Libelle

Si l’on prête attention à la formation du mot, un « libelle » désigne d’abord un « petit livre ». Il est d’ailleurs significatif que l’édition de 1694 du Dictionnaire de l’Académie renvoie, pour la définition de « Libelle, libeller », à l’article « Livre », dans lequel elle prend place à la manière d’une extension. Toutefois, la petite taille de cet écrit ne paraît pas être un critère pertinent, dans la mesure où le mot « libelle » « se dit aussi par mespris d’un placet, d’un memoire instructif, lors qu’il est rempli de choses inutiles, & qu’il est beaucoup plus long qu’il ne sauroit », comme l’illustre l’exemple : « Au lieu d’un memoire concis, il a fait un grand libelle ». Mais si une connotation de « mépris » s’attache à l’emploi du terme, c’est d’abord en raison de son sens principal, qui fait du « libelle » un « escrit diffamatoire ». Au-delà du « mépris », le terme traduit même une véritable indignation, dès lors qu’il désigne, selon la définition de l’édition de 1752 du Journal de Trévoux, un « écrit qui contient des injures, des reproches, des accusations contre l’honneur & la réputation de quelqu’un ». Or de telles « injures », proférées par la voie de l’écrit, sont perçues comme qualitativement plus graves que les « injures verbales ». Boucher d’Arcis qui, dans le premier article « Libelle » de l’Encyclopédie, reprend les données développées dans les dictionnaires de droit comme celui de Ferrière, signale en effet, à propos des « libelles diffamatoires » que

‘Les injures résultant de ces sortes de libelles est beaucoup plus grave que les injures verbales, soit parce qu’elle est ordinairement plus méditée98, soit parce qu’elle se perpétue bien davantage : une telle injure qui attaque l’honneur est plus sensible à un homme de bien que quelques excès commis en sa personne.’

C’est pourquoi les « libelles » font l’objet d’une condamnation juridique99 :

‘Il est également défendu, & sous les mêmes peines, de composer, écrire, imprimer & répandre des libelles diffamatoires.
[...]
La peine de ce crime dépend des circonstances & de la qualité des personnes. Quand la diffamation est accompagnée de calomnie, l’auteur est puni de peine afflictive, quelquefois même de mort.’

Le Dictionnaire de Trévoux précise que « l’Ordonnance défend de faire ni de publier des libelles diffamatoires » : « Les faiseurs de libelles étoient punis de mort parmi les Romains, mais depuis ils ne furent punis que du fouet. Auguste mit les libelles diffamatoires au rang des crimes de lèse-Majesté ». Et c’est d’ailleurs cette décision qui fournit le point de départ de la Dissertation sur les libelles diffamatoires que rédige Bayle « à l’occasion d’un Passage de Tacite [...] qui nous aprend qu’Auguste fut le premier qui ordonna que l’on procédât par la Loi de Majestate contre ces Libelles ».

Les occurrences du mot « libelle » dans les textes font ainsi souvent référence à la législation réprimant le recours à ce type de textes. Dans L’Homme dangereux, lorsque le personnage de Dorante évoque les raisons légitimes qui font « proscrire un ouvrage / Dont le seul art consiste à prodiguer l’outrage », il vise explicitement ce « libelle odieux » qui ne contribue qu’à « Troubler l’ordre & la paix de la société, / Calomnier les moeurs, affliger l’innocence, / Déchirer les vertus, la beauté, la naissance », enfin « Flétrir des citoyens ». Dans une note, Palissot explique que

‘Tous ces caractères atroces se trouvent réunis dans le libelle intitulé la Vision, & dans quelques autres infamies du même genre, qui (on ne saurait trop le répéter) n’ont été que trop communes dans ce siécle où l’on proscrit tout ce qui est gai, la satyre littéraire & la Comédie, pour faire des libelles d’une noirceur bien sombre, & des Drames d’un pathétique digne de la Gréve100.’

