a. État Ou Corps ?

Selon Thorel de Campigneulles, auteur du Discours sur les Gens de Lettres, « tous ceux qui ont cultivé leur esprit & ont acquis des connoissances, dont ils ont fait part au Public, peuvent prétendre à cette qualité. Le Logicien, le Rhétoricien, le Physicien, le Métaphysicien, le Mathématicien, le Géomètre, l’Astronome, le Moraliste, le Critique, l’Historien, le Romancier, le Poète, &c. tous sont connus sous le nom de Gens de Lettres286 ». On voit que la définition est plutôt large, et englobe tous les domaines d’investigation de l’esprit humain. C’est cette extension des connaissances et des centres d’intérêt que retient Voltaire dans l’article « Gens de lettres » de l’Encyclopédie : « les véritables gens de lettres se mettent en état de porter leurs pas dans ces différens terreins, s’ils ne peuvent les cultiver tous ». C’est donc d’abord une curiosité intellectuelle qui confère à un homme la qualité d’« homme de lettres ». Mais Voltaire ne tarde pas à assimiler les « gens de lettres » aux philosophes : « C’est cet esprit philosophique qui semble constituer le caractere des gens de lettres ; & quand il se joint au bon goût, il forme un littérateur accompli ». Encore convient-il de préciser qu’« il y a beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs », et que « ce sont probablement les plus heureux » : en effet,

‘ils sont à l’abri des dégoûts que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti, & des faux jugemens ; ils sont plus unis entre eux ; ils joüissent plus de la société ; ils sont juges, & les autres sont jugés287.’

Même si Voltaire étend la définition des « gens de lettres » au-delà des seuls auteurs, la différence qu’il établit entre les auteurs et ces amateurs éclairés qui se piquent de cultiver les lettres sans pour autant entrer dans la « profession » permet de cerner quelques-uns des enjeux propres au statut de ces écrivains auteurs de pamphlets qui nous intéressent ici. Il apparaît ainsi que l’un des problèmes réside dans l’hypothétique union des « gens de lettres » : dire en effet que ceux « qui ne sont point auteurs » ont le bonheur d’être « plus unis entre eux », c’est signaler implicitement que l’union n’est pas la caractéristique première de ceux qui embrassent la « profession d’auteur », qui sont au contraire confrontés à d’incessantes « querelles ». D’autre part, si les amateurs éclairés « joüissent plus de la société », il faut s’interroger sur la manière dont les auteurs prennent place et s’intègrent au sein de cette société, ce qui n’est peut-être pas sans lien précisément avec ces « querelles » qui agitent la « République des lettres ».

De nombreux témoignages attestent ainsi que la « qualité d’Auteur ou d’homme de Lettres » ne bénéficie pas d’une grande considération. Dans son Essai sur les gens de Lettres, d’Alembert explique en effet que « malgré cette lumiere générale dont se glorifie notre siecle philosophe, il est encore bien des gens, & bien plus qu’on ne croit, pour qui la qualité d’Auteur ou d’homme de Lettres n’est pas un titre assez noble288 ». Tous ne s’accordent pas en revanche sur la question de savoir si les « gens de lettres » forment un « état ». L’auteur du Discours sur les Gens de Lettres précise que

‘Quiconque n’a que le titre d’Auteur n’en a point. Celui qui s’occupe dans la solitude de l’examen de la nature, qui lui arrache ses secrets pour en faire part aux hommes, qui sacrifie son repos, sa fortune & sa santé à une étude pénible, à des recherches dispendieuses, à des expériences fatiguantes pour enrichir l’Univers des vérités utiles ; celui-là même n’a point d’état, n’a point de profession ; c’est un fénéant, dit le vulgaire hébété289.’

D’autres, tels Rémond de Saint-Sauveur, estiment au contraire en 1755 qu’« être auteur »,

‘c’est un état aujourd’hui, comme d’être militaire, magistrat, ecclésiastique ou financier..... Quoique cet état fasse une classe particulière dans la société, cela n’empêche pas ceux des autres classes de vouloir y être admis : l’officier, par exemple, fait des livres aujourd’hui et, souvent, ne sait pas faire l’exercice290.....’

