a. Condamnation Juridique

Dans son Traité de la Police, Delamare signale qu’il entre dans les fonctions des Commissaires de partir « à la recherche de tous les livres ou libelles imprimez contre la Religion, ou ceux même sur cette matiere qui ne sont que suspects, pour avoir esté imprimez sans approbation des Docteurs, & sans privilege ou permission ». Mais il s’agit aussi de faire respecter « la discipline des moeurs », voire de veiller à la « seureté publique », dans la mesure notamment où « le Public peut estre troublé par des injures ». Car « il y a de certaines professions dans le Commerce & dans les Arts, qui ont une telle liaison avec les matieres generales de Police, qu’il est important d’y maintenir une discipline encore plus exacte, que dans les autres ». Il en va ainsi, par exemple, de la « Librairie » et de l’« Imprimerie », qui intéressent « la Religion, l’Estat, les moeurs, & souvent le repos des familles249 ». C’est pourquoi les Commissaires ont toute latitude pour visiter les imprimeries et, lorsqu’ils mettent la main sur l’un de ces « mauvais livres » ou sur son auteur250, ils établissent des procès-verbaux qu’ils transmettent au Magistrat en charge de faire appliquer la loi.

Ferrière précise à cet égard qu’un libelle diffamatoire, à la différence des « injures verbales, qui peuvent être l’effet d’un premier mouvement », est « une injure réfléchie & méditée » qui, à ce titre, « est regardée comme un crime public » :

‘La peine de ce crime est arbitraire, suivant les circonstances & la qualité des personnes. Mais pour peu que la calomnie que ces écrits renferment, soit énorme, ceux qui en sont les auteurs sont punis de peine afflictive, quelquefois même de peine capitale.’

En outre, la punition ne frappe pas uniquement « ceux qui font des libelles diffamatoires » : « ceux qui les impriment, & ceux qui les publient doivent être punis des mêmes peines que ceux qui en sont les auteurs251 ».

Au milieu du XVIIIe siècle, la législation en vigueur comporte en effet de nombreuses dispositions visant à lutter contre les libelles diffamatoires, qui ont été adoptées, rappelées et précisées par de fréquentes ordonnances promulguées dans les siècles antérieurs. C’est ainsi par exemple que l’ordonnance du 10 septembre 1563 porte « défenses [...] à toutes personnes de quelque état, qualité et condition qu’elles soient, sur peine de confiscation de corps et de biens, de publier, imprimer, faire imprimer aucun livre, lettres, harangues, ni autre écrit, soit en rithme ou en prose, faire semer libelles diffamatoires, attacher placards, mettre en évidence aucune autre composition de quelque chose qu’elle traite ». L’ordonnance de Blois de mai 1616 stipule quant à elle que « tous mémoires, libelles diffamatoires, lettres, écrits et livres injurieux et scandaleux demeureront supprimés ; et défenses très expresses faites à tous imprimeurs et libraires d’en imprimer ni exposer en vente, et à toutes personnes d’en écrire et composer sur peine de la vie 252 ». Alors que le royaume est agité par les troubles occasionnés par la constitution Unigenitus, la déclaration du 10 mai 1728 signale que « l’expérience nous a fait connaître que, nonobstant l’attention et la vigilance des Magistrats, plusieurs Imprimeurs ont porté la licence jusqu’à imprimer sans Privilège ni Permission, des ouvrages tendans à corrompre les moeurs de nos Sujets, ou à répandre des maximes également contraires à la Religion et à l’ordre public ». Il est alors rappelé que « les Edits, Ordonnances, Déclarations et Réglements rendus sur le fait de l’Imprimerie » doivent être « exécutés selon leur forme et teneur » (art. Ier), et précisé (art. II) que

‘tous Imprimeurs qui seront convaincus d’avoir imprimé sous quelque titre que ce puisse être, des Mémoires, Lettres, Relations, Nouvelles Ecclésiastiques, ou autres dénominations, des Ouvrages ou Ecrits non revêtus de Privilège ni Permission, sur des disputes nées ou à naître en matière de Religion, et notamment ceux qui seraient contraires aux Bulles reçûës dans notre Royaume, au respect dû à notre Saint Père le Pape, aux Evêques et à notre autorité, soient condamnés pour la première fois à être appliqués au Carcan, même à plus grande peine, s’il y échoit, sans que ladite peine du Carcan puisse être modérée sous quelque prétexte que ce soit ; et en cas de récidive, ordonnons que lesdits Imprimeurs soient en outre condamnés aux Galères pour cinq ans, laquelle peine ne pourra pareillement être reprise ni modérée.’

De telles dispositions s’appliquent également « à l’égard des Imprimeurs qui seront convaincus d’avoir imprimé des Ouvrages ou Ecrits tendans à troubler la tranquillité de l’Etat, ou à corrompre les moeurs de nos Sujets » (art. III). Quant à « ceux qui seront convaincus d’avoir composé et fait imprimer des Ouvrages ou Ecrits de la qualité marquée dans l’un ou dans l’autre des deux précédens articles », ils doivent être « condamnés comme perturbateurs du repos public pour la première fois au bannissement à temps hors du Ressort du Parlement où ils seront jugés ; et en cas de récidive au bannissement à perpétuité hors de notre Royaume » (art. IV). En ce qui concerne les écrits qui ne sont pas « de la qualité et sur les matières » mentionnées dans les articles précédents, place est laissée « à la prudence et à la Religion » des juges de « prononcer contre les Imprimeurs et Auteurs telle peine qu’ils jugeront convenable, suivant l’exigence des cas ; leur enjoignant néanmoins de tenir sévèrement la main à ce que tous ceux qui auront eu part à la composition, impression ou distribution de tous Libelles de quelque nature qu’ils puissent être, soient punis suivant la rigueur de nos Ordonnances » (art. V).

Le choc provoqué par l’attentat de Damiens explique enfin la teneur de la déclaration du 16 avril 1757, qui punit de la peine de mort les auteurs, éditeurs, imprimeurs ou colporteurs d’écrits tendant « à attaquer la religion, à émouvoir les esprits et à donner atteinte à l’autorité du roi253 », et condamne aux galères254 à perpétuité ou à temps quiconque n’aurait pas observé toutes les formalités.

On voit donc que la sévérité préside à cette législation censée réprimer la diffusion des pamphlets, même si les textes visent en priorité ceux qui s’en prennent aux autorités politiques et religieuses, alors que le sort réservé aux pamphlets rédigés dans le cadre des querelles littéraires font l’objet d’une condamnation moins explicite255. Or la rigueur des lois pénales en vigueur ne semble être suivie d’aucun effet dissuasif, si l’on en juge par les abus manifestes qu’il est aisé d’observer ou de dénoncer. C’est en effet de ce constat que part Malesherbes lorsque, dans son quatrième Mémoire sur la Librairie de mars 1759, il entreprend de réfléchir aux « Réglemens à faire pour empêcher l’impression, le commerce et l’introduction des livres défendus » : « Il y a eu dans tous les tems des lois sévères contre les Auteurs, Imprimeurs, Distributeurs de libelles scandaleux, séditieux, diffamatoires, et elles n’ont jamais été exécutées ». Il en faut sans doute incriminer la dureté de la loi, dont les dispositions présentent une disproportion flagrante avec l’objet réel du délit : « La peine de mort pour un délit exprimé aussi vaguement que celui d’avoir composé des ouvrages tendans à émouvoir les esprits déplut à tout le monde et n’intimida personne, parce qu’on sentit qu’une loi si dure ne serait jamais exécutée ». À tout le moins convient-il d’opérer une distinction entre les degrés de gravité des délits considérés, qui n’appellent naturellement pas tous la même punition, et certainement pas dans tous les cas un verdict aussi lourd :