On voit que cette évocation du « libelle » fournit à l’auteur de la comédie des Philosophes l’occasion de décocher quelques traits à l’encontre de Diderot, auteur de ces « Drames d’un pathétique digne de la Gréve », et de l’abbé Morellet qui, en 1760, a été embastillé pour avoir composé la Vision de Charles Palissot. Mais Palissot défend également sa propre pratique de la « satyre littéraire », qu’il distingue de la production des noirs « libelles ». Dans la « Préface » de l’édition de 1764 de La Dunciade, il souligne que l’auteur « ne s’abaissa point [...] à solliciter une vengeance que les Loix n’auraient pu lui refuser ». Or s’il « aima mieux ne la devoir qu’à lui-même », il s’en est acquitté « en repoussant d’infâmes injures, & de viles calomnies par les seules armes du ridicule », autrement dit en répondant aux « libelles » dont il a été victime par la seule « satyre ». Car « il faut de l’audace pour affecter de [...] confondre » la « satyre permise » et le « libelle » ; ce serait même « outrager ceux au Tribunal de qui cette question pourrait être portée, que de les supposer capables d’une méprise sur un objet de cette nature » :

‘Le Gouvernement exige de tout Citoyen des moeurs & de la probité. Il doit, par conséquent, protéger quiconque est attaqué sous l’un ou l’autre de ces rapports. [...] Mais il est très indifférent à l’administration que tel ou tel Citoyen fasse bien ou mal des vers, & qu’il ait plus ou moins de ce qu’on appelle talens agréables. Le bel esprit est un luxe, de même que les Arts d’agrément. Il est libre à chacun d’afficher ce luxe ; mais aux conditions d’être puni, par le ridicule, de l’orgueil de l’affiche, si, en effet, elle est téméraire101.’

D’un côté, le propre du « libelle » est d’attaquer les « moeurs » et la « probité » d’un « Citoyen » ; de l’autre, la « satyre » ne vise qu’à couvrir de « ridicule » la « témérité » avec laquelle certains auteurs prétendent au « bel esprit ». Les querelles d’auteurs, dès lors qu’elles ne portent que sur les ouvrages, n’intéressent donc pas le « Gouvernement », qui réprime en revanche légitimement les « libelles » qui attentent à l’honneur d’un « Citoyen ». C’est aussi ce que laisse entendre Pompignan, dans la réponse qu’il adresse aux Quand de Voltaire : « QUAND on s’est exilé de sa Patrie de peur d’en être banni, on peut ne rien craindre de ses loix, & publier hardiment des libèles contre des citoyens qui lui font honneur102 ».

La définition juridique du « libelle » est ainsi étroitement dépendante de la législation en vigueur dans le pays considéré. Si, comme le rappelle Bayle, la jurisprudence d’Auguste tend à faire du « libelle » un « crime », le chevalier de Jaucourt remarque, dans le second article « Libelle » de l’Encyclopédie, que « dans les monarchies éclairées les libelles sont moins regardés comme un crime que comme un objet de police » :

‘Les Anglois abandonnent les libelles à leur destinée, & les regardent comme un inconvénient d’un gouvernement libre qu’il n’est pas dans la nature des choses humaines d’éviter. Ils croient qu’il faut laisser aller, non la licence effrénée de la satyre, mais la liberté des discours & des écrits, comme des gages de la liberté civile & politique d’un état, parce qu’il est moins dangereux que quelques gens d’honneur soient mal-à-propos diffamés, que si l’on n’osoit éclairer son pays sur la conduite des gens puissans en autorité.’

Contrairement à Bayle qui, au début du XVIIIe siècle, réfute « ceux qui disent, que le Libelles font du bien à la Société, entant qu’ils empêchent plusieurs personnes de l’un & de l’autre sexe de sortir des bornes de la bienséance103 », Jaucourt voit dans la production des « libelles » telle qu’elle se pratique en Angleterre un moyen d’« éclairer » le public « sur la conduite des gens puissans104 ». Et de conclure : « A Dieu ne plaise que je prétende que les hommes puissent insolemment répandre la satyre & la calomnie sur leurs supérieurs ou leurs égaux [...] mais je ne voudrois pas, dans un état policé, réprimer la licence par des moyens qui détruiroient inévitablement toute liberté105 ».

