iii. Des Querelles Littéraires

En 1761, l’abbé Irailh fait paraître de manière anonyme, mais avec approbation et privilège du Roi, un ouvrage intitulé les Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’Histoire des Révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. L’étendue même du champ d’investigation de l’auteur, « depuis Homère jusqu’à nos jours » dit clairement la permanence de ces « querelles littéraires », qui s’inscrivent pour ainsi dire dans des “ traditions ” présentées comme caractéristiques de l’état d’homme de lettres :

‘Dans tous les âges, chez toutes les nations où les sciences & les arts ont fleuri, l’esprit de jalousie & de division les a toujours accompagnés. Il les suivit de la Grèce en Italie. Quelle honte pour l’humanité que cette espèce de maladie règne principalement dans les siècles où brillent les grands talens, & que le nôtre, qu’on dit être celui de la philosophie, n’en soit pas même exempt. Il est bon que ceux qui débutent dans la littérature & dans les beaux-arts, en voyant les plus beaux génies, enviés, persécutés, malheureux, apprennent à connoître la carrière où ils entrent, & qu’ils n’oublient pas ces vers de Fontenelle :
Dans la lice où tu vas courir,
Songe un peu combien tu hasardes.
Il faut, avec courage, également offrir,
Et ton front aux lauriers, & ton nez aux nazardes335.’

Cependant, dans la perspective de l’abbé Irailh, ces querelles semblent faire l’objet d’une perception nouvelle. Certes, comme dans la plupart des témoignages que nous avons analysés plus haut, l’auteur dénonce « cette espèce de maladie » qui « règne principalement dans les siècles où brillent les grands talens », et qui constitue une « honte pour l’humanité ». Certes, il déplore l’absence fréquente de « bonne foi dans les disputes », condamne les « passions » qui « aveuglent », et stigmatise les « abus de l’imprimerie » : « On s’insulte, on s’injurie ; on se nuit réciproquement ; on devient la fable du public. On veut le triomphe ou l’apparence du triomphe, n’importe à quel prix336 ». Pourtant, au-delà de ces jugements négatifs, l’abbé Irailh semble percevoir, dans les querelles qui opposent les gens de lettres, ce que l’on pourrait nommer avec quelque anachronisme une “ ruse de la raison ” ou, pour reprendre l’expression de Jean Starobinski, l’émergence d’un « remède dans le mal » :

‘Notre but principal est de contribuer à l’utilité du lecteur par le tableau des querelles littéraires. Elles peuvent être mises au nombre de ces maux qui produisent quelquefois un grand bien. Et qui doute qu’elles ne servent souvent à faire découvrir la vérité ; qu’il ne résulte de grandes lumières du choc des sentimens sur le même sujet ; que les efforts de chaque écrivain, pour défendre son opinion & pour combattre celle de son adversaire, les raisonnemens, les preuves, les autorités, l’art, employés de part & d’autre, ne répandent un plus grand jour sur les matières. Ajoutons que les objets ne s’arrangent & ne se gravent jamais mieux dans l’esprit, que lorsqu’ils ont été vivement discutés.’

Le « projet » de l’abbé Irailh consiste donc à dégager l’intérêt de ces querelles, en ce qu’elles permettent de « suivre le fil de nos connoissances, les progrès du goût, la marche de l’esprit humain » :

‘Au milieu de toutes ces disputes, soutenues de part & d’autre avec tant de chaleur, à travers ce fracas d’injures & de libèles, parmi ces révolutions continuelles de la république des lettres, le lecteur pourra suivre le fil de nos connoissances, les progrès du goût, la marche de l’esprit humain. Ce projet, mieux exécuté, offriroit un excellent cours de littérature. Ce seroit alors le cas d’appliquer le mot d’un auteur ancien. Les haines des particuliers servent à l’aggrandissement de la république 337.’

