b. L’homme À Scandales

Précisément parce que cette activité est perçue comme infâme, les auteurs de pamphlets s’emploient à justifier leur démarche en arguant du principe d’« utilité » : Palissot, par exemple, se flatte « de l’espoir de rendre le ridicule utile à [s]a Patrie306 ». Dans la préface de ses Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, Chaumeix assigne à son ouvrage un double objectif : combattre l’erreur et dénoncer le scandale que représentent les pernicieux principes que renferme ce dictionnaire, qu’il est « très-nécessaire » de « réfuter ». Car « combien de personnes se gâtent l’esprit, & puisent des principes d’erreur dans ce Dictionnaire » ! D’une part, en effet,

‘C’est une obligation générale que Dieu a imposée à tous les hommes, que de s’instruire mutuellement des vérités dont la connoissance leur est nécessaire, pour se conduire selon les régles qu’il leur a prescrites.
Ces vérités ont leurs principes dans certaines sciences dont tous ne sont pas également instruits. C’est à la faveur de cette ignorance, naturelle à l’homme depuis son péché, que l’erreur le séduit, & lui fait trouver des charmes dans les actions qui dégradent sa nature.
Comme son penchant l’entraîne vers les objets de ses passions, il doit travailler à connoître ce qui lui est utile, & ce qui peut lui nuire ; & Dieu a voulu que les hommes eux-mêmes fussent les interprètes de ses instructions vis-à-vis de leurs semblables.
C’est pour satisfaire à cette obligation, que j’ai cru devoir élever ma voix contre les Encyclopédistes : je me propose d’être utile à cette partie de leurs Lecteurs, qui n’étant pas en état de connoître par eux-mêmes le venin renfermé dans ce Dictionnaire, pourroient s’empoisonner, en croyant y trouver une solide nourriture.’

Mais Chaumeix s’adresse également à ces « autres Lecteurs qui, cherchant des prétextes de doute, des principes d’incrédulité, sont fiers de s’appuyer de l’autorité de ceux qu’ils regardent comme de grands hommes, & font trophée de ce que ces derniers hazardent contre les vérités les mieux établies ». Il s’agira alors de dénoncer les « sophismes » qui sont scandaleusement développés dans l’Encyclopédie, et de « faire connoître » à ces lecteurs dévoyés « que leur triomphe est une vraie défaite307 ». C’est également une vertueuse dénonciation qu’allègue Morellet à la fin des Pourquoi dirigés contre Lefranc de Pompignan : l’auteur a pris la peine d’écrire ces « Réflexions » « pour dénoncer au Public » en la personne de Pompignan « une Secte nouvelle de faux dévots, qui menace également les Lettres & la tranquillité publique, & afin qu’on ne confonde pas les vrais dévots modérés & modestes, qu’il faut respecter, avec les dévots politiques & persécuteurs qu’il faut détester308 ». Et La Condamine de rappeler, à la fin des Quand adressés au S r  Palissot, ce qu’il présente comme un « principe » : « il est de l’intérêt public que les méchans soient connus309 ».

Mais ces justifications ne sont avancées que pour réfuter par avance les critiques d’ordinaire adressées aux auteurs de pamphlets, accusés de donner libre cours à leurs passions les plus viles. Trait qui paraît à bien des égards caractériser les gens de lettres. C’est ainsi que Voltaire peut écrire avec ironie, dans le prologue de La Guerre civile de Genève, à propos du « jeune auteur » de ce poème :

‘Ses talents seront encouragés sans doute par tous les gens de Lettres qui ne sont jamais jaloux les uns des autres, qui courent tous avec candeur au devant du mérite naissant, qui n’ont jamais fait la moindre cabale pour faire tomber les pièces nouvelles, jamais écrit la moindre imposture ; jamais accusé personne de sentiments erronés sur la grâce prévenante ; jamais attribué à d’autres leurs obscurs écrits, & jamais emprunté de l’argent du jeune Auteur en question pour faire imprimer contre lui de petits Avertissements scandaleux310.’

