cependant à nouveau retenue comme une caractéristique de la « brochure » dans l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie : il s’agit d’un « petit ouvrage de peu de feuilles ». C’est par exemple ce qu’indique le sous-titre donné aux VII Quand, rédigés par Pompignan en 1760, que l’auteur présente comme une « brochure très-courte & très-intéressante », et qui ne comporte en effet que onze pages imprimées. Le critère apparaît en revanche moins pertinent lorsqu’on s’intéresse à La Wasprie, qualifiée également de « Brochure34 » par son auteur, mais qui se développe sur plus de deux cents pages35. Cet exemple pourrait bien être l’indice d’une nouvelle évolution du sens du mot « brochure » sur laquelle nous reviendrons.

Le terme se rattache donc, à l’origine, à la présentation matérielle du texte, ce qui n’est pas sans incidences sur les modalités de sa diffusion, comme l’indiquent certaines des occurrences que nous avons relevées. On se souvient en effet que Palissot met en scène, dans sa comédie de L’Homme dangereux, un personnage d’imprimeur-libraire qu’il appelle « M. Pamphlet ». Toujours dans le domaine de la fiction, ajoutons que le personnage principal du Colporteur de Chevrier, dont la profession donne son titre à l’ouvrage, se nomme significativement « M. Brochure ». Il est enfin question des « mille et une brochures qu’on débite journellement dans le renommé village de Paris », au début du Rescrit de l’empereur de la Chine :

‘NOUS l’empereur de la Chine, nous sommes fait représenter dans notre conseil d’État les mille et une brochures qu’on débite journellement dans le renommé village de Paris, pour l’instruction de l’univers. Nous avons remarqué, avec une satisfaction impériale, qu’on imprime plus de pensées, ou façons de penser, ou expressions sans pensées, dans ledit village situé sur le ruisseau de la Seine, contenant environ cinq cent mille plaisants, ou gens voulant l’être, que l’on ne fabrique de porcelaines dans notre bourg de Kingtzin sur le fleuve Jaune, lequel bourg possède le double d’habitants, lesquels ne sont pas la moitié si plaisants que ceux de Paris.’

Dans cette entrée en matière fort ironique, Voltaire insiste sur la multiplication des « brochures », débitées « journellement », à travers une comparaison et un jeu sur les proportions qui délivre aussi une leçon de relativité : bien que le « village de Paris » soit deux fois moins peuplé que le « bourg de Kingtzin », on imprime plus de brochures sur les bords de la Seine qu’on ne fabrique de porcelaines sur les rives du fleuve Jaune ! Or si le nombre de ces « brochures » s’explique sans doute par la facilité avec laquelle on les écrit et on les diffuse, dans un tel contexte, le terme « brochure » en vient aussi à désigner, par un glissement métonymique, les « pensées, ou façons de penser, ou expressions sans pensées » qu’elles véhiculent « pour l’instruction de l’univers ». Ce que confirme l’exemple que Voltaire développe par la suite, lorsqu’il prend pour cible la « brochure de notre amé Jean-Jacques », qui a pour titre Extrait du projet de paix perpétuelle :

‘Nous avons lu attentivement la brochure de notre amé Jean-Jacques, citoyen de Genève, lequel Jean-Jacques a extrait un Projet de paix perpétuelle du bonze Saint-Pierre, lequel bonze Saint-Pierre l’avait extrait d’un clerc du mandarin marquis de Rosny, duc de Sully, excellent économe, lequel l’avait extrait du creux de son cerveau36.’

Au-delà de l’intention satirique qui apparaît à travers l’effet burlesque qui résulte de ces “ extractions ” en série, et qui vise à couvrir de ridicule la « brochure » de Rousseau, c’est aussi, semble-t-il, toutes ces « brochures » dans leur ensemble qui se trouvent dénigrées, et par leur multiplication massive, et par les pensées indigentes qu’elles prétendent transmettre à « l’univers ». La définition que propose l’Encyclopédie se fait l’écho de cette connotation péjorative qui s’attache aux « brochures » :

‘Les meilleurs livres se brochent ainsi que les plus mauvais ; cependant c’est aux derniers que le nom de brochure paroît le plus singulierement consacré. On dit assez ordinairement : nous avons été inondés de brochures ; c’est une mauvaise brochure, &c. quand on veut se plaindre de la quantité de ces petits ouvrages nouveaux dont la lecture produit deux maux réels ; l’un de gâter le goût ; l’autre d’employer le tems & l’argent que l’on pourroit donner à des livres plus solides & plus instructifs.’