‘L’énonciation vague d’écrits tendans à attaquer la Religion, à émouvoir les esprits, à donner atteinte à l’autorité du Roi et à troubler l’ordre et la tranquillité de ses États comprend une infinité de cas différens, auxquels il faut appliquer des peines différentes.
La défense de composer ou d’imprimer de tels ouvrages est une émanation du droit naturel, et la peine qui paraît devoir s’ensuivre, ne peut être proportionnée qu’à la nature du délit. Cela posé, il y a tel cas où la peine de mort doit être infligée, et le serait quand il n’y aurait pas de loi expresse : il y en a aussi où le délit ne mérite que le blâme, et peut-être des peines encore moindres, et alors la peine de mort ne sera pas infligée malgré la loi.
Il a été remarqué, de tous les tems, que les lois d’une sévérité excessive tombent nécessairement dans l’inexécution et la désuétude256.’

Lorsqu’il s’attaque à la délicate question des écrits diffamatoires, Malesherbes renonce donc à une approche monolithique, dont l’inefficacité est avérée par les faits, au profit d’une démarche plus pragmatique, qui prend en considération l’infinie diversité des cas. Car c’est bien un tel souci d’efficacité qui gouverne les principes qu’en tant que directeur de la Librairie il s’efforce d’appliquer. S’agissant des libelles proprement dits, Malesherbes n’a de cesse d’émettre une condamnation sans ambiguïté, et réclame des sanctions rigoureuses contre « tout homme qui, sous prétexte de disserter, et sur les ouvrages nouveaux, insulte la personne des citoyens et attaque leur honneur [...], qui, par la voie la plus publique qu’il soit possible d’imaginer, a cherché à rendre un citoyen la fable et l’objet des railleries du public257 ». Ces sanctions ne sont cependant peut-être pas du ressort de la Librairie. C’est ainsi que dans un mémoire écrit à propos de Palissot, il exclut que de telles brochures puissent bénéficier d’une « permission publique » :

‘Les auteurs de brochures veulent aujourd’hui aller trop loin. Ils abandonnent le ridicule qui était dans leurs mains une arme victorieuse et ils veulent satisfaire leur haine par des déclarations violentes.
On ne doit pas le leur permettre, parce que si de pareils libelles étaient permis aujourd’hui contre les Encyclopédistes, ils le seraient par la suite contre d’autres et que la permission publique scellée du sceau du roi ne doit point être mise à des ouvrages de ce genre.’

Il n’empêche que rares sont les auteurs qui se risquent à demander une telle permission pour « des ouvrages de ce genre », et nombreuses ces « brochures amères » qui se répandent malgré tout dans le public. C’est pourquoi Malesherbes ajoute :

‘Mais quand ces brochures amères se répandront malgré les défenses, on ne les recherchera pas avec beaucoup de sévérité, et qu’est-ce qui en arrivera ? C’est que ces auteurs abuseront de la satire comme leurs adversaires ont abusé de la philosophie, qu’alors le public se retournera contre eux avec indignation, que ceux d’entre eux qui se seront couverts du voile respectable de la religion pour frapper leurs ennemis avec impunité seront démasqués à leur tour, après avoir démasqué les autres, et que le public, qui à la longue est presque toujours équitable, finira par rendre une justice égale aux deux partis258.’

Malesherbes compte donc sur un phénomène d’auto-régulation par l’excès même des brochures, et sur l’« indignation » du public devant un tel déferlement de propos scandaleux, qui en définitive réduit à néant l’impact de ces brochures. Dans le Mémoire sur la liberté de la presse qu’il rédige à la fin de 1788, Malesherbes revient sur cette question des « satires personnelles » et pousse jusqu’à son extrême logique les principes énoncés au milieu de notre période : certes, il serait « bien desirable de pouvoir opposer des obstacles insurmontables à la licence des satyres ; mais par la nature des choses, cela est impossible ». Et d’invoquer alors le système anglais, caractérisé par la liberté de la presse :