Car à cette représentation de l’homme de lettres comme homme à scandales se superpose la figure mythique du « pauvre diable », dépeinte par Voltaire dans la satire qui porte ce nom. Dans une note ajoutée à l’édition Panckoucke de 1773 des Oeuvres complètes, Voltaire explique que

‘l’auteur s’amusa à composer cet ouvrage en 1758311, pour détourner de la carrière dangereuse des lettres, un jeune homme sans fortune, qui prenait pour du génie sa fureur de faire de mauvais vers. Le nombre de ceux qui se perdent par cette passion malheureuse est prodigieux ; ils se rendent incapables d’un travail utile. Leur petit orgueil les empêche de prendre un emploi subalterne mais honnête qui leur donnerait du pain, ils vivent de rimes & d’espérances, & meurent dans la misère.’

Et c’est en effet la misère qui amène le pauvre diable à exercer, au cours de sa « premiere vie », la profession d’auteur :

J’étois sans bien, sans métier, sans génie,
Et j’avois lu quelques méchans Auteurs :
Mordu du chien de la Métromanie,
Le mal me prit, je fus Auteur aussi.

Cette activité permet alors au pauvre diable de fréquenter les Fréron et autres Chaumeix. Les « avis fidelles » du Génie qui concluent le Pauvre Diable constituent enfin un plaidoyer en faveur des travaux « subalternes » certes, mais « honnêtes » et « utiles » :

Jadis l’Egypte eut moins de sauterelles
Que l’on ne voit aujourd’hui dans Paris
De malotrus, soi disant beaux esprits,
Qui dissertant sur les Piéces nouvelles,
En font encor de plus sifflables qu’elles.
Tous l’un de l’autre ennemis obstinés,
Sifflés, sifflans, chansonneurs, chansonnés,
Nourris de vent au Temple de Mémoire,
Peuple crotté qui dispense la gloire.
J’estime plus ces honnêtes enfans,
Qui de Savoye arrivent tous les ans,
Et dont la main légérement essuie
Ces longs Canaux engorgés par la suie.
J’estime plus celle qui dans un coin
Tricote en paix le bas dont j’ai besoin,
Le Cordonnier qui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme & la mesure,
Que le métier de tes obscurs Frérons.
Maître Abraham, & ses vils Compagnons,
Sont une espèce encor plus odieuse312.

La peinture des aléas de l’existence du pauvre diable nous plonge dans ce que Robert Darnton a pu appeler la « bohème littéraire ». Et c’est à la fois avec mépris et malignité que Voltaire dresse le portrait de ces obscurs écrivailleurs pour aussitôt les appliquer à ses propres ennemis. C’est dans le même esprit que l’auteur du Contrepoison des feuilles présente Fréron comme un forban, qui s’est fait du brigandage littéraire une règle de vie :

‘Ne vous semble-t-il pas, Monsieur, voir un de ces Forbans, objets de l’exécration & de l’horreur de toutes les Sociétés, changeant de pavillon comme d’intérêt, se vanger, sur tout ce qu’il rencontre, de l’espece de séparation entiere qu’il y a entre le genre humain & lui. Toute proie lui paroît de bonne prise ; il rencontre un Vaisseau de guerre qui maintient la sureté du Commerce & la paix des Nations ; il l’attaque avec ce désespoir forcené qui tint toujours lieu de courage à cette horrible engeance, & qui prend sa source dans l’appas du gain & dans la jalousie du bonheur d’autrui, mais qui jamais ne supposa ni fermeté d’ame, ni élévation. Le Vaisseau l’attend, avec cette tranquillité inséparable d’une conduite pure & utile à sa Patrie, le foudroie d’une seule bordée, & continue son chemin sans daigner l’écraser. Le Forban aux abois se retire dans un désordre, que sa rage augmente encore, & va sur quelque rivage écarté, dans quelque repaire connu aux seuls Ennemis de l’espece humaine, exhaler ses menaces impuissantes, & méditer de nouveaux attentats313.’