Du reste il ne faudrait pas sous-estimer l’évolution du statut d’homme de lettres et de la perception dont fait l’objet cet « état », qui se dessine au cours de notre période. C’est ainsi que Thomas, lors de la prise de séance à l’Académie française le 22 janvier 1767, peut définir la spécificité de la fonction dévolue à ceux qui possèdent l’« état » d’homme de lettres :

‘Ceux qui gouvernent les hommes ne peuvent en même temps les éclairer..... On a donc établi, on a protégé partout une classe d’hommes dont l’état est de jouir en paix de leur pensée, et le devoir, de la rendre plus active pour le bien public..... La gloire de l’homme qui écrit est de préparer des matériaux utiles à l’homme qui gouverne.’

C’est aussi cette utilité des gens de lettres que souligne Malesherbes, dans son discours de réception à l’Académie française, en 1775. L’ancien directeur de la Librairie, qui propose une vision singulièrement positive des gens de lettres, va même jusqu’à assigner à leur activité une fonction politique et sociale :

‘Le public porte une curiosité avide sur les objets qui, autrefois, lui étaient le plus indifférents. Il s’est élevé un tribunal indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent, qui apprécie tous les talents, qui prononce sur tous les genres de mérite ; et, dans un siècle éclairé, dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par la voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes et le don de les émouvoir, les gens de lettres, en un mot, sont au milieu du public dispersé ce qu’étaient les orateurs de Rome et d’Athènes au milieu du peuple assemblé.’

Lorsqu’il est à son tour reçu à l’Académie, le 4 juin 1787, Rulhierre parle quant à lui de la « dignité » de l’homme de lettres, défini comme l’« organe » et l’« arbitre » de l’« opinion publique » :

‘Ce fut alors que s’éleva parmi nous ce que nous avons nommé l’empire de l’opinion publique. Les hommes de lettres eurent aussitôt l’ambition d’en être les organes et presque les arbitres. Un goût plus sérieux se répandit dans les ouvrages d’esprit ; le désir d’instruire s’y montra plus que le désir de plaire. La dignité d’homme de lettres, expression juste et nouvelle, ne tarda pas à devenir une expression avouée, et d’un usage reçu291.’

Que de chemin parcouru, depuis 1750... Au manque de considération que le « vulgaire hébété » manifeste à l’égard des auteurs succède la revendication d’une « dignité d’homme de lettres », reconnue par le « public », voire par « l’opinion publique »292. Cette considération croissante va de pair, semble-t-il, avec la conquête d’une certaine indépendance de la part de la « classe » des gens de lettres par rapport aux « puissances ». Encore faut-il noter que cette indépendance, revendiquée par les gens de lettres eux-mêmes, apparaît cependant problématique au cours de notre période. Si l’on ne peut guère contester la réalité de cette conquête, à la fin de l’Ancien Régime, celle-ci ne s’effectue pas sans heurts, ce qui apparaît notamment lorsqu’on envisage les rapports des gens de lettres avec les grands.

Dans son Essai sur les gens de Lettres, d’Alembert s’intéresse en effet au commerce que les gens de lettres entretiennent avec les grands. Selon lui, les gens de lettres fréquentent les grands parce qu’ils recherchent non seulement la « réputation » mais aussi la « considération ». Or « il ne faut pas confondre » ces deux objectifs : la réputation « est principalement le fruit des talens ou du savoir-faire », alors que la considération « est attachée au rang, à la place, aux richesses, ou en général au besoin qu’on a de ceux à qui on l’accorde ». C’est dire que « l’absence ou l’éloignement loin d’affoiblir la réputation, lui est souvent utile ; l’autre au contraire toute extérieure semble attachée à la présence ». Ainsi se trouvent opposés trois moyens par lesquels les hommes, au-delà de leur égalité théorique, s’efforcent de se distinguer : les « talens de l’esprit » d’une part, la « naissance » et la « fortune », de l’autre. Or il peut se former un hiatus entre la « considération » et la « renommée » :

‘la considération & la renommée ne vont point nécessairement ensemble. Un homme de Lettres plein de probité & de talens, est sans comparaison plus estimé qu’un Ministre incapable de sa place, ou qu’un grand Seigneur déshonoré : cependant qu’ils se trouvent ensemble dans le même lieu, toutes les attentions seront pour le rang, & l’homme de Lettres oublié pourroit dire comme Philopoemen, je paye l’intérêt de ma mauvaise mine.’