Même si les philosophes notamment expriment le désir de la voir évoluer, la législation en vigueur en France dans les années 1750-1770 demeure clairement répressive. Or, dès lors que la définition du « libelle » s’effectue essentiellement sur la base de ces données juridiques, on comprend que le mot vienne spontanément sous la plume de tous ceux qui, à tort ou à raison, s’estiment les victimes d’imputations calomnieuses ou injustes. Il suffit pour s’en convaincre de prendre connaissance des multiples récriminations adressées à Malesherbes lorsqu’il administre les affaires de la Librairie, qui émanent de gens de lettres qui n’ont de cesse de « crier au libelle » dès qu’ils se croient atteints dans leur honneur au cours des nombreuses querelles qui nous intéressent. En outre, dans les témoignages divers que nous avons recueillis, le choix des adjectifs employés pour déterminer le nom « libelle » révèle que ce terme est le plus souvent associé à une plainte, adressée à des proches, aux responsables de la Librairie ou, plus généralement, à l’ensemble du « public » qui se trouve pris à témoin. C’est ainsi, par exemple, qu’au moment de la querelle de L’Esprit, Helvétius écrit à sa femme, le 31 octobre 1758 :

‘Le Journal de Trévoux vient d’etre imprimé. Il n’y a rien de si horrible que ce qu’il dit contre moy, rien de si propre à rallumer le flambeau du fanatisme. Je t’avoue que je suis outré. Il n’est rien de si infernal qu’un jesuitte.’

Il évoque alors « cet abominable libel du pere Berthier106 ». Dans la Lettre de Gérofle à Cogé, Voltaire présente la Censure de Bélisaire par l’abbé Coger comme « un libelle infâme contre Bélisaire 107 ». Et, dans sa Lettre... à M. Hume, il désigne les Lettres de la montagne comme « un libelle calomnieux », dans la mesure notamment où Rousseau « se rend, dans la cinquième lettre, formellement délateur contre [lui]108 ». L’« Avis des Editeurs » placé en tête de L’Homme dangereux rappelle également la liste des « libelles » dont les philosophes ont accablé Palissot :

‘Voyez dans le Libelle connu sous le titre des Facéties Parisiennes, les Libelles intitulés les Quand, les Qu’est-ce, la Vision. On portait dans ce dernier la licence jusqu’à outrager une femme du premier rang, qui alors était mourante. Voyez les Epitres dédicatoires qui sont à la tête d’une Traduction du Véritable ami, & du Père de famille du célébre Goldoni, & l’Epigraphe insolemment indécente qui est sous le frontispice du même ouvrage. Voyez, dans l’Encyclopédie, l’article Parade, imputé faussement, comme on l’a démontré, à M. le Comte de Tressan.’

À propos de cette dernière affaire, on trouve dans l’édition de L’Homme dangereux, le texte d’une Lettre de l’auteur à M. le duc de C[hoiseul], dans laquelle Palissot prend « la liberté de mettre sous les yeux » du ministre « ce nouveau Libelle inséré contre [lui] dans l’Encyclopédie », même s’il n’affirme entreprendre cette démarche « ni pour [...] importuner » son correspondant, « ni pour [s]e plaindre109 ».

Dans l’article « Parade » de l’Encyclopédie, signé du comte de Tressan, l’auteur illustre en effet ces « especes de parades satyriques » à partir de l’exemple suivant : « Un citoyen, qui jouissoit de la réputation d’honnête homme (M. Rousseau de Geneve), [...] fut traduit sur la scene, avec des traits extérieurs qui pouvoient le caractériser110 », ce qui valut à l’auteur d’une telle « parade » un « arrêt flétrissant [...] signé par une main qui tient & qui honore également le sceptre des rois, & la plume des gens de lettres », qui n’a été levé qu’à la suite de l’intercession généreuse du citoyen de Genève. Or, poursuit l’auteur de l’article « Parade »,

‘Rien ne corrige les méchans : l’auteur de cette premiere parade en a fait une seconde, où il a embrassé le même citoyen, qui avoit obtenu son pardon, avec un grand nombre de gens de bien, parmi lesquels on nomme un de ses bienfaiteurs. Le bienfaiteur indignement travesti, est l’honnête & célebre M. H... & l’ingrat, est un certain P... de M.....111

Outre la Censure de Bélisaire et les Lettres de la montagne dont se plaint Voltaire, l’exemple de cet article de l’Encyclopédie, qui intervient au terme d’une liste assez longue de « libelles » rédigés contre Palissot de Montenoy, au nombre desquels figurent aussi, nous l’avons vu, des « Epitres dédicatoires », suffit à montrer qu’une grande diversité de textes peuvent être qualifiés de « libelles », le terme renvoyant davantage à un contenu susceptible de porter atteinte à l’honneur d’une personne qu’à une forme littéraire précisément définie.

