Chapitre 1
traditions Polémiques

[Les gens de lettres] sont les uns par rapport aux autres à peu près dans cet état de pure nature, dont on parle tant sans le connoître. Ils se disputent la gloire comme les hommes sans gouvernement et sans loix se seroient disputé le gland. Mais dans la société personne n’a droit de vivre au préjudice des autres ; les loix ont donc réglé, tant bien que mal, la distribution du gland entre les hommes, ou de ce qui tient lieu de gland ; au contraire dans la société la mieux policée, on peut vivre très bien sans gloire, et souvent même on n’en est que plus heureux ; les législateurs ont donc laissé cette fumée à la dispute de ceux qui en seroient avides.
D’ALEMBERT, Réflexions sur l’état présent de laRépublique des lettres écrites en 1760, et par conséquent relatives à cette époque, pp. 361-362.

C’est en ces termes que, dans un discours qui devait être lu dans une séance publique de l’Académie française, d’Alembert évoque l’« état présent de la république des lettres », au cours de cette année 1760 qui, comme il l’indique en note, « étoit l’année de la comédie des Philosophes, de celle de l’Ecossaise, et de la querelle de M. de Pompignan avec les gens de lettres ». S’il n’est pas sûr, à le lire, que l’« état de pure nature » ait un jour existé, il apparaît en tout cas que la « République des lettres », par l’avidité avec laquelle ceux qui la composent se livrent querelle, pourrait bien en donner malgré tout une idée assez précise. Et si, grâce aux lois, les hommes du milieu du XVIIIe siècle ont renoncé à se « disputer le gland », les gens de lettres continuent avec une impénitence rare à se « disputer la gloire », sinon à coups de pierres, du moins à coups de plume.

Ce constat désabusé, et d’ailleurs paradoxalement lui-même polémique (le souvenir de la brouille avec Rousseau est encore vivace, et se lit dans ces quelques lignes), nous plonge dans le vif de notre sujet, en même temps qu’il propose déjà quelques jalons pour une analyse de ces traditions polémiques auxquelles se rattachent les querelles de notre corpus. En effet, si les lois ont « réglé, tant bien que mal, la distribution du gland entre les hommes », comment expliquer la persistance de ces querelles littéraires, alors même que tout un arsenal juridique existe, censé punir ces débordements pamphlétaires qui forment la “ lèpre du Parnasse ” ? Il convient d’autre part de préciser cette représentation de l’homme de lettres, entouré d’un parfum de scandale, dont d’Alembert réduit les ambitions batailleuses à la seule recherche d’une (vaine) gloire. Il faut enfin réfléchir à la notion même de querelle littéraire qui, si elle s’attache pour ainsi dire constitutivement à la personne même de l’homme de lettres, se voit conférer, au cours de notre période, une pertinence théorique, dès lors qu’un homme de lettres comme l’abbé Irailh peut, en 1761, consacrer quatre volumes à l’« Histoire des Révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours ».