Facétie

Comme l’indique Jean Macary dans l’introduction de son édition des Facéties de Voltaire, « le terme de facétie est devenu traditionnel dans la critique voltairienne pour désigner certains petits pamphlets de Voltaire81 ». Il figure donc à juste titre dans l’ensemble des termes employés pour désigner le « pamphlet », même si la double restriction de Jean Macary appelle discussion : il n’englobe en effet sous le terme de « facéties » que « certains [...] pamphlets », dont un premier critère de sélection paraît être la taille (« petits »), à moins que l’adjectif ne soit pris dans une acception plus subjective, calquée par exemple, sur l’expression « petits pâtés » que Voltaire emploie parfois pour désigner ces textes. En outre, le mot « facétie » présente une connotation “ voltairienne ”, même si nous en avons rencontré au moins une occurrence qui fait explicitement référence à des textes qui ne sont pas de Voltaire. Dans les Observations sur le poeme de la Dunciade, « feu Mr. l’abbé Bruzzoli » s’attache à défendre Palissot des accusations de « malignité » qu’on a pu proférer à l’encontre de l’auteur de La Dunciade, notamment en effectuant une comparaison avec « ceux de ses contemporains qui ont écrit des satyres ». Or, après avoir cité « des traits satyriques connus, & pris, au hazard, dans les Oeuvres d’un des plus célèbres écrivains Français », autrement dit Voltaire, l’auteur ajoute : « Des ouvrages de ce Poëte célèbre [...], si je passe à d’autres Ecrits satyriques qui ont eu le plus de vogue à Paris, depuis quelques années, on y verra la liberté poussée encore plus loin ». Et il précise alors :

‘L’auteur de la Dunciade lui-même a été attaqué de la manière la plus indécente dans plusieurs Libelles, attribués par la notoriété publique à des gens qui ne rougissent point de s’appeler philosophes. Des Magistrats, des femmes illustres par leur naissance, des Citoyens du premier ordre, se sont trouvés compromis dans quelques-unes de ces facéties atroces, qui n’ont pas été moins communes dans ce siècle prétendu philosophique, que dans l’âge ténébreux du pédantisme82.’

Non seulement Palissot n’a pas en vue les textes de Voltaire83, mais le mot « facéties » qualifié par l’adjectif « atroces » répond ici à une intention de dénonciation polémique : il est assimilé aux « Libelles » indécents dont il est question plus haut, comme le suggère l’emploi anaphorique du démonstratif « ces ».

Reste que, cet exemple mis à part, le mot « facétie » a connu une vogue certaine, sans doute moins au cours de notre période84, que sous la plume des critiques qui se sont intéressés aux pamphlets voltairiens. C’est ainsi, par exemple, que Gustave Desnoiresterres présente la Relation... du jésuite Berthier, les Quand contre Pompignan ou encore la Lettre de M. de l’Écluse comme des « facéties85 ». De même, dans son essai intitulé L’Art de la Prose, Gustave Lanson classe les « facéties » de Voltaire parmi les « formes fixes de la prose au XVIIIe siècle » (chapitre XIII). Enfin, en 1963, Diana Guiragossian a pu consacrer un essai tout entier aux « facéties de Voltaire86 ».

Or si, comme le rappelle Jean Macary, « ce n’est pas le terme » que Voltaire « utilisait d’habitude » pour désigner ses pamphlets, c’est pourtant sous l’appellation de « facéties parisiennes » qu’il rassemble en recueil certains des textes qui ont été rédigés par les philosophes et les anti-philosophes au cours des querelles qui les opposent pendant « les six premiers mois de l’an 176087 ». C’est également le mot que retient Beaumarchais lorsque, pour la première fois dans l’histoire de l’édition des Oeuvres complètes, il rassemble certains des textes de Voltaire qui étaient jusque-là disséminés dans des volumes de « mélanges » dans un volume de « facéties ». Il justifie ce choix dans une note portant sur ce titre :

‘C’est le titre d’un recueil formé des plaisanteries sans nombre qui parurent en 1760, à l’occasion de la comédie des philosophes, du discours de M. Lefranc & de Ramponeau. M. de Voltaire est l’auteur d’une grande partie de ces pièces : on a recueilli dans ce volume celles qui lui appartiennent, & on y a joint ceux de ses ouvrages de plaisanterie, où il s’est le plus abandonné à sa gaieté : on s’est borné à indiquer par des notes très-courtes la date & l’à propos de ces ouvrages88.’