Il apparaît donc que, dans cette société française d’Ancien Régime, si les « talens » suscitent l’« estime », la « naissance » et la « fortune » sont les garants de l’« honneur » accordé à un personnage. Inégalité qui, si elle n’amoindrit pas le mérite intrinsèque de l’homme de lettres, explique peut-être le mode de relations qu’il entretient avec les grands. D’Alembert distingue ainsi quatre « classes » de gens de lettres qui font leur cour aux grands : « les uns sont esclaves sans le sentir, & par conséquent sans remede » ; « d’autres s’indignant du personnage désagréable auquel on les force, ne laissent pas de le supporter constamment par l’avantage qu’ils se flattent d’en retirer pour leur fortune ». Une « troisieme classe », « peu nombreuse », « renferme ceux qui après avoir formé le matin le projet sincere d’être libres, recommencent le soir à être esclaves, & qui tout à la fois audacieux & timides, nobles & intéressés, semblent rejetter d’une main ce qu’ils tâchent de saisir de l’autre ». Enfin, la « derniere classe », que d’Alembert considère comme « la plus blâmable », regroupe « ceux qui après avoir encensé les Grands en public, les déchirent en particulier, & font parade avec leurs égaux d’une Philosophie qui ne leur coûte guere293 ». Aussi le « rôle » le plus « bas que puisse jouer un homme de Lettres » est-il celui de « courtisan ». Sa place n’est donc pas à la cour et, lorsqu’il est contraint de la fréquenter, il doit le faire avec toute la distance nécessaire :

‘Le Sage en rendant à la naissance & à la fortune même des devoirs que la société lui prescrit, est en quelque sorte avare de ces devoirs ; il les borne à l’extérieur, parce qu’un Philosophe sait ménager & non pas encenser les préjugés de sa nation, & qu’il salue les idoles du peuple quand on l’y oblige, mais ne va pas les chercher de lui-même. Se trouve-t-il dans cette nécessité très-rare de faire sa cour que des motifs puissans & louables peuvent imposer quelquefois ? Enveloppé de ses talens & de sa vertu, il rit sans colere & sans dédain du personnage qu’il est alors obligé de faire.’

C’est pourquoi « les seuls grands Seigneurs dont un homme de Lettres doive desirer le commerce, sont ceux qu’il peut traiter & regarder en toute sûreté comme ses égaux & ses amis » ; « il doit sans exception fuir tous les autres294 ». Et d’Alembert de convoquer la figure quelque peu mythique de Mécène qui ne se trouve, faut-il le préciser, que rarement incarnée par les protecteurs réels des gens de lettres. Comment dès lors concilier le « personnage » que l’homme de lettres peut être amené à jouer, même s’il le joue avec tout le détachement requis de la part du comédien, avec cette revendication d’indépendance qu’il exprime par ailleurs ? Si d’Alembert peut affirmer, à propos des gens de lettres, dans ses Réflexions sur l’état présent de la République des Lettres écrites en 1760, que « leur état les rend indépendans, s’ils ont l’âme assez noble pour vouloir l’être », et ajouter que « dans les autres états au contraire, pour peu qu’on désire ou qu’on craigne de faire parler de soi, on dépend des gens de lettres pour voir célébrer ses talens, pallier sa médiocrité ou ménager ses sottises295 », il n’en souligne pas moins la compromission qui menace en permanence l’homme de lettres qui fréquente les grands, et qui peut, dans certaines circonstances, restreindre d’une manière appréciable sa liberté d’expression.