Projet qui va d’ailleurs de pair avec un renouvellement de la perception des « gens de lettres », qui s’accorde avec l’évolution que nous avons pu souligner plus haut :

‘On voudroit qu’ils apprissent à se respecter eux-mêmes, à craindre les écarts & le sort de leurs semblables ; à mieux user des dons qu’ils ont reçus de la nature ; à ne se point rendre le jouet du public. Quelqu’un a dit, qu’autrefois les bêtes combattoient dans le cirque, pour amuser les hommes qui avoient le plus d’esprit, & qu’aujourd’hui les gens d’esprit combattent pour divertir les sots. Le plus sûr moyen de corriger le ridicule, c’est de le peindre & même de le charger.’

Cependant, l’auteur n’échappe peut-être pas à la contradiction. Il exhorte d’une part les gens de lettres à ne pas se rendre la « fable du public » en combattant comme des animaux de cirque ; lui-même prétend « contribuer à l’utilité du lecteur », mais il vise aussi à « piquer la curiosité du lecteur, qui ne cherche que l’amusement338 ». Et, en dépit des déclarations d’intention de l’auteur, c’est semble-t-il cet aspect qu’a retenu Grimm, à en juger par le compte rendu assez bref qu’il livre dans la Correspondance littéraire du 1er décembre 1761 : « Cela se lit avec assez de plaisir, si l’on en peut prendre à ce qui dégrade les lettres et l’esprit humain d’une manière assez humiliante. C’est envisager la nature humaine du vilain côté, malheureusement aussi vrai et peut-être plus commun que le beau339 ». Si donc l’approche des querelles littéraires que propose l’abbé Irailh doit retenir notre attention, en ce qu’elle manifeste une perception originale, et présente un tel « tableau » comme un « cours de littérature » qui eût pu être « excellent », son ouvrage n’en comporte pas moins des faiblesses qui appellent la critique, tant au niveau du « choix » des querelles retenues, qu’à celui de la « méthode » suivie pour en « exposer l’origine, les progrès & les suites ».

Toujours dans son Avant-propos, l’abbé Irailh s’explique sur le choix des querelles dont il traite dans son ouvrage : il affirme en effet s’en être tenu à celles qui lui « ont paru les plus dignes d’attention, ou par le nom des auteurs, ou par leur objet ». Il précise plus loin :

‘Il ne paroît guère ici sur la scène que des combattans dont le nom est connu. Quelque petit que soit l’objet de leurs querelles, c’est le moyen de lui donner une force d’importance. On s’est borné à celles que leur singularité a sauvées de cet oubli profond, auquel les écrits polémiques sont d’ordinaire condamnés.’

Car le choix semble dicté par le souci « d’intéresser » : « On se flatte d’avoir inséré, dans presque tous les articles, des traits ignorés d’une grande partie du public, sur-tout dans ceux qui regardent nos écrivains les plus distingués. D’ailleurs, la variété des matières que présente cet ouvrage, pourra piquer la curiosité du lecteur, qui ne cherche que l’amusement340 ». Ainsi conçu, l’ensemble encourt le risque de ne consister que dans une collection de curiosa, qui valent peut-être moins par l’importance des « objets » discutés que par la notoriété des hommes de lettres qui entrent en lice, et dont la cohérence pourrait dès lors être problématique. C’est du reste l’un des principaux griefs que met en évidence Fréron, dans le compte rendu critique qu’il fait paraître dans l’Année littéraire. Outre l’accusation de « partialité » qu’émet Fréron et dont se défend l’abbé Irailh341, ce qui se comprend aisément dans la mesure où malgré tout, Irailh est plutôt favorable aux philosophes, il importe en effet de retenir le manque d’unité, d’« ordre » et de « philosophie » que Fréron, en critique avisé, déplore dans un ouvrage qui ne propose en définitive qu’« une esquisse & non un tableau, un sommaire & non un livre » :

‘L’histoire de ces démêlés faite avec des connoissances & du goût, eut illustré son auteur. Mais c’est une esquisse & non un tableau, un sommaire & non un livre, qu’on nous a donné. Rien d’approfondi, de discuté ; aucun fait de rendu, de développé. Nul ordre dans la distribution ; peu de philosophie, beaucoup de partialité. Ajoutez que le compilateur a traité des objets entièrement étrangers à la Littérature. Il falloit bannir de cette collection toutes les querelles théologiques, ainsi que les disputes, quoique ridicules & amusantes, sur les Stygmates & le Capuchon de Saint François342.’