C’est d’ailleurs ce que laisse entendre le Dictionnaire de Trévoux, qui précise, à la fin de l’article « libelle », qu’« on met les chansons, & les peintures infamantes, au rang des libelles diffamatoires », et qui, plus haut, mentionne l’exemple suivant : « Ce Factum, cette requête, cette critique peuvent passer pour des libelles » (nous soulignons), ce qui met en évidence le flou qui entoure toute définition littéraire formelle du « libelle ». Ce que confirme Voltaire qui précise, dans l’article « Libelle » des Questions sur l’Encyclopédie, qu’« il y a eu des gens qui ont traité de libelles toutes les injures qu’on dit par écrit à son prochain ».

Le seul critère retenu paraît être celui de l’anonymat derrière lequel se cachent les auteurs. Le Dictionnaire de Trévoux cite en effet « Platine », qui « prétend qu’un écrit, quelque injurieux qu’il puisse être, ne peut porter le nom de libelle quand l’Auteur y a mis son nom ». Bayle signalait déjà, à propos des « faiseurs de Libelles » :

‘La prémiere chose qu’ils observent c’est de cacher leur nom, leur profession, & leur demeure. Ils ne sont pas fort conscientieux sur les preuves : les plus petits soupçons, & les ouï-dire, les nouvelles d’auberge & de corps de garde leur servent de démonstration ; & dès-là ils encourent de droit les peines des calomniateurs & des faux témoins ; car pour mériter ces peines il n’est pas nécessaire que ce que l’on avance soit réellement faux, il suffit qu’on le soutienne sans le savoir, & sans en avoir des preuves112.’

De son côté, Voltaire déclare que les auteurs de « libelles » « y mettent très-rarement leurs noms, parce que les assassins craignent d’être saisis avec des armes défendues ». Car ces auteurs, profitant de l’impunité que leur confère l’anonymat113, se font bien souvent l’écho des « ouï-dire », des « nouvelles d’auberge & de corps de garde » pour reprendre les expressions de Bayle, voire de calomnies caractérisées, forgées dans le seul but de nuire, étant entendu que, comme l’affirme Voltaire, ces auteurs « n’écrivent point pour instruire ».

C’est donc par leur contenu polémique que se caractérisent les « libelles ». Les attaques consistent d’abord dans les imputations injurieuses proférées à l’encontre de la personne de l’adversaire. L’auteur de la Lettre sur la comédie de l’Écossaise pose en effet la question : « Qu’est-ce donc qu’un Libelle ? » « C’est », répond-il, « cette foule d’écrits », rédigés dans la cadre de la querelle des Philosophes, sortis de la plume de « quelques Sages Modernes », « dictés par la calomnie & par la rage, où les personnes du premier mérite & du premier rang ont été outragées ». « C’est », poursuit-il, « cette même Comédie de l’Ecossaise, où l’on joue sur la Scene, non les écrits, ou les ridicules de certains Fous appellés Sages ; mais la personne même d’un citoyen connu & désigné114 ». En dépit de la teneur polémique évidente de tels propos, ces affirmations mettent l’accent sur les liens qui unissent le « libelle » et le recours aux « personnalités ».

Au début de son Mémoire présenté au roi... le 11 mai 1760, Pompignan estime certes « triste pour un homme connu de répondre à un Anonyme », mais s’avoue pourtant contraint de réfuter le « libelle injurieux » des Quand, qui contient « des faussetés en matière grave » :

‘Je suis attaqué dans ce Libelle comme homme de Lettres, & comme Magistrat. Il m’importe peu que l’Auteur de cette Satyre ne trouve dans mes Ecrits ni Littérature, ni Philosophie, ni Génie. Je méprise l’Ecrivain bas & jaloux ; mais je dois confondre l’Imposteur115.’