Le même Malesherbes qui, dans son discours de réception à l’Académie de 1775, évoquait ce « tribunal » que forment les gens de lettres, « indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent », ne souligne-t-il pas au contraire, dans son Mémoire sur la liberté de la presse rédigé à la fin de 1788, la dépendance de fait des gens de lettres ? C’est en tout cas l’argument qu’il avance pour justifier une redéfinition du rôle des censeurs :

‘Or, les Censeurs sont choisis parmi les gens de lettres, et en France les gens de lettres sont une classe de Citoyens très-dépendante, parce que ce n’est point une profession utile par elle-même. La plupart de ceux qui l’ont embrassée, y ont été déterminés par un attrait vainqueur, ont sacrifié l’espérance de la fortune à leur satisfaction et à la gloire. Cependant comme la gloire ne fait pas vivre, c’est par des graces de la Cour ou des places auxquelles la Cour nomme, qu’ils ont espéré de subsister dans leur vieillesse, dans cet âge où l’aisance est devenue une nécessité.
Un homme de lettres est donc un homme dépendant de beaucoup de gens puissans, et qu’il ne faut point exposer à leur déplaire par l’approbation d’un livre296.’

L’indépendance des gens de lettres s’avère donc problématique, dans la société d’Ancien Régime et même en cette fin de XVIIIe siècle. Certes, les gens de lettres conquièrent peu à peu un « état », qui leur permet d’adopter une certaine liberté d’expression, mais cette liberté apparaît néanmoins fermement bornée par ce qu’ils doivent aux grands qu’ils fréquentent. Toutefois, si cette situation explique sans doute la prudence avec avec laquelle ils s’expriment sur les questions politiques, en va-t-il de même lorsqu’il s’agit de questions littéraires ? Tout dépend en fait de la position qu’adoptent les « puissances » par rapport aux querelles qui agitent la République des lettres. Peut-être y a-t-il là un critère à retenir pour mettre en évidence le statut particulier dont bénéficient les querelles littéraires au cours de notre période297. Mais en admettant même que ce statut particulier permette à ces querelles de se développer avec une certaine liberté, cette situation de problématique indépendance des gens de lettres ne rejaillit-elle pas sur les choix stratégiques qui président au recours au pamphlet, dans le cadre de ces mêmes querelles ? La question est en effet celle des enjeux pragmatiques du recours au pamphlet : a-t-il pour vocation première d’exercer une influence sur l’« opinion publique », selon l’expression de Rulhierre citée plus haut, ou l’efficacité qui en est escomptée se limite-t-elle à ternir la « réputation » de l’adversaire auprès des « puissances »298 ? Une telle alternative n’insinue-t-elle pas enfin une ligne de fracture au sein de la « République des lettres » ? Le point de vue exprimé par d’Alembert pourrait bien par exemple ne correspondre qu’à une stratégie, que l’on qualifiera provisoirement, pour aller vite, de “ voltairienne ”, et ne pas faire l’unanimité parmi les gens de lettres, en particulier parmi les philosophes.

Car il ne faudrait pas conclure hâtivement de ces témoignages qu’au cours de notre période, si les gens de lettres ont pu conquérir un « état », ils en viennent pour autant à former un « corps ». C’est ce qu’exprime Grimm, en octobre 1770 :

‘Je crois à la communion des fidèles, c’est-à-dire à la réunion de cette élite d’excellents esprits, d’âmes élevées, délicates et sensibles, dispersées çà et là sur la surface du globe, se reconnaissant néanmoins et s’entendant, d’un bout de l’univers à l’autre, à l’unité d’idées, d’impressions et de sentiments ; mais je ne crois pas au corps des gens de lettres ni au respect qu’il exige, ni à la suprématie qu’il veut usurper, ni à aucune de ses prétentions. Dans ce corps, gloire, mérite, succès, service, tout est personnel et exclusif, et je ne vois pas, parce que les lettres et les talents ont procuré à Voltaire une gloire immortelle, qu’aucun homme de lettres doive ou puisse s’en prévaloir. Ce corps n’en est donc pas un, parce que tout corps suppose ou des fonctions publiques ou des qualités préliminaires et communes à tous les membres. Dans un corps d’officiers, par exemple, tous sont obligés d’avoir de la bravoure, des sentiments d’honneur, et une conduite conforme à ces sentiments : mais le corps des gens de lettres renferme à la fois et ce qu’il y a de plus respectable et ce qu’il y a de plus vil. Quand l’homme de lettres s’appelle Montesquieu ou Voltaire, il excite l’admiration, il inspire le respect ; quand il s’appelle Palissot ou Fréron, il excite le mépris ; mais on ne peut pas plus contester à ces derniers leur qualité d’hommes de lettres qu’à ceux qui se sont le plus illustrés dans cette carrière299.’

