deuxième Partie
« Une Guerre Perpétuelle
entre Des Abeilles Et Des Guêpes »

On a pu parler, à propos des querelles qui agitent la République des lettres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, de “ guerre ” philosophique et littéraire, dont l’un des épisodes les plus fameux serait la “ bataille ” encyclopédique. Il suffit d’ailleurs de lire les discours qui entourent la publication des pamphlets pour observer que ces métaphores guerrières reviennent avec une particulière insistance : « qui se donne au monde est en guerre », lance Voltaire (à Mme de Graffigny, le 16 mai 1758, Best. D 7736) ; « Voilà une foutue guerre depuis le chien de discours de Lefranc jusqu’à La Vision 245 », écrit-il à Palissot, le 12 juillet 1760 (Best. D 9058) ; et, dans une lettre adressée à Marmontel, le 13 août 1760 (Best. D 9142), à propos « des Pompignans et des Frérons », il annonce un « beau feu d’artifice à la fin de la campagne ». Enfin, lorsqu’en octobre 1766 Grimm rend compte, dans la Correspondance littéraire, de la querelle qui oppose Rousseau et Hume, il explique qu’« il est écrit que chacun se battra avec les armes de son métier, et que les auteurs videront leurs querelles à coups de plume, comme les militaires à coups d’épée246 ».

Ces métaphores, que l’on emploie spontanément, semblent bien mettre l’accent sur le mode de fonctionnement agonistique du pamphlet. Car c’est bien une guerre que se livrent philosophes et anti-philosophes, de leurs cabinets respectifs, et même « une guerre perpétuelle entre des abeilles et des guêpes », si l’on veut bien admettre, comme l’explique Voltaire à Mme Denis le 21 mai 1754 (Best. D 5824), qu’il s’agit là sinon d’une « définition » de la « littérature », du moins d’un « malheur attaché au métier ». L’expression peut d’abord sembler curieuse. Elle relaie en fait tout un discours axiologique que l’on voit se développer au cours de notre période et qui tend à opposer les écrits utiles des auteurs respectables et la production des libelles qui émane des “ insectes du Parnasse ”. Dans son Discours sur la Satyre contre les Philosophes, l’abbé Coyer explique ainsi que

‘De petits Libelles périodiques ont préludé à la Pièce des Philosophes. On les tolère, parce qu’on les croit sans conséquence. Il faut s’attendre, dit-on, à la piqûre des insectes, qui ne vivent que de guerre. Ils n’existeroient pas sans leurs petites méchancetés. Qu’ils piquent donc, puisqu’on le veut [...]247.’

C’était également pour les condamner qu’en 1758, au moment de la campagne des Cacouacs, l’auteur de L’Aléthophile évoquait les « vains efforts qu’on fait aujourd’hui pour obscurcir la gloire de ces Auteurs respectables, qui font l’honneur de la Nation, en l’éclairant, & le désespoir de leurs ennemis en les méprisant », avant d’espérer que

‘nos neveux n’auront point connoissances de ces cabales obscures, & qu’ils jouiront du fruit des travaux de notre siécle, sans avoir à rougir de ceux qui les auront traversés, à peu près comme nous recueillons ces sucs délicieux que distile l’Abeille, sans songer aux vils frélons qui leur ont livré la guerre248.’

Ces discours, qui dénoncent le recours au pamphlet, n’ont à l’époque rien d’original. Et il suffit de parcourir ces “ traditions polémiques ”, dans la lignée desquelles interviennent nos querelles, pour observer de semblables condamnations, qui s’abattent sur une pratique pamphlétaire non moins constante. Face à cette permanence des “ querelles littéraires ”, présentées comme une activité caractéristique de l’homme de lettres, il nous faudra alors tenter de cerner la cohérence des batailles que se livrent philosophes et anti-philosophes, dans les années 1750-1770. Enfin, nous nous arrêterons sur la querelle qui oppose Pompignan aux philosophes à partir de l’année 1760, afin d’illustrer le mode de développement de cette polémique et de dégager les enjeux qui la sous-tendent.

Notes
245.

 Voltaire fait ici allusion au discours de réception à l’Académie française, prononcé par Jean-Jacques Lefranc de Pompignan le 10 mars 1760, et à la Vision de Charles Palissot, pamphlet de l’abbé André Morellet contre Palissot, qui fait suite à la représentation de la comédie des Philosophes.

246.

 Cor. lit., t. VII, p. 141.

247.

 Discours sur la Satyre contre les Philosophes, pp. 78-79.

248.

 L’Aléthophile, p. 33.