Dans ces quelques lignes évidemment outrées, se donnent à lire les principaux traits qui définissent la psychologie du personnage du pamphlétaire, présenté comme un repoussoir. Ce sont d’abord l’« intérêt » matériel, l’« appas du gain » qui motivent notre homme. Voltaire écrivait déjà en 1736, dans le Discours préliminaire d’Alzire, que

‘ce qu’il y a de déshonorant, c’est que l’intérêt a souvent plus de part encore que l’envie à toutes ces petites brochures satiriques dont nous sommes inondés. On demandait, il n’y a pas longtemps, à un homme qui avait fait je ne sais quelle mauvaise brochure contre son ami et son bienfaiteur, pourquoi il s’était emporté à cet excès d’ingratitude. Il répondit froidement : Il faut que je vive 314.’

De même Linguet, dans sa Théorie du libelle, fait proposer à l’abbé Morellet un arrangement avec son compère dans lequel les préoccupations lucratives ne sont pas absentes : « j’ai toujours tiré parti de mes libelles : il faut que celui-ci me vaille une demi-année de mon revenu. Il sera dévoré aux soupers, lu à toutes les toilettes. On en vendra vingt mille Exemplaires en huit jours. A trente sols pièce, tous frais déduits, il restera au moins quinze mille livres dont cinq pour vous & dix pour moi315 ». À l’avarice s’ajoute le puissant aiguillon de l’envie et de la jalousie. En 1772, l’auteur des Réflexions sur la jalousie écrit par exemple, à propos de Voltaire : « Un sentiment secret, qui se dérobe même à l’amour-propre, l’avertissoit qu’il ne pouvoit plus être ce qu’il avoit été ; il a voulu nuire à ceux qui étoient. Dès-lors, toute réputation, surtout méritée, l’a offusqué. Il est devenu l’ennemi des gens célèbres, uniquement à cause de leur célébrité316 ». Toujours à propos de Voltaire317, l’auteur des Quand commence son pamphlet en ces termes : « Il est un homme qui doit son existence au plagiat & à l’envie ; dans les secousses que donnoient à son esprit des mouvemens jaloux, il a souvent enfanté des satyres révoltantes318 ». Mais l’accusation est également portée contre Chaumeix :

‘Les petites haines que portent aux grands hommes les Littérateurs obscurs, sont comme ces cabales formées contre un Général habile, par des hommes qui n’ont ni la force, ni le courage de le suivre : trop foibles pour s’élever jusqu’à lui ils veulent l’abaisser jusqu’à eux. C’est ainsi que l’envie décourage les talens supérieurs, sans rien mettre à la place319.’

L’auteur du Précis pour M. J.-J. Rousseau explique aussi la querelle qui oppose Jean-Jacques à David Hume par la seule « envie » : le public, écrit-il, « verra avec surprise que sous le nom de M. Hume » c’est « la livide, la maigre & pâle envie, qui imprime ce caractère extérieur sur les vils sectateurs qui l’encensent, & qu’elle corrode lentement ; l’envie seule a armé contre M. Rousseau les mains sèches & brûlantes de la calomnie, qui distilent le poison & le fiel320 ». Au fil des témoignages, ce sont presque tous les péchés capitaux qui sont reprochés aux auteurs de pamphlets. Ce que résume, de manière emblématique, le parcours qu’effectue frère Berthier dans la « caverne des sept péchés capitaux », alors qu’il passe « auprès de l’enfer pour aller en purgatoire ». Curieux de connaître la raison de sa punition, Berthier s’adresse successivement à la Luxure, à l’Avarice, à la Colère, à la Gourmandise, à la Paresse, à l’Envie même qui « rongeait les coeurs de trois ou quatre poètes, de quelques prédicateurs et de cent faiseurs de brochures », avant de se prosterner devant l’Orgueil, père de l’Envie, à qui il déclare :

‘Pardon, mon Père, [...] si je ne me suis pas d’abord adressé à vous ; je vous ai toujours eu dans mon coeur : oui, c’est vous qui nous gouvernez tous. Le plus ridicule écrivain, fût-ce l’auteur de l’Année littéraire, est inspiré par vous ; ô magnifique diable ! c’est vous qui régnez sur le mandarin et sur le colporteur, sur le grand lama et sur le capucin, sur la sultane et sur la bourgeoise ; mais nos pères sont vos premiers favoris : votre divinité éclate en nous à travers les voiles de la politique ; j’ai toujours été le plus fier de vos disciples, et je sens même que je vous aime encore321.’