Et paradoxalement, l’auteur des Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, qui pourrait bien être Pompignan lui-même, dénonce de même les « odieuses personnalités, dont on farcit ces misérables libèles », en recourant non plus au mémoire justificatif, mais... à un libelle qui prétend « corriger » la « fureur » des libelles :

‘SI tous les différends des Gens de Lettres, contre lesquels M. le F. s’emporte, enfantent des libèles aussi peu polis, aussi peu modérés que celui des QUAND, des SI, & des POURQUOI ; déclamer contre une pareille façon de s’escrimer, en interdisant toutes personnalités, toute invective, n’est pas donner l’exemple de cette fureur : c’est vouloir la corriger116.’

C’est bien encore de personnes dont il s’agit dans le texte intitulé, par antiphrase, Mémoire pour Abraham Chaumeix, que l’inspecteur d’Hémery présente, dans son journal, comme « un libele affreux contre M. Chaumeix et tous ceux qui ont mal parlé du D[ictionnai]re Encyclopedique117 ». Mais lorsque Fréron rend compte, dans l’Année littéraire, de l’Héroïde intitulée Un disciple de Socrate aux Athéniens, il parle certes d’un « petit libelle philosophique », mais l’expression est amenée à la suite d’une énumération des griefs retenus contre ce texte, qui précise le sens que le journaliste attribue à cette expression : cette « pièce », qui malheureusement « a une lueur de succès », se caractérise non seulement par « des fautes grossières de langage & de sens commun, le style le plus Tudesque, la versification la plus âpre », mais aussi et surtout par « l’irréligion la plus effrénée, des impiétés que les gens à la mode appellent des hardiesses de génie, des tirades insolentes contre les loix & les Magistrats, le fanatisme de la prétendue Philosophie118 ». La nature de ces reproches explique sans doute le choix de l’adjectif « philosophique », mais elle montre aussi que le sens du terme « libelle » est susceptible d’une extension : il ne désigne plus ici un texte « farci d’odieuses personnalités », mais un texte investi d’une forte dimension subversive, notamment en matière de religion119. Signalons enfin que, dans un renversement de perspectives assez piquant, Voltaire dénie l’appellation de « libelle » aux Lettres sur la Nouvelle Héloïse, et la reporte au contraire sur le roman de Rousseau, accusé de tenir un discours insolent et ingrat contre la nation : « Ce roman est un libelle fort plat contre la nation qui donne à l’auteur de quoi vivre, et ceux qui ont traité les quatre jolies lettres de M. de Ximenès de libelle ont extravagué120 ».

Les discours tenus sur les « libelles » mentionnent enfin l’effet que produisent ces textes sur le « public ». C’est ainsi par exemple que Frédéric II de Prusse rédige, en 1759, un texte d’une vingtaine de pages qu’il intitule Sur les libelles. Après avoir développé quelques réflexions sur les auteurs de libelles, qui exercent une activité qui, parmi toutes celles qui s’offrent aux gens de lettres, leur permet de survivre en vendant leur plume à des « Protecteurs qui savent reconnoitre leurs services », le locuteur rapporte une anecdote : alors qu’il voyageait en Hollande, « il y a quelques tems », il a rencontré dans une auberge un de ces libellistes :

‘La singularité de ce personnage me donna la curiosité de savoir qui il étoit ; l’hôte qui le connoissoit me dit : c’est un homme plus important que vous ne croyez, il a la faculté de faire & de défaire les réputations, mais à l’exemple des Conquérans, il est plus occupé à détruire qu’à élever ; il vit de sa plume, comme les cultivateurs de leurs champs ; ses meubles, ses vêtemens, sa nourriture, tout est acquis aux dépens des grands Seigneurs qu’il immole à leurs concurrens.’

Lorsqu’il s’exprime à son tour, le libelliste revendique avec un certain orgueil le pouvoir qu’il estime être le sien : « je me rens l’arbitre de l’opinion du public, & [...] par l’ascendant que j’ai sur lui, il se forme l’idée des personnes selon que je les lui peins ». Bref, « ce qui me rend redoutable, c’est que je suis le précepteur du public ; je dirige ce que je veux qu’il pense121 ».