En raison même de l’ambition de l’ouvrage, qui prétend dresser le panorama des « Révolutions de la République des Lettres depuis Homère jusqu’à nos jours343 », il était sans doute inévitable que le propos se dispersât, et risquât d’aborder « des objets entièrement étrangers à la Littérature ». Et il n’est pas indifférent que Fréron considère ainsi les « querelles théologiques » qui sont effectivement analysées dans l’ouvrage344.

Ajoutons, pour notre part, que ce manque d’unité se double d’une catégorisation qui s’avère à bien des égards insuffisante. L’abbé Irailh explique en effet qu’« afin d’observer quelque méthode » dans son ouvrage,

‘il est divisé en plusieurs articles : Querelles particulières, ou Querelles d’auteur à auteur ; Querelles générales, ou Querelles sur de grands sujets ; Querelles de différens corps. Dans la première & troisième division, on a suivi l’ordre des temps ; &, dans la seconde, celui des matières. Il a fallu nécessairement abandonner ici l’ordre chronologique, pour éviter la répétition ennuyeuse des mêmes disputes ; pour ne les pas voir prises & reprises, & souvent effleurées ; pour avoir un but fixe, & ne pas faire un cahos de tant d’objets différens.
On peut comparer les Querelles particulières aux combats singuliers ; les Querelles générales aux guerres réglées de nation à nation ; les Querelles de différens corps à ces combats où l’on appelloit des seconds, & où l’on combattoit parti contre parti345.’

Or si nous considérons telle querelle précise, « grave » ou « moins sérieuse », il semble en définitive assez artificiel de distinguer ce qui porte exclusivement sur son « sujet » de ce qui engage la personnalité des « auteurs » qui se déterminent par rapport à lui, en isolant la catégorie des « querelles particulières ou querelles d’auteur à auteur » (première partie de l’ouvrage). Artificiel également apparaît le principe d’une classification qui examine à part les « querelles de différens corps » (troisième partie), comme si un auteur, à l’époque, pouvait faire entendre sa voix solitaire, libre de toute attache à un quelconque « corps ». Encore faudrait-il s’efforcer de préciser l’extension chronologique de l’époque en question, étant entendu qu’à l’évidence, la physionomie des querelles change considérablement selon que l’on s’attache, pour ne retenir que les limites que se fixe l’abbé Irailh, à l’époque d’Homère ou à la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Or, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle qui nous intéresse, les distinctions catégorielles qu’effectue l’abbé Irailh s’avèrent inopérantes pour rendre compte des tenants et des aboutissants de querelles qui mettent en jeu des « sujets » caractérisés par une forte polarisation idéologique, dont se font l’écho les prises de position d’« auteurs » qui, implicitement ou explicitement, se rangent dans un clan qui ne saurait être détaché des « différens corps » existants. « Auteurs », de surcroît, à propos desquels il est souvent malaisé de faire le départ entre les intérêts de clan qu’ils défendent, et la composante « particulière » qui peut les amener à brocarder un adversaire qui, pour figurer comme représentant du clan adverse, n’en reste pas moins un homme de lettres qui peut faire l’objet d’inimitiés toutes personnelles. L’exemple des querelles dans lesquelles intervient Voltaire est à cet égard significatif, tant il est vrai qu’il semble mû parfois par le souci de défendre les intérêts des philosophes, et parfois par des considérations strictement personnelles, si bien que son intervention peut contribuer, du fait même du retentissement de la voix du Patriarche, à infléchir le sens des enjeux de la querelle346.