Pas plus que Berthier ni Fréron, Pompignan n’échappe enfin à cet « insolent orgueil qui est le partage des têtes chaudes et des talents médiocres322 ». Orgueil qui peut s’expliquer par le souci de sortir de l’obscurité pour bénéficier d’une certaine notoriété. L’auteur du Discours sur les Gens de Lettres évoque par exemple « la satyre d’un personnage méchant & sot, qui ne s’acharne contre les hommes célèbres que pour acquérir une espèce d’existence323 ». Si l’on en croit Voltaire, c’est la méthode qu’a suivie Chaumeix. Ce dernier explique en effet au pauvre diable, lorsqu’il lui rend visite :

J’ai comme toi croupi dans la bassesse,
Et c’est le lot des trois quarts des humains ;
Mais notre sort est toujours dans nos mains ;
Je me suis fait Auteur, disant la Messe,
Persécuteur, délateur, espion ;
Chez les dévots je forme des cabales ;
Je cours, j’écris, j’invente des scandales ;
Pour les combattre & pour me faire un nom,
Pieusement semant la zizanie,
Et l’arrosant d’un peu de calomnie [...]324.

C’est également la méthode que la « voix » suggère à Palissot, alors qu’il croupit dans sa chambre, rue Basse du Rempart, lorsqu’elle lui conseille d’écrire la comédie des Philosophes :

‘ET si tu fais ainsi mes volontés quoique tu ne soies que le moindre des littérateurs, tu deviendras tout d’un coup célebre, & on te montrera du doigt, & on dira : voilà l’Auteur de la Piece des Philosophes, le voilà, parce que j’ai choisi ton petit esprit pour confondre le génie, & ton ignorance pour décrier le savoir325.’

Ironie du sort, c’est précisément en écrivant ce pamphlet contre Palissot que Morellet, après un bref séjour à la Bastille, va acquérir une certaine notoriété dans la République des lettres. Il s’en explique en ces termes dans ses Mémoires :

‘Je voyais quelque gloire littéraire éclairer les murs de ma prison : persécuté, j’allais être plus connu. Les gens de lettres que j’avais vengés, et la philosophie dont j’étais le martyr, commenceraient ma réputation. Les gens du monde, qui aiment la satire, allaient m’accueillir mieux que jamais. La carrière s’ouvrait devant moi, et je pourrais y courir avec plus d’avantage. Ces six mois de Bastille seraient une excellente recommandation, et feraient infailliblement ma fortune326.’

C’est donc tout l’éventail des passions humaines qui est invoqué pour expliquer la fureur batailleuse de l’homme de lettres, entouré d’un halo de scandale. Les anti-philosophes énumèrent à l’envi la liste des péchés capitaux dont leurs adversaires se rendent coupables. Du côté des philosophes, cette représentation polémique se trouve emblématisée par la figure du pauvre diable, imaginée par Voltaire, et à laquelle fait écho, selon l’hypothèse de Robert Darnton, le personnage du Neveu dans la « satyre seconde » de Diderot. Il ne faudrait pourtant pas être prisonnier de cette présentation délibérément partiale. Comme le souligne Robert Darnton, Voltaire et Diderot « présentent l’écrivain besogneux comme un objet de ridicule, un Pantalon intellectuel puis ils attribuent ce rôle à leurs ennemis. Mais ils ont de nombreux écrivailleurs nécessiteux dans leur propre camp ». L’historien précise ensuite que « la République des lettres est peuplée de pauvres diables, de vrais hommes de chair et de sang qui luttent pour conserver leur misérable existence en exécutant tous les petits travaux qui se présentent sur leur chemin - compilations, anthologies, distribution de manuscrits, contrebande de livres interdits, espionnage pour la police327 ».