On voit que Beaumarchais ne s’est pas cantonné aux seules « pièces » parues dans le Recueil des facéties parisiennes, mais leur adjoint d’autres « ouvrages de plaisanterie » de Voltaire, considérant sans doute que le terme pouvait constituer une catégorie, aux côtés des « satires », des « poésies mêlées » (vol. XIV), des « dialogues et entretiens philosophiques » (vol. XXXVI) ou encore des « mélanges littéraires » (vol. XLVII-XLIX). Or Jean Macary, qui signale que Diana Guiragossian « a complété la liste de Beaumarchais de quelques textes qui lui paraissent relever de l’esprit facétieux » et qu’il en a lui-même ajouté « d’autres »89, se doit de préciser que « toute liste cependant reste entachée d’arbitraire, tant il est difficile de distinguer entre un texte qui n’est animé que par endroits de l’esprit de gaieté dont parle Beaumarchais et un texte qui, dans son ensemble, constitue bien une facétie ».

La caractéristique essentielle qu’il retient pour définir cette catégorie tient en effet à la tonalité particulière de ces textes, où Voltaire « s’est le plus abandonné à sa gaieté ». Et même si, comme le rappelle Jean Macary, « aucune allusion n’est faite aux Facéties du dix-huitième siècle ni, en particulier, à celles de Voltaire90 », c’est bien cette idée que retiennent, par exemple, le Dictionnaire universel de Furetière, le Dictionnaire de Trévoux, ou encore le Dictionnaire de l’Académie, dès son édition de 1694 : une « facétie » est une « plaisanterie de paroles, ou de gestes, pour divertir, pour faire rire ».

Le terme, qui n’est envisagé que dans son emploi courant en langue, et n’est pas présenté comme une possible désignation d’un ensemble de textes, s’applique indifféremment à un contenu de « paroles », ou à des « gestes », dont on pourrait, pour aller vite, donner pour équivalents les « bons mots » et les « bons tours ». La définition met en outre l’accent sur l’effet que ces « paroles » ou ces « gestes » sont censés produire : « divertir », « faire rire ». C’est sans doute le sens qu’il faut accorder à l’expression « la ville des Facéties » que Voltaire place malicieusement sous la plume de Frère Bonhomme, Frère Triboulet et Tamponet, lorsqu’ils « minutèrent tous trois » ce « décret » contre Bélisaire « qui fut ensuite signé par tous les sages maîtres » :

‘« Nous, assemblés extraordinairement dans la ville des Facéties, et dans les mêmes écoles où nous recommandâmes, au nombre de soixante et onze, à tous les sujets de garder leur serment de fidélité à leur roi Henri III, et, en l’année 1592, recommandâmes, pareillement de prier Dieu pour Henri IV, etc., etc.91

Paris est bien, en effet, la « ville des Facéties », si elle abrite une faculté de théologie si prompte à distribuer avec la même solennité des recommandations contradictoires, de nature à « divertir » et à « faire rire » (c’est en tout cas aussi l’objectif qu’assigne Voltaire à son pamphlet). Dans l’article « Ana, anecdotes » des Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire déclare en outre qu’« il y a cent facéties, cent contes qui font le tour du monde depuis trente siècles ». Et, dans le chapitre XXI de la Défense de mon oncle, il évoque en particulier « l’Histoire des deux voleurs qui venaient toutes les nuits prendre l’argent du roi Rampsinitus, et de la fille du roi, qui épousa un des deux voleurs, l’Anneau de Gygès et cent autres facéties » qui, selon lui, « sont indignes d’une attention sérieuse92 ». L’effet de parallélisme (« cent facéties, cent contes ») ainsi que le choix du mot « Histoire » nous indiquent que Voltaire, avec un léger mépris, considère de telles « facéties » comme des histoires, éventuellement susceptibles d’amuser le lecteur, mais qui en aucun cas ne méritent qu’il leur accorde une « attention sérieuse ».