Or une telle représentation du pouvoir des libellistes « de faire & de défaire les réputations » est indissociable de celle du « public » dont il pourrait à volonté façonner l’« opinion », s’il est vrai que, selon l’expression de Bayle, « les menteurs & les crédules se nourrissent réciproquement », et « vivent sur la bourse les uns des autres122 ». Le Dictionnaire de Trévoux signale à cet égard que l’on « doit réprimer la licence des libelles diffamatoires, parce que le peuple a beaucoup de crédulité pour les médisances de ces écrits satyriques ». Voltaire paraît quant à lui nuancer quelque peu ce jugement en distinguant, dans son article « Libelle », les influences respectives du texte écrit et de la parole orale sur la « populace » :

‘comme la populace n’a jamais lu dans aucun pays du monde, il est à croire que ces satires, qu’on débitait sous le manteau, ne faisaient pas grand mal. C’est en parlant au peuple assemblé qu’on excite des séditions bien plutôt qu’en écrivant.’

On voit que ces réflexions nous engagent à nous interroger sur l’effet des « libelles » sur le « public123 », ainsi que sur la différence éventuelle à établir entre le « public » et le « peuple », en particulier si l’on envisage le « public » comme cette entité trouvant son unité dans un usage collectif de la réflexion critique, et qui tend par là à se constituer en « opinion publique »124.

Le terme « libelle » fait donc d’abord l’objet d’une définition juridique, que symbolise l’association quasi systématique du substantif et de l’adjectif « diffamatoire ». Lorsque peu à peu l’adjectif disparaît, le mot « libelle » conserve le sens de « petit livre d’injure », qu’atteste encore Littré qui le définit comme un « écrit ordinairement de peu d’étendue, satirique, injurieux, diffamatoire ». Ainsi intégré à la législation répressive qui est en vigueur en France au cours de notre période, le terme est naturellement employé dès lors qu’un homme s’estime victime d’un écrit qui porte atteinte à son honneur, le mot « libelle » étant perçu comme un référent juridique de nature à former le support d’une plainte pour diffamation. C’est pourquoi il est utilisé pour désigner toutes sortes de textes voire, selon l’expression de Voltaire, « toutes les injures qu’on dit par écrit à son prochain ».

C’est dire que, dans cette perspective, le terme « libelle » ne présente guère de caractérisation littéraire formelle, en dehors peut-être du critère de l’anonymat derrière lequel se cachent les auteurs pour se protéger des conséquences de leurs forfaits. C’est donc une définition par le contenu polémique du texte incriminé qui semble prévaloir. Les exemples que nous avons analysés mettent ainsi en évidence la composante fortement personnelle de ces allégations mensongères, qu’illustre en particulier le recours aux « personnalités », même si certaines occurrences laissent entrevoir un élargissement des emplois du mot « libelle » à d’autres types d’attaques, contre la religion et le gouvernement, voire contre l’ensemble de la nation. Si la dimension polémique subsiste, sa teneur évolue alors de la diffamation à la subversion.

Les dictionnaires et les témoignages font enfin état des répercussions des « libelles » sur le « public », qui expliqueraient aussi le zèle déployé pour en réprimer la licence. Ce phénomène engage alors une réflexion sur la visée pragmatique de ces textes, et notamment sur l’effet éventuel qu’ils auraient sur le « public » auquel ils s’adressent.

Notes
98.

 Ferrière explique en effet, dans l’article « Libelles diffamatoires » de son Dictionnaire de droit et de pratique, que ces textes « sont réputés injures atroces » et qu’« on ne les doit pas confondre avec les injures verbales, qui peuvent être l’effet d’un premier mouvement », alors qu’« un libelle diffamatoire est une injure réfléchie & méditée ».

99.

 Sur le détail de la réglementation en matière de « libelles diffamatoires », voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.1.

100.

 L’Homme dangereux, III, 8, p. 92.

101.

 La Dunciade, pp. 27-29.

102.

 Les VII Quand en manière des VIII de M. de V ***, p. 6.

103.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 580.

104.