On retrouve une semblable représentation du libelliste sous la plume de Frédéric II. Le personnage qu’il met en scène dans son ouvrage Sur les libelles s’exprime en effet en ces termes :

‘je reçois des subsides que la méchanceté des uns me paye pour révéler la turpitude des autres. Cela fait que je taxe les Seigneurs & les Princes ; ils sont mes esclaves, je vends leur nom plus ou moins cher, selon que je trouve de difficulté à ravaler leur mérite ; je mets à contribution la haine & l’envie ; je ne me borne pas aux particuliers ; le Thrône n’a rien qui m’effraye. Moi, tel que vous me voyez, sans thrésors & sans troupes, je déclare la guerre aux Rois, & les attaque, quelque puissans quils soyent328.’

En fait, la condamnation qui s’abat sur de tels « pauvres diables » prend sens lorsqu’on considère l’évolution, au cours du XVIIIe siècle, des rapports que l’homme de lettres entretient avec le pouvoir329. D’une part, refusant le « travail subalterne de l’historiographie panégyriste », l’homme de lettres aspire désormais à dépasser « le cadre de l’ancien modèle de l’apport subsidiaire assigné à l’homme de plume330 ». Or, l’image du libelliste à gages, présentée comme dégradante, se rattache par certains aspects à cet « ancien modèle » dont il s’agit de s’affranchir. Roland Mortier signale ainsi, à propos de Voltaire, que « l’écrivain-courtisan, l’écrivain à gages, l’écrivain-amuseur, l’écrivain pensionné sont autant de personnages qu’il condamne et qu’il refuse. Accédant au statut de penseur, d’interprète des forces montantes, de porte-parole des esprits libres, devenu en quelque sorte la conscience de son temps, l’écrivain se doit de renoncer aux pratiques qui, dans le passé, l’ont maintenu au niveau d’un “ client ”, d’un instrument du pouvoir, financièrement enchaîné aux puissants. L’indépendance intellectuelle conditionne sa dignité, mais elle suppose à son tour l’absence de liens matériels331 ». D’autre part, comme le souligne Volker Kapp, lorsqu’on se place d’un point de vue “ stratégique ”, aux yeux des hommes de pouvoir, l’« effronterie du libelliste [...] rend odieuse la liberté d’esprit revendiquée par les philosophes332 », ce qui explique à la fois la réaction de Frédéric II et celle d’hommes comme Voltaire ou d’Alembert.

Reste que les auteurs de pamphlets qui prennent la plume dans le cadre de nos querelles littéraires se recrutent moins parmi la vile cohorte des « pauvres diables » que parmi ces écrivains “ professionnels ”. Si, par exemple, un homme comme l’abbé Morellet a effectivement conquis la palme du martyre de la philosophie à la suite des poursuites engagées contre la Vision de Charles Palissot, celui que Voltaire ne va pas tarder à baptiser « l’abbé Mords-les » ne saurait être considéré comme un pauvre diable. Daniel Delafarge rappelle en effet qu’en 1760, date de la publication de la Vision, Morellet est un « économiste officieux », qui connaît Turgot, Gournay et les Trudaine, qui fréquente Diderot, d’Alembert, collabore à l’Encyclopédie, et qui est enfin « en relations avec Malesherbes », situation qui « le destinait à servir d’intermédiaire entre la Direction de la Librairie et les philosophes333 ». Or il n’est pas indifférent que les auteurs de pamphlets soient des écrivains “ professionnels ”, dans la mesure où cette donnée sociologique n’est pas sans conséquences sur l’écriture même des textes de notre corpus 334.

Reste que, même si elle en forme le côté le plus dégradant et le plus inavouable, l’activité pamphlétaire semble faire partie intégrante de la représentation de l’homme de lettres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Homme de lettres soucieux de faire reconnaître la dignité de son « état » en mettant en avant l’« utilité » de ses travaux, mais qui se trouve régulièrement en proie aux querelles que ne manquent pas de susciter ses adversaires. Encore faut-il signaler que ces querelles, qui naissent de prétextes fort divers, ne présentent pas non plus les mêmes enjeux.

Notes
306.