Sous la plume de Grimm, l’absence de cohérence des gens de lettres prend clairement un tour polémique, la ligne de fracture entre « ce qu’il y a de plus respectable et ce qu’il y a de plus vil » séparant en fait philosophes et anti-philosophes. Mais déjà en décembre 1759, dans le compte rendu de la réédition des Mélanges de d’Alembert qui comprennent notamment l’Essai sur la société des grands et des gens de lettres, Grimm soulignait tout ce qui pouvait opposer un Voltaire et un chevalier de Mouhy ou encore un Duclos :

‘S’il y a un état au monde dont il soit difficile de tirer vanité, c’est celui d’homme de lettres. Tout est personnel dans cette vocation. Voltaire est regardé comme le premier homme de l’Europe ; le chevalier de Mouhy est méprisé. Leur occupation est cependant la même ; ils font tous les deux des livres ; ils sont tous les deux hommes de lettres : on ne peut contester au chevalier de Mouhy son état. Il est vrai qu’un homme supérieur honore son état sans en tirer aucun avantage, et qu’un homme médiocre tire toute sa considération du corps auquel il s’est agrégé. Le titre d’historiographe de France n’a pas illustré M. de Voltaire, plus sûrement immortalisé par ses ouvrages historiques ; ce titre fait aujourd’hui toute la gloire de son successeur, M. Duclos, parce qu’un écrivain médiocre ne peut captiver la faveur publique par ses écrits300.’

Dans ses Réflexions sur l’état présent de la République des Lettres, d’Alembert souligne également cette absence de cohérence qui réduit à néant toute idée de « corps » de gens de lettres, en opposant les membres de la « chambre basse de la littérature », « qui ne savent faire que des satyres », et ceux de la « chambre haute », « qui ne veulent faire que de bons ouvrages301 ». De là sans doute l’appel à l’union des gens de lettres dignes de ce nom302 qu’il lance en guise de profession de foi, à la fin de son Essai, mais qui ne fait que souligner qu’une telle union est pour l’heure loin d’être effective :

‘Heureux au moins les Gens de Lettres, s’ils reconnoissent enfin, que le moyen le plus sûr de se faire respecter, est de vivre unis (s’il leur est possible) & presque renfermés entr’eux ; que par cette union ils parviendront sans peine à donner la loi au reste de la nation sur les matieres de goût & de Philosophie ; que la véritable estime est celle qui est distribuée par des hommes dignes d’être estimés eux-mêmes ; que la charlatanerie enfin est une farce qui dégrade le spectateur & l’acteur ; & que la soif de la réputation & des richesses est une des causes qui contribueront le plus parmi nous à la décadence des Lettres303.’

On reconnaît la condamnation des libelles, présentés comme l’indigne production de la « chambre basse de la littérature », dont nous avons fait état plus haut. Condamnation qui prend ici une résonance particulière, car l’activité pamphlétaire se trouve présentée comme ce travers infâme des gens de lettres qui justifierait encore la déconsidération dont faisait l’objet leur « état », et dont ils ont bien du mal à s’affranchir. C’est entre autres ce que suggère l’auteur du Rapporteur de bonne foi, lorsqu’il s’exprime à propos des querelles qui opposent Rousseau aux philosophes :

‘Que de sots compilateurs ou des insectes du parnasse, tels que M. P*... M. D*... M. M*... M. P*... M. B*... M. de R*.. M. M*.. le Lionnois, & une fourmilliere d’autres consument leurs forces & leurs petits talens à de vaines querelles & à des disputes engendrées par la jalousie ou par l’amour propre ; le public ne descend à ces petits disputeurs que pour leur jetter un regard dédaigneux & un ris moqueur qui le vengent des momens qu’ils lui arrachent ; mais que les aigles de la littérature, qu’un Rousseau, qu’un d’Alembert, qu’un Hume, qu’un Voltaire, hommes si supérieurs par les lumières & par les talens perdent à s’accuser & à se justifier un tems qui seroit bien mieux employé à éclairer leurs contemporains & à instruire la postérité, ce spectacle arrache des larmes aux véritables amis des lettres, & le triomphe de l’un des deux partis leur paroît encore la honte des vainqueurs & le scandale de la philosophie304.’