‘On regarde comme un affront pour un homme qui mérite de la considération, de se voir désigné dans une brochure, parce que cela fait croire qu’il n’a pas eu le crédit de l’empêcher.
Mais si c’était le sort de tout le monde, ce ne serait plus un affront pour personne, comme ce n’en est pas un en Angleterre.
J’entends dire qu’il n’y a pas un seul Anglais fait pour attirer l’attention, qui n’ait été plusieurs fois attaqué dans les pamflets, et ces libelles sont si communs et si décriés, qu’on n’y fait plus d’attention ; c’est ce qui arriverait aussi en France.’

Si donc la liberté de la presse peut encourager quelques abus, « cependant ce malheur serait peut-être moins grand qu’on ne croit ». En tout état de cause, étant donné qu’il est impossible de lutter efficacement contre la « satyre personnelle », et même si Malesherbes la considère comme « un crime », il ne faut pas en tirer argument pour s’opposer à cette liberté de la presse qui lui paraît nécessaire en général :

‘Je ne prétends donc pas dire qu’on dût la tolérer si on pouvait l’empêcher. Je dis seulement qu’on n’y a jamais complétement réussi en France malgré la rigueur des réglemens ; que la satyre s’y est toujours exercée ainsi que dans les pays où la presse est libre, avec une légère différence ; et il était nécessaire d’établir cette vérité pour que l’espérance illusoire de faire cesser les satyres ne soit pas un obstacle à la liberté générale d’écrire, qui est demandée aujourd’hui par une grande partie de la Nation259.’

On voit donc que les principes énoncés par Malesherbes à propos de la « satyre » s’intègrent à une réflexion de plus vaste envergure sur la règlementation de la Librairie, qu’il a en charge entre 1750 et 1763. Cette réflexion, qui l’amène, en 1788, à plaider en faveur de la liberté de la presse, l’incite, au cours de notre période, à faire preuve d’une relative tolérance. Si, selon l’expression de Pierre Grosclaude, Malesherbes apparaît bien comme « un fonctionnaire zélé, appliqué à faire respecter les règlements260 », il ne se départit guère, répétons-le dans un souci d’efficacité, d’une attitude pragmatique qui le pousse à tenir compte de la situation de fait qu’il a appris à connaître. Étant donné qu’il n’est guère possible d’empêcher que paraissent ces libelles, on ne peut qu’apporter plus ou moins de « sévérité » à en « rechercher » les auteurs et imprimeurs, en fonction de la « nature » même de l’écrit en question, ce qui n’est pas sans incidences sur les circuits de diffusion qu’empruntent les pamphlets de notre corpus 261.

Reste que Malesherbes considère que les plaintes pour diffamation sont peut-être moins fondamentalement du ressort de la Librairie que des « tribunaux réglés ». C’est ainsi qu’il écrit à d’Alembert, vers le 24 janvier 1758 :

‘Ce n’est pas que si un auteur abusoit de cette permission jusqu’à diffamer ses adversaires en matière grave ceux qui se croiroient lézés ne pussent se pourvoir devant les tribunaux réglés, comme il est arrivé plusieurs fois, mais les fonctions de l’administrateur de la Librairie et celles de censeur ne consistent point à prévenir de pareils abus. Sans quoi il seroit à craindre que sous prétexte d’empêcher la diffamation personnelle on n’empêchat les critiques qu’on trouveroit trop dures et qu’on ne vînt par degrés à interdire toute espèce de critique ou à y mettre de telles gesnes qu’on les réduisît presque à rien.
[...]
Ces principes vous paroistront surement fort durs et je connois trop la sensibilité des auteurs sur ce qui intéresse leur amour propre pour me flatter que ny vous ny aucun homme de lettres maltraité dans les brochures les adopte. Mais après y avoir longtemps réfléchi j’ay trouvé que ce sont les seuls que je puisse suivre avec justice et sans m’exposer moi même à tomber dans la partialité262.’