Lorsqu’elle s’efforce de dégager les caractéristiques des « facéties » de Voltaire, Diana Guiragossian retient, outre leur « brièveté », leur « ton plaisant » : ces « pièces » sont « amusantes, d’une gaieté impertinente, et animées d’un esprit malicieux [saucily gay, roguishly witty and amusing] ». Si les « facéties » sont reconnues comme une catégorie particulière de « pamphlets », voire de « satires », c’est donc d’abord en raison de leur tonalité spécifique : pour Diana Guiragossian, le mot désigne « les pamphlets de Voltaire » qu’elle qualifie de « courts, amusants, satiriques » ; « il ne fait aucun doute », précise-t-elle plus loin, « que les facéties sont des satires, mais ce sont des satires pleines d’esprit, extrêmement amusantes et, parfois, d’une bouffonnerie hilarante93 ». En outre, lorsqu’elle évoque les différentes armes que Voltaire mobilise dans sa lutte contre l’Infâme, les « facéties » se distinguent des « traités » et des « dialogues » par le fait que dans ces textes « Voltaire a donné libre cours à son imagination, à son esprit, à sa fantaisie et à sa gaieté ». Or cette « imagination » et cette « gaieté » s’incarnent en particulier dans le recours à la fiction, étant entendu que « la fiction est ici utilisée comme un moyen et non comme une fin en soi » : « dans la plupart de ces ouvrages, Voltaire habille ses idées sous des déguisements d’une fantaisie toujours changeante [fanciful and variegated], crées par son imagination si fertile et par sa gaieté exubérante94 ».

Jean Macary, à la suite de Diana Guiragossian, retient les critères de la « gaieté », et de la « fantaisie », auxquels il ajoute celui de l’anonymat emblématisé par l’image du « masque ». C’est ainsi que, selon lui, « un certain nombre de textes de Voltaire portent des titres facétieux, sans cependant qu’il s’agisse [...] de véritables facéties : la gaieté manque, ou le masque, ou la fantaisie ». Il exclut alors de sa liste la Lettre de M. de Voltaire au docteur Jean-Jacques Pansophe, tout comme d’ailleurs les Anecdotes sur Fréron : « J’hésite à ranger ces Anecdotes parmi les Facéties : elles sont anonymes, mais l’attaque y est directe et la gaieté bien absente95 ! »

Jean Macary situe la facétie voltairienne dans une tradition remontant au Moyen Âge français, et qui a été illustrée notamment, au XVIe siècle, par Noël du Fail et Bonaventure des Périers. Or, explique-t-il, « ces deux “ conteurs ” élaborent [...] la matière facétieuse que leur donne la réalité brute de leur temps ou de leur érudition. La fiction se faisant médiatrice, une distance se creuse entre l’auteur et son oeuvre, ce qui va permettre à cet auteur de mettre le masque ou même de disparaître tout à fait dans l’anonymat ; les instruments de la facétie voltairienne sont forgés ». Et, lorsque Voltaire rédige ses Lettres à S. A. Mgr. le Prince de *****, la première sur Rabelais, et une partie de la deuxième sur les « anciennes facéties italiennes qui précédèrent Rabelais », les caractères communs à tous ces textes consistent dans leur gaieté et leur liberté de langage, dans le recours à la parodie, mais aussi, souligne Jean Macary, dans le fait qu’« on y use souvent du masque de la fable et des noms forgés, pour pratiquer la satire à l’abri96 ».

Le terme « facétie », érigé en catégorie par Beaumarchais, relayé par toute une tradition de la critique littéraire, s’applique donc essentiellement, sinon exclusivement, aux textes de Voltaire. Il désigne un ensemble de pamphlets en prose97, en général d’une grande brièveté, et d’abord caractérisés par le ton de « gaieté » qui y règne. Mais cette tonalité est aussi à mettre en rapport avec un certain mode de recours à la fiction, qui se distingue par des qualités d’imagination et de fantaisie bouffonne. Jean Macary insiste enfin sur le rôle décisif que joue le principe de l’anonymat, qui permet à l’auteur de se livrer sans risques ni retenue à la raillerie et aux caprices de son esprit satirique, en se dissimulant à l’abri du « masque de la fable et de noms forgés ».