C’est dire qu’une véritable opposition s’établit alors entre l’utilité qui résulte de « l’art d’instruire & d’amuser par des Ouvrages nécessaires », et le « talent futile de débiter des Epigrammes dans un cercle ». De là la prise de position, certes partiale, mais non moins révélatrice de l’auteur du Discours sur les Gens de Lettres :

‘C’est cependant contre ces Citoyens utiles que la satyre éguise ses traits ; il en est peu qu’elle épargne, tandis que dans l’obscurité le Peuple de tous les ordres de l’Etat, goûte le repos & la paix, le repos & la paix fuient loin d’eux, ils le voient, mais ils ne peuvent résister à l’influence du génie : ces serpents de l’envie qui sifflent à leurs oreilles, ne font qu’imiter leur ardeur ; épris des charmes de la gloire, ils méprisent l’espèce de bonheur qu’on goûte dans une molle oisiveté : il faut que le ver-à-soie file, & qu’un Voltaire écrive305.’

On voit donc que la République des lettres, dans les années 1750-1770, se caractérise par une série de lignes de fracture qui en rendent problématiques l’unité et la cohérence. Si les gens de lettres ne sauraient dès lors être présentés comme un « corps », leur « état » ne parvient que difficilement à échapper au mépris qui lui était jusque-là attaché. En particulier, une opposition se dessine avec netteté entre une pratique « utile » de la littérature, et cette pratique « futile » voire indigne, à laquelle se rattache l’activité pamphlétaire. Qu’il s’agisse de ces « insectes du parnasse » que leurs médiocres talents rendent tout juste aptes à produire des libelles, ou des génies qui déshonorent leur plume en s’abaissant à leur répondre, c’est un pan obscur de l’activité littéraire qui est ainsi stigmatisé, et qui attache à l’homme de lettres un parfum de scandale décidément tenace.

Notes
286.

 Discours sur les Gens de Lettres, p. 85. Une note précise que « ce discours a été lu le 25 Août 1761, dans l’Assemblée publique de l’Académie Royale des Sciences, Belles-Lettres & Arts de Villefranche en Beaujollois, par M. Thorel de Campigneulles, Membre de cette même Académie ».

287.

 Encyclopédie, article « Gens de lettres ».

288.

 D’Alembert, Essai sur les gens de Lettres, p. 380.

289.

 Discours sur les Gens de Lettres, pp. 87-88.

290.

 Rémond de Saint-Sauveur, Agenda des auteurs, Paris, 1755, cité par M. Pellisson, Les Hommes de lettres au XVIII e  siècle, p. 245.

291.

 Ibid., pp. 246-247.

292.

 Cette question sera reprise et approfondie dans notre cinquième partie, chap. 2.

293.

 D’Alembert, Essai sur les gens de Lettres, pp. 365-370.

294.

 Ibid., pp. 374 et 379.

295.

 D’Alembert, Réflexions sur l’état présent de la République des Lettres écrites en 1760, p. 362.

296.

 Malesherbes, Mémoires sur la Librairie et sur la liberté de la presse, p. 343.

297.

 Sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 1.2.

298.

 Sur cette question délicate, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 2.

299.

 Cor. lit., t. IX, pp. 127-128.

300.

 Ibid., t. IV, p. 159.

301.

 D’Alembert, Réflexions sur l’état présent de la République des lettres, p. 363.

302.

 Un tel appel n’est pas très loin de celui que lance Voltaire en faveur de l’union des « frères » : sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 3.

303.

 D’Alembert, Essai sur les gens de Lettres, p. 410.

304.

 Le Rapporteur de bonne foi, pp. 5-6.

305.

 Discours sur les Gens de Lettres, pp. 89-90 et 95.