Conclusion

Au terme de l’analyse de cette constellation de termes employés, au cours de notre période, pour désigner les textes qui font l’objet de cette étude, nous ne prétendons pas proposer, après bien d’autres, notre définition “ en forme ” du pamphlet. D’une part, en effet, toute définition comporte inévitablement une part d’arbitraire, et donne lieu à une modélisation de son objet enfermée dans le cadre nécessairement restreint de quelques mots. Il est en effet toujours possible d’exhiber un texte qui, par telle ou telle de ses caractéristiques, serait réfractaire au modèle. D’autre part surtout, l’analyse littéraire ne saurait, selon nous, se réduire au formalisme stérile d’une bataille de mots : il nous semble tout aussi vain de limiter l’investigation à décider si tel texte est ou n’est pas un « pamphlet », que de se demander si, en écrivant Jacques, Diderot a ou n’a pas composé un « roman ». Ici comme ailleurs, on ne s’enivre pas avec des étiquettes de bouteilles. Nous voudrions plutôt, à la suite de Marc Angenot, considérer le pamphlet comme un concept opératoire, susceptible de questionner les textes, en faisant surgir un certain nombre d’interrogations problématiques visant à appréhender leur mode de fonctionnement spécifique.

Si donc nous avons choisi de désigner les textes que nous étudions comme des « pamphlets243 », c’est certes en partie par commodité, mais aussi parce que ce mot nous a paru préférable à tout autre. L’emploi des termes reflète il est vrai, nous l’avons dit, les incertitudes qui, dans les discours, caractérisent leurs acceptions. C’est ainsi par exemple que nous avons pu mettre en évidence des recoupements possibles dans les définitions et les emplois, mais aussi des éléments de continuité entre des notions au départ distinctes, comme l’indique par exemple l’évolution, que souligne Voltaire, de la « critique » à la « satire » et au « libelle ». Mais ces incertitudes pourraient aussi signifier que le mot « pamphlet », au cours de notre période, se charge progressivement de certaines des connotations ou de certains des emplois par extension de mots comme « brochure » ou « satire ». Usité dans cette acception en voie de stabilisation en concurrence avec le mot « libelle », le terme « pamphlet » tend dès lors à regrouper toutes les variétés du “ genre ”, et à s’imposer rapidement à partir de l’usage anglais, comme on peut l’observer, par exemple, dans la période révolutionnaire. C’est dire qu’en utilisant le mot « pamphlet » à la manière d’un hyperonyme, il s’agit pour nous à la fois de simplifier une situation lexicale confuse, et d’éviter l’usage de mots devenus archaïques et peu compréhensibles comme « libelle ».

Les analyses que nous avons pu conduire nous ont par ailleurs convaincu que les autres termes employés au cours de notre période sont (trop) spécifiquement associés à un auteur (la « facétie » voltairienne) ou à l’une des données seulement qu’il convient de prendre en considération pour appréhender le phénomène du pamphlet, ainsi que nous nous efforcerons de le faire dans les parties suivantes de cette étude244.

Le pamphlet doit d’une part être envisagé par rapport à des données d’ordre éditorial. Le terme « pamphlet » est en effet d’abord présenté comme un synonyme de « brochure », et désigne un certain type de textes, définis par leur matérialité, mais aussi par les circuits mis en place pour en assurer la diffusion. Il doit d’autre part être considéré sous l’angle de la rhétorique spécifique qui s’y trouve déployée. Si, à la suite de Voltaire, on peut voir dans la « satire » un prolongement dévoyé de la « critique », ou si le recours au « libelle » est une manière de poursuivre, par d’autres moyens, une entreprise de « réfutation » de l’adversaire, il s’agit en effet de définir ce qui caractérise le fonctionnement rhétorique spécifique de ces textes. Par ailleurs, si le terme « libelle » désigne plus volontiers un contenu diffamatoire susceptible d’être véhiculé par toute sorte de textes, l’analyse du mot « facétie » nous a au contraire orienté vers des formes littéraires étroitement liées à celles que l’on trouve dans la fiction. En outre, l’efficacité polémique de ce “ genre hybride ” qu’est la « comédie satirique » repose notamment sur le principe de la mise en scène de l’adversaire qui, en exploitant les moyens propres au théâtre, nous semble ressortir aux lois plus générales d’une telle mise en fiction. Il s’agirait alors de mettre en rapport la rhétorique spécieuse que déploient les pamphlétaires dans leurs textes avec ce recours aux formes de la fiction littéraire qui font de l’adversaire l’objet d’un spectacle.

Enfin, la teneur des discours que nous avons analysés fait apparaître une dénonciation quasi unanime du pamphlet. Si le pamphlet est une arme qui s’intègre à la polémique et qui, dans la pratique, est couramment employée par les philosophes comme par les anti-philosophes, les uns et les autres ont pourtant toujours recours à cette “ arme sans nom ” sur le mode de la dénégation, comme si les auteurs hésitaient à la reconnaître comme faisant partie intégrante de l’arsenal dont ils disposent pour mener à bien leurs combats. Avant d’examiner ce qu’il en est des enjeux idéologiques qui caractérisent leurs querelles, il convient de rendre compte de cette apparente contradiction entre les déclarations d’intention et la pratique littéraire des auteurs, en resituant les querelles de notre corpus au sein de cette « guerre perpétuelle » qui, selon l’expression de Voltaire, oppose les « abeilles » et les « guêpes ».

Notes
243.

 Dans le détail de nos analyses, en particulier lorsque nous ferons état des réflexions critiques qui ont pu être conduites à l’époque à propos de ces « pamphlets », nous ne nous interdirons cependant pas de reprendre les termes employés par les auteurs.

244.

 Nous avons retrouvé, à l’issue de cette première investigation, les perspectives d’analyse que suggère Hubert Carrier, dans la synthèse par laquelle il conclut la journée d’étude consacrée au « pamphlet en France au XVIe siècle » (Cahiers V.-L. Saunier, 1, Conclusion, pp. 123-136). Il s’agira en effet de réfléchir aux caractéristiques éditoriales de ces écrits clandestins, à leur style, enfin à leur finalité.