 Palissot, Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature, depuis François Premier jusqu’à nos jours, p. 11.

307.

 Chaumeix, Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, t. I, pp. XVII-XVIII et XX.

308.

 Les Pourquoi, p. 88.

309.

 Les Quand adressés au S r  Palissot, p. 130.

310.

 La Guerre civile de Genève, prologue, pp. V-VI.

311.

 L’ouvrage paraît en réalité en 1760.

312.

 Le Pauvre Diable, pp. 58 et 70-71.

313.

 Le Contrepoison des feuilles, pp. 10-11.

314.

 Voltaire, Alzire, discours préliminaire, p. 381.

315.

 Théorie du libelle, pp. 147-148.

316.

 Réflexions sur la jalousie, p. 8.

317.

 Ses détracteurs s’accordent à faire de Voltaire un personnage atrabilaire, entièrement gouverné par les turpitudes de ses passions. Ainsi de l’auteur du Pauvre Diable, chant second, qui fait s’exprimer le Patriarche en ces termes : « Je ris, je mords, & ma brûlante bile / Coule à grands flots d’un style entrecoupé, / Style charmant dans ce siècle imbécile. » (p. 8) Ainsi de Sabatier de Castres, lorsqu’il évoque, au chapitre IX de son Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, les démêlés de Voltaire avec l’abbé Nonotte : « On a de la peine à comprendre comment il a pu sortir tout-à-la-fois du même homme, & tant de choses que le goût peut admirer, & tant d’ordures que la simple humanité doit avoir en horreur. Mais il est facile de le concevoir : son esprit est une machine assujettie aux digestions de son estomac ; & son coeur ouvert à toutes les passions, les exhale sans aucun discernement & comme par instinct. On peut dire que cet homme est semblable à une orgue qui va comme on la touche. » (pp. 189-190)

318.

 Les Quand, ou Avis salutaires à un pécheur notoire de fait & de droit, qui tend à l’impénitence finale, p. 1.

319.

 Préjugés légitimes contre A.-J. de Chaumeix, pp. 340-341.

320.

 Précis pour M. J.-J. Rousseau, p. 5.

321.

 Relation... du jésuite Berthier, pp. 345-346.

322.

 Les Quand, p. 370.

323.

 Discours sur les Gens de Lettres, p. 91.

324.

 Le Pauvre Diable, p. 66.

325.

 La Vision de Charles Palissot, p. 15.

326.

 Morellet, Mémoires, p. 106. Signalons que Linguet ne fait pas dire autre chose à Morellet dans sa Théorie du libelle. L’abbé s’exprime en effet en ces termes : « Je m’étois fait un nom par la vision de Charles Paliss..., qui m’avoit conduit d’abord à la Bas... & à la gloire, & bientôt après à la fortune. J’eus le bonheur d’être regardé comme un martyr par les Frères. Bientôt après on eut besoin aussi d’un Libelle contre Pompig... : il s’agissoit de prouver qu’il avoit été dans son temps incrédule comme un autre, & qu’en faisant le scrupuleux devant l’Académie, il n’étoit qu’un apostat à la Philosophie. Je fis aussitôt le Commentaire sur la prière universelle. Il n’y avoit rien de plus méchant. On me désigna comme une plume utile : je fus prôné dans le monde » (pp. 18-19).

327.

 R. Darnton, Gens de lettres, gens du livre, p. 47.

328.

 Sur les libelles, pp. 13-14.

329.

 Sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 1.

330.

 V. Kapp, « L’image du “ satirique ” chez Frédéric le Grand et l’attaque des philosophes contre l’écriture pamphlétaire », p. 699.

331.

 R. Mortier, « La satire, ce “ poison de la littérature ” : Voltaire et la nouvelle déontologie de l’homme de lettres », pp. 242-243.

332.

 V. Kapp, « L’image du “ satirique ” chez Frédéric le Grand et l’attaque des philosophes contre l’écriture pamphlétaire », p. 699.

333.

 D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, pp. VI-VII.

334.

 Nous reviendrons sur cette question dans notre quatrième partie, consacrée aux stratégies d’écriture déployées dans les pamphlets.