Chapitre 2
1750-1770 : Définition D’un corpus

Ainsi, le Julien de l’abbé de La Bletterie peut du moins nous servir de baromètre pour les progrès de l’esprit philosophique en France, en partant de l’année de son apparition, et en regardant son succès comme le signe représentatif du zéro, et en suivant successivement l’élévation du mercure de ce baromètre de degré en degré jusqu’à nos jours, où, d’un côté, les efforts des sots et des fripons pour le faire redescendre et rentrer dans la boule, et de l’autre, les travaux des philosophes pour le pousser au beau temps fixe, paraissent l’avoir fixé pour longtemps en France au degré qui marque le variable.
Correspondance littéraire, t. VIII, p. 172.

C’est par ces quelques lignes que Grimm conclut un article au cours duquel il évoque, en septembre 1768, le succès remporté, vingt ans auparavant, par la Vie de Julien du janséniste La Bletterie. En dépit de l’évidente partialité du propos, il en ressort qu’en l’espace de vingt ans, la position des philosophes s’est progressivement affirmée, et que le triomphe de l’esprit philosophique semble désormais presque acquis, autour des années 1770. L’étude des querelles qui se sont succédé pendant ces vingt années peut dès lors permettre de suivre, dans ses fluctuations, l’ascension du baromètre qu’évoque Grimm. Car l’histoire de la lutte acharnée qui oppose philosophes et anti-philosophes paraît bien s’écrire à travers une série d’épisodes correspondant à une succession de querelles, qui trouvent leur origine dans l’entreprise encyclopédique, à partir de 1750, et qui se développent jusque vers les années 1770.

Cette perspective nous semble ainsi de nature à constituer l’unité de notre étude, qui pourrait échapper à la dispersion constatée dans la démarche de l’abbé Irailh347. Or, comme le suggère Fréron, ces querelles, qui se cristallisent autour de questions littéraires, doivent être distinguées, autant que faire se peut, des querelles religieuses et politiques qui agitent le Royaume de France pendant la même période. Il nous semble en effet possible d’opérer une telle distinction même si, comme nous le verrons, ces querelles “ littéraires ” ne sont pas sans entretenir des ramifications avec les questions religieuses et politiques, sinon dans leur objet explicite, du moins dans les enjeux qu’elles présentent, comme dans la stratégie que mettent en place les pamphlétaires de chaque camp.

Notes
347.

 Dans les Querelles littéraires, l’abbé Irailh consacre un chapitre aux querelles entre « les Encyclopédistes & les anti-Encyclopédistes » : voir le tome IV, pp. 118 et suiv.