Notes
81.

 J. Macary, éd., Facéties, p. 7.

82.

 Observations sur le poeme de la Dunciade, par feu Mr. l’abbé Bruzzoli, de l’Académie des Invaghiti de Mantoue, dans La Dunciade, pp. 183 et 186-187.

83.

 Sur l’ambiguïté des relations entre Palissot et Voltaire, voir notre cinquième partie, chap. 1, § 2 et chap. 3, § 2.

84.

 Jean Macary signale que « ce n’est pas le terme » que Voltaire « utilisait d’habitude », et que « nous ne possédons pas de liste de facéties établie par notre philosophe ou par un des éditeurs qui ont recueilli les oeuvres de Voltaire de son vivant » (Facéties, p. 7).

85.

 G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, pp. 415, 423 et 456.

86.

 D. Guiragossian, Voltaire’s facéties, Genève, Droz, 1963.

87.

 C’est cet argument qu’allègue Jean Macary pour justifier le titre qu’il confère à sa propre anthologie : « Le titre de Facéties que je donne à cette anthologie est tiré du titre de ce Recueil » (Facéties, p. 7).

88.

 Voltaire, Oeuvres complètes, édition de Kehl (1784-1789), vol. XLVI, p. 3, n. 1. Sur l’insertion des pamphlets dans les éditions successives des Oeuvres complètes de Voltaire, voir notre troisième partie, chap. 1, § 3 et notre Annexe 1.

89.

 Jean Macary établit, dans un tableau à trois colonnes, la liste des textes voltairiens qui figurent dans son anthologie, celle de l’édition de Kehl, et celle retenue par Diana Guiragossian (Voltaire’s facéties, Appendix, pp. 131-133) : voir l’Appendice I de son édition des Facéties.

90.

 J. Macary, éd., Facéties, pp. 8-9.

91.

 Seconde anecdote sur Bélisaire, p. 929.

92.

 La Défense de mon oncle, chap. XXI, p. 1202.

93.

 D. Guiragossian, Voltaire’s facéties, pp. 32, 13 et 38 (nous traduisons).

94.

 Ibid., pp. 15 et 108-109. Diana Guiragossian précise toutefois que précisément parce que ces fictions demeurent de simples moyens, « on ne s’étonnera pas de les trouver parfois réduites à leur plus simple expression, parfois exploitées dans toutes les possibilités qu’elles offrent ». Elle signale en particulier que « certaines de ces petites pièces fugitives ne sont couvertes que du voile fictionnel le plus ténu, et ne sont rien d’autre que des ouvrages de propagande ou des satires sans forme définie ». De cette dernière sorte relèvent, par exemple, Les Quand, notes utiles sur un discours prononcé devant l’Académie française, le 10 [mars] 1760, Réflexions pour les sots, Les Car à M. Lefranc de Pompignan, Les Ah ! Ah ! à Moïse Lefranc de Pompignan, Balance égale, Petit Avis à un jésuite, A Warburton.

95.

 J. Macary, éd., Facéties, pp. 23, n. 4 et 18, n. 1. Ces deux pamphlets figurent néanmoins respectivement en Appendice IV et III.

96.

 Ibid., pp. 11 et 13.

97.

 Ce critère n’est pas explicitement formulé dans l’analyse que Jean Macary propose des facéties voltairiennes. En revanche, lorsqu’il mentionne certains des textes qu’il a ajoutés à la liste retenue par Diana Guiragossian, il fait état de son choix d’inclure l’Assemblée des monosyllabes parce que « les Pour, les Que, les Qui, les Quoi, les Oui, les Non » « sont en étroite relation avec les Car et les Ah ! Ah ! » et ce, « bien que les textes qui la composent soient des poèmes » (Facéties, p. 8, n. 2, nous soulignons).