Au regard de ces “ traditions polémiques ”, l’activité pamphlétaire apparaît donc comme la “ lèpre du Parnasse ”, qui est en principe combattue par un ensemble de textes de lois, mais qui, en pratique, se développe avec une relative impunité, selon la nature des objets ou des personnes qui sont en cause. Car si la constance avec laquelle les hommes de lettres usent de cette “ arme sans nom ” n’a d’équivalente que la condamnation morale qui, dans les témoignages des uns et des autres, s’abat sur les pamphlétaires, c’est peut-être qu’il s’agit là d’un discours de convenance, qui masque en réalité des considérations politiques et tactiques décisives.

Si d’autre part, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, les gens de lettres se voient reconnaître une certaine « dignité », un statut, voire un « état », à défaut de former véritablement un « corps » au sein de la société, les discours exhibent toujours une ligne de fracture entre une pratique “ haute ” de la littérature, fondée sur la recherche du principe d’« utilité », et une pratique “ basse ” de laquelle participe l’activité pamphlétaire. Ces mêmes discours tendent dès lors à accréditer l’idée qu’il existe une opposition, au sein de la République des lettres, entre des écrivains dignes de ce nom, et des écrivailleurs sans foi ni loi, « insectes du Parnasse » et autres « pauvres diables », qui n’auraient de cesse d’assouvir leurs rancoeurs en déversant leur fiel par pamphlets interposés. Une telle représentation semble pourtant quelque peu réductrice, lorsqu’on sait que, selon l’expression de l’abbé Irailh, la pratique du pamphlet concerne aussi des « combattans dont le nom est connu ». Il importe surtout de prendre en considération les enjeux respectifs des querelles dans le cadre desquelles ces « combattans » recourent au pamphlet.

Car même s’il ne distingue pas avec netteté les querelles « littéraires » des querelles religieuses et politiques, l’abbé Irailh a au moins le mérite de mettre l’accent sur l’intérêt qu’elles présentent, en s’efforçant de reléguer au rang des mythologies plaisantes cette image abondamment véhiculée qui réduit les querelles littéraires à des combats de cirque censés « divertir les sots ». Dans cette perspective, l’objet de la présente étude vise à s’intéresser à l’une de ces « révolutions de la République des lettres » qui s’opère, dans les années 1750-1770, à la faveur des querelles qui opposent philosophes et anti-philosophes.

Notes
335.

 Les Querelles littéraires..., Avant-propos, pp. VIII-IX.

336.

 Ibid., pp. VII-VIII.

337.

 Ibid., pp. VI-VII et XIV-XV.

338.

 Ibid., pp. V-VI et XI.

339.

 Cor. lit., t. IV, p. 492.

340.

 Les Querelles littéraires..., pp. VIII, XII et X-XI.

341.

 « Cet ouvrage n’est point une satyre. Tout ce qui respire la haine, l’envie ou l’esprit de parti, ne mérite que de l’indignation. On ne se propose ici de venger ni ses injures personnelles, ni celles des autres, encore moins d’avilir les gens de lettres » (Les Querelles littéraires..., p. V).

342.

 An. lit., 1762, t. I, pp. 41-42.

343.

 Grimm souligne néanmoins à juste titre que « les querelles de nos jours sont plus détaillées que les querelles des siècles passés » (Cor. lit., t. IV, p. 492).

344.

 Citons, entre autres, dans le tome III : « les dominicains & les cordeliers » (pp. 148 et suiv.), « les cordeliers & les capucins » (pp. 176 et suiv.), « les carmes & les jésuites » (pp. 208 et suiv.), « les dominicains & les jésuites » (pp. 247 et suiv.), « Messieurs de Port-Royal & les jésuites » (pp. 276 et suiv.), ou encore, dans le tome IV, « les Oratoriens et les jésuites » (pp. 1 et suiv.). Sur la distinction à opérer entre les querelles “ littéraires ” et les querelles “ religieuses ”, voir notre chap. 2, § 2.

345.

 Les Querelles littéraires..., pp. XV-XVI.

346.

 Cette question sera illustrée par exemple dans notre chap. 3, consacré à l’étude de la querelle de Pompignan et des philosophes, et approfondie dans notre cinquième partie, chap. 1, § 1.1.