Grimm semble à son tour partager cette appréciation, lorsqu’il oppose aux « livres » des « brochures » définies par l’expression « petits écrits », dans laquelle l’adjectif ne renvoie pas uniquement à la taille des ouvrages en question, mais bien plutôt à leur médiocrité : « nous sommes accablés de brochures, de petits écrits [...] mais les livres restent rares37 ». On peut alors émettre l’hypothèse selon laquelle le lien qui s’effectue entre la petite taille de ces écrits et leur faible qualité s’explique par la rapidité avec laquelle ils sont rédigés. Dans l’édition de 1694, le Dictionnaire de l’Académie signalait déjà en effet un sens figuré pour le verbe « brocher », qui signifie aussi « écrire à la haste », « composer à la haste », comme l’illustrent les exemples fournis : ‘« Il n’est pas besoin que cette depesche soit si bien escrite, il ne faut que la brocher »’ ; ‘« Ce n’est encore que la premiere idée que j’ay mise sur le papier, je n’ay fait que brocher cela »’.

Comme nous l’avons dit, la condamnation des « brochures » est habituelle dans la Correspondance littéraire. C’est ainsi que Grimm rapporte encore, le 1er juillet 1760, que « la comédie des Philosophes a produit une quantité de brochures de toutes espèces, que, pour l’honneur de la littérature française, il faut passer sous silence38 ». Outre le jugement dépréciatif, il est intéressant de noter que le contexte tend à faire du mot « brochure » un synonyme d’« écrit polémique ». On observe le même phénomène, à la même époque, lorsque Voltaire évoque, dans une lettre adressée à Élie Bertrand le 5 juillet 1760 (Best. D 9038), cette « guerre des brochures » qui fait rage « à Paris », au cours de laquelle « les Palissot, les Pompignan sont un peu battus en vers et en prose ».

Cette acception se donne à lire en particulier dans un certain nombre d’expressions dans lesquelles le mot « brochure » se trouve précisé par l’adjonction d’un adjectif qualificatif. Lorsque, le 21 décembre 1751, l’inspecteur d’Hémery signale dans son journal la parution du Tombeau de la Sorbonne, il présente ce texte de Voltaire comme une « brochure Satyrique39 ». À l’autre extrémité de notre période, Chaudon désigne la Relation... du jésuite Berthier comme « une sale brochure40 ». Et Palissot évoque de son côté « les brochures facétieuses » que Voltaire « a successivement publiées sur MM. La Beaumelle, Larcher, Néedham, Guyon, Patouillet, Nonotte, Coger, &c. &c.41 ». On voit que certains de ces adjectifs contribuent à rapprocher le mot « brochure » d’autres termes comme « satire » ou encore « facétie » que nous aurons l’occasion d’examiner dans cette partie de notre étude. Signalons enfin que de tels rapprochements s’effectuent aussi lorsque le même texte se trouve successivement désigné par deux mots différents, qui paraissent dès lors considérés comme synonymes. C’est ainsi par exemple que Chaumeix présente la Justification de plusieurs articles du dictionnaire encyclopédique comme une « Brochure », puis comme un « Libelle42 ».

Le mot « brochure » renvoie donc essentiellement à la composante matérielle du texte qu’il nomme, qu’il s’agisse, à l’origine, de la technique employée pour relier les feuilles qui le composent ou, par extension, du procédé utilisé pour la réalisation de son édition. Ces caractéristiques éditoriales s’expliquent aussi par le fait que les « brochures » sont des écrits de petite taille, qui peuvent dès lors faire l’objet d’une diffusion rapide. Si ce critère souffre quelques exceptions, c’est sans doute parce que, au-delà de cette première acception qui relève du domaine de la Librairie, le mot « brochure » en vient, par métonymie, à désigner le contenu que véhicule le texte. « Petits », de tels écrits le sont en effet aussi en raison de la médiocrité qui caractérise souvent ces textes rédigés « à la hâte », et qui contrastent par leur qualité avec des « livres plus solides & plus instructifs ». En outre, la rapidité de l’exécution est aussi le fait de ces pièces de circonstance que sont les écrits polémiques, que l’on en vient également à présenter comme des « brochures », ce qui rapproche ce terme de mots comme « satire », « libelle » ou « facétie », souvent employés concuremment pour qualifier les mêmes textes.

Notes
31.

 Cor. lit., t. IX, p. 62.

32.

 Ibid., t. VIII, pp. 12 et 13.

33.

 Ibid., t. VII, p. 249, par exemple.

34.

 La Wasprie, p. 2.

35.

 Dans sa livraison d’avril 1767, Grimm présente de même les Honnêtetés littéraires comme une « brochure de près de deux cents pages » (Cor. lit., t. VII, p. 282).

36.

 Rescrit de l’empereur de la Chine à l’occasion du Projet de paix perpétuelle, p. 411.

37.

 Cor. lit., t. VII, p. 314.

38.

 Ibid., t. IV, p. 253.

39.

 B.N.F., ms. fr. 22157, f° 196.

40.

 Les Grands Hommes vengés, t. I, p. 45.

41.

 Observations sur le poème de la Dunciade..., dans La Dunciade, p. 186.

42.

 A.-J. de Chaumeix, Les Philosophes aux abois, respectivement pp. 3 et 4.