Comme nous y invite Malesherbes, il faut enfin prendre en considération la « nature » des écrits diffamatoires incriminés. Nous avons déjà pu observer que la législation, pour floue qu’elle subsiste, portait prioritairement sur les brochures relatives aux affaires politiques et religieuses, les autres cas étant laissés à l’appréciation des juges. Cette législation n’a du reste cessé de se renforcer à l’occasion d’événements politiques et religieux. C’est dire que les éventuelles poursuites à engager à l’encontre des auteurs de pamphlets rédigés dans le cadre de querelles littéraires ne font jamais l’objet d’une définition rigoureuse.

C’est en tout cas ce que confirme la réalité des condamnations prononcées, au cours de notre période, à l’encontre des auteurs de pamphlets. Du côté des philosophes, seul l’abbé Morellet a véritablement été inquiété en 1760 pour la Vision de Charles Palissot ou Préface de la comédie des Philosophes, qui lui vaut un séjour de quelques mois à la Bastille. Du côté des anti-philosophes, c’est Palissot qui se voit notifier par une lettre de cachet un exil de quelques mois également, à la suite de la publication de la Dunciade en 1764263. Dans un cas comme dans l’autre, la condamnation apparaît plus symbolique que véritablement sévère. Morellet écrit dans ses Mémoires, sans doute malgré tout avec quelque forfanterie : après l’interrogatoire dirigé par Sartine, l’inspecteur « me laissa si parfaitement calme que les deux mois que je passai dans cette solitude s’écoulèrent, je ris encore en l’écrivant, très agréablement pour moi ». Car Morellet ne manque pas de défenseurs : « Ma captivité finit vers les derniers jours du mois d’août. Je dus ma liberté à M. de Malesherbes, à M. le maréchal de Noailles, et surtout à Mme la maréchale de Luxembourg ; [...] j’en fus quitte pour m’absenter de Paris pendant le reste de l’automne 1760, après quoi je revins cultiver, comme auparavant, la philosophie et mes amis264 ». Palissot, quant à lui, n’est exilé qu’à cinquante lieues de Paris, à la suite d’une procédure lente à aboutir. En effet, comme l’explique Daniel Delafarge, « il semble bien que, livrée à elle-même, l’administration de la librairie n’eût pas bougé : seules les plaintes de quelques auteurs et l’attitude du ministère public la poussèrent à intervenir ». D’autre part, « notifié [...] au bout de trois semaines, sans empressement, sans rudesse, cet exil avait vraiment quelque chose de singulier ; sévère en apparence, la mesure n’était-elle pas au fond bienveillante265 ? » D’autant que Palissot est assuré de la protection du ministre Choiseul...

Encore faut-il préciser que l’on reproche à Morellet d’avoir mis en cause dans son pamphlet la princesse de Robecq, protectrice de Palissot et amie intime de Choiseul, qui pis est une femme mourante à laquelle le texte révélait la gravité de son état. « Je dois dire aussi », explique Morellet, « que pour mon malheur, Mme de Robecq, que je ne pouvais croire si malade puisqu’elle allait à la comédie, était morte environ quinze jours après mon emprisonnement ; ce qui n’avait pas manqué de faire élever contre moi toutes les femmes sensibles et tous les gens de la cour, qui répétaient que je lui avais porté le coup de la mort, et qu’il fallait faire un exemple266 ». C’est d’autre part en particulier à la suite d’une plainte déposée auprès du parlement par Crévier, un universitaire qui passait pour janséniste et qui venait d’être comparé à un âne dans la Dunciade, que Palissot commence à être inquiété. Dans les deux cas, c’est donc la qualité même des plaignants qui semble expliquer le déclenchement des poursuites, lesquelles n’apparaissent pas particulièrement rigoureuses.