 De ce point de vue, Jaucourt rejoint Helvétius qui écrit, dans De l’Esprit : « Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses et par conséquent plus criminelles aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu détourner un bon prince de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône » (discours 2, chap. 6, pp. 78-79 ( Frantext, N 754).

105.

 L’argumentation de Jaucourt est assez proche de celle de Malesherbes, qui la développera notamment dans son Mémoire sur la liberté de la presse rédigé à la fin de 1788.

106.

 Correspondance générale d’Helvétius, vol. II, lettre 358, pp. 137-138.

107.

 Lettre de Gérofle à Cogé, p. 370.

108.

 Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, p. 844.

109.

 L’Homme dangereux, « Avis des Editeurs », pp. 8-9, n. et 164.

110.

 Il s’agit de la comédie intitulée Le Cercle ou les Originaux, représentée à la cour de Stanislas, duc de Lorraine, en novembre 1755.

111.

 Le « bienfaiteur » traduit sur le théâtre dans la comédie des Philosophes est vraisemblablement Helvétius. Sur ce point, voir D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, pp. 158-161.

112.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 581.

113.

 Dans la « Préface » de l’édition de 1764 de La Dunciade, Palissot soutient qu’un « Auteur satyrique » se doit de se nommer : « il paraîtrait convenable d’interdire toute espèce de satyre anonyme, & d’exiger qu’à la liberté qu’il se donne, l’Auteur joignit toujours la seule barrière raisonnable que le Gouvernement pourrait opposer au droit que tout homme a d’écrire sur des objets aussi indifférens en eux-mêmes que les arts d’agrément » (La Dunciade, p. 30).

114.

 Lettre sur la comédie de l’Écossaise, p. 10. Ces extraits sont reproduits dans le Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, chap. XII, pp. 248-249.

115.

 Mémoire présenté au roi..., p. 35.

116.

 Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi, pp. 98-99. Signalons que Malesherbes qualifie aussi les Quand, les Si et les Pourquoi de « libelles diffamatoires » (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 228, cité par D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, appendice II, p. 65).

117.

 B.N.F., ms. fr. 22161, f° 43 verso.

118.

 An. lit., 1760, t. V, pp. 341-342.

119.

 On trouve une semblable acception du mot « libelle » dans un passage du Cosmopolite de Fougeret de Monbron, publié en 1750, dans lequel il est question d’« un misérable auteur, couvert du petit uniforme de prêtre » : « Ce perfide, auquel, par compassion pour ses pauvres talens, j’ai souvent fait des aumônes, fut révéler mon secret à un triumvirat de Coquins, qui m’accuserent dans une lettre anonime, adressée à l’inquisiteur de police, d’avoir composé un libelle contre la religion et le gouvernement » (Le Cosmopolite, p. 158 ( Frantext, P 222).

120.

 Le 22 avril 1761, à Damilaville (Best. D 9745).

121.

 Sur les libelles, pp. 5 et 13-15. Le libelliste déclare être « plus absolu que les Rois » : « je taxe les Seigneurs & les Princes ; ils sont mes esclaves ». Or, à la fin du texte, « quelqu’un » a entendu la conversation, et raconte l’« histoire de la cage de fer, où dit-on, Louïs XIV. fit enfermer un déclamateur de ce genre qui avoit exercé son talent contre ce Prince ». Le locuteur précise alors que, malgré le détachement qu’il affecte de manifester, il s’aperçut que « depuis l’histoire de la cage de fer, il avoit changé de phisionomie. En effet il devint rêveur & taciturne ». Il l’abandonne alors « à ses tristes reflexions », et conclut pour sa part « que quand même la mechanceté étouffe le remords, elle n’est jamais sans appréhensions cruelles, & qu’une vie vertueuse est la seule tranquille » (pp. 13 et 18-20). Soulignons que cette fin, “ morale ” si l’on veut, correspond surtout à un dénouement rédigé par un autocrate, désireux de rappeler aux libellistes, qui pourraient être tentés de l’oublier, que leur pouvoir ne saurait être « plus absolu » que celui des rois.

122.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 587, note (G).

123.

 Sur les représentations du « public » dans les témoignages de notre période, voir notre troisième partie, chap. 3, § 3.1.

124.

 Cette question sera approfondie dans notre cinquième partie, chap. 2, § 2.