Certes, la législation en matière de libelles diffamatoires paraît sévère, mais elle n’est guère appliquée. Il ne faudrait pourtant pas en conclure hâtivement que les autorités de la Librairie font preuve de laxisme. Roger Chartier rappelle que « c’est entre 1750 et 1779 que les embastillements “ pour affaires de librairie ” atteignent leur maximum » : « le total de ceux qui ont été emprisonnés pour avoir écrit, imprimé ou vendu des textes prohibés constitue tout de même 40 % des pensionnaires de la forteresse parisienne dans la seconde moitié du siècle ». « Le chiffre suffit à prouver que la tolérance dont fait montre l’administration de la librairie n’exclut aucunement la rigueur répressive267 ».

Car si les responsables s’en tiennent le plus souvent à une attitude pragmatique fondée sur une relative tolérance, c’est d’abord dans la mesure où les enjeux des querelles considérées paraissent éloignés des domaines politiques et religieux qui, quant à eux, suscitent une sévérité exemplaire. C’est dire qu’en pratique, la condamnation dont font l’objet les pamphlets de notre corpus semble essentiellement d’ordre moral.

Notes
249.

 Delamare, Traité de la Police, t. I, pp. 201-202, 204 et 207.

250.

 Delamare signale une disposition particulière « à l’égard des distributeurs » : « comme ce sont ordinairement gens viles & dont l’évasion est à craindre, ils les font arrester, les interrogent & informent contr’eux » (t. I, p. 201).

251.

 Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, art. « Libelles diffamatoires ». Nous citons le texte de l’édition de 1740, qui se retrouve à l’identique dans l’édition de 1762.

252.

 Cité par M. Pellisson, Les Hommes de lettres au XVIII e  siècle, pp. 20-21.

253.

 Cité par J.-P. Belin, Le Commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, pp. 12-14.

254.

 On peut lire un écho de cette disposition dans la comédie de L’Homme dangereux de Palissot. Lorsqu’elle veut faire peur à Pasquin, pour qu’il reconnaisse que son maître Valère est bien l’auteur d’un libelle contre Oronte, Marton déclare (III, 2) : « [...] L’Ordonnance est formelle, / Tout scélérat obscur convaincu d’un Libelle, / S’il en est reconnu pour le fabricateur, / Ou même seulement s’il en est colporteur, / Pour la premiére fois doit s’attendre aux galéres. / Tu peux, d’après cela, mettre ordre à tes affaires. »

255.

 Ces dispositions juridiques montrent ainsi que le législateur n’appréhendait pas de la même manière les questions politiques et religieuses et les autres questions, notamment littéraires. Nous reprendrons ce point lorsque nous nous efforcerons à notre tour de distinguer les querelles littéraires qui nous occupent des querelles politiques et religieuses de notre période. Voir notre chap. 2, § 2.

256.

 Malesherbes, Mémoires sur la Librairie et la liberté de la presse, pp. 108-111.

257.

 B.N.F., ms. fr. 22133, pièce 44.

258.

 Cité par P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, p. 160.

259.

 Malesherbes, Mémoire sur Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 277-281.

260.

 P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, p. 64.

261.

 Sur cette question, voir notre troisième partie, chap. 2, § 1.

262.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 232.

263.

 On lit en effet, dans une lettre de l’inspecteur d’Hémery, datée du dimanche 25 mars 1764 : « je me suis transporté aujourd’huy a Argenteuil ou j’ai signifié a M. Palissot de Montenoy l’ordre du Roy du 22. du courant qui l’exile a 50 lieues de Paris [...] il a fait sa soumission et promis d’obeir mercredy prochain au plus tard ». (B.N.F., ms. fr. 22096, f° 81.)

264.

 Morellet, Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la Révolution, pp. 102-103.

265.

 D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot (1730-1814), pp. 289-290.

266.

 Morellet, Mémoires, p. 102. Sur cette affaire, voir l’ouvrage de D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760. Signalons en outre que l’attaque de Morellet contre Mme de Robecq ne fait pas l’unanimité dans le camp même des philosophes. Sur la position de Voltaire, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 3.

267.

 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, pp. 82-83.