a. Les Étapes De La Publication De L’ encyclopédie

La parution du Prospectus de l’Encyclopédie en 1750, puis celle du premier volume à la fin de juin 1751 sont l’occasion d’une première passe d’armes entre Diderot et le jésuite Berthier, rédacteur du Journal de Trévoux. Ce dernier s’en prend en effet à l’entreprise encyclopédique en mettant en avant des accusations de plagiat : les encyclopédistes n’auraient fait que piller l’arbre généalogique des connaissances de Bacon et, pour reprendre la présentation il est vrai quelque peu partiale de l’abbé Irailh, le P. Berthier les accuse d’exercer « un continuel brigandage littéraire, de façon qu’après avoir rendu à chacun ce qui lui appartient, il ne leur reste qu’un fond de maximes hardies, téméraires, séditieuses, également contraires au bien de la religion & de l’état349 ».

Ces dernières accusations, d’une portée autrement plus grave que celles de plagiat, se trouvent renforcées, la même année, lorsque l’un des collaborateurs de l’Encyclopédie pour les articles de théologie, l’abbé de Prades, voit condamner la thèse qu’il avait pourtant soutenue avec succès en Sorbonne le 18 novembre 1751. C’est qu’à l’époque « personne n’y trouva à redire, pour la raison probable que personne ne l’avait lue ». Mais lorsque des « experts émules de Don Bazile » répandent « le bruit que l’abbé avait en fait soutenu les thèses de l’Encyclopédie en prônant le sensualisme et la religion naturelle350 », la Sorbonne se livre à un examen plus attentif de la thèse, et condamne l’abbé de Prades, qui est alors contraint à l’exil. Avec le franc-parler qui est le sien, le marquis d’Argenson écrit dans son Journal, le 25 décembre 1751 :

‘Il y a un grand orage contre le Dictionnaire encyclopédique, et cet orage vient des jésuites, y ayant eu l’hiver dernier grande querelle entre les auteurs de ce livre et les journalistes de Trévoux. Les jésuites sont Italiens et machinent de loin et avec cruauté leurs vengeances. Que fait-on contre les auteurs de ce grand et utile livre ? on les accuse d’impiété, de là cette accusation contre la thèse sorbonique de l’abbé de Prades, l’un d’eux, où il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Il est certain que cette thèse fut soutenue d’abord avec applaudissement, mais la jalousie des autres licenciés y fit trouver critique au bout de quatre à cinq jours, et, les envieux licenciés ayant été dénoncer aux jésuites qu’il s’agissait de travailler contre ce livre ennemi, à l’instant on a semé dans tout Paris une grande clameur contre la thèse et contre le souteneur, et on le croit sans examen. Il est certain que ces matières théologiques sont si délicates et si embrouillées qu’à moins de copier les Saints Pères de verbo ad verbum, il sera facile d’exagérer les sujets de scandale aux ignorants et aux gens du monde351.’

Les remous suscités par cette querelle théologique, ajoutés à la campagne de presse entretenue par le P. Berthier aboutissent à la suppression des deux premiers volumes parus en 1752 :

‘Sa Majesté a reconnu, que dans ces deux volumes on a affecté d’insérer plusieurs maximes tendantes à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance & de révolte, &, sous des termes obscurs & équivoques, à élever les fondemens de l’erreur, de la corruption des moeurs, de l’irréligion & de l’incrédulité : Sa Majesté, toûjours attentive à ce qui touche l’ordre public & l’honneur de la religion, a jugé à propos d’interposer son autorité, pour arrêter les suites que pourroient avoir des maximes si pernicieuses répandues dans cet ouvrage352.’

Lors de la publication du troisième volume de l’Encyclopédie, les éditeurs placent en tête un Avertissement dans lequel ils se justifient des emprunts qu’ils ont nécessairement dû faire à d’autres auteurs : « L’Encyclopédie doit [...] par sa nature contenir un grand nombre de choses qui ne sont pas nouvelles ». D’ailleurs les journalistes, « dont néanmoins le travail en lui-même est utile », font-ils vraiment autre chose « que de donner au public ce qu’il a déjà, que de lui redonner même plusieurs fois ce qu’on n’auroit pas dû lui donner une seule ? » Et puis, « si l’Encyclopédie n’a pas l’avantage de réunir sans exception toutes les richesses réelles des autres ouvrages, elle en renferme au moins plusieurs qui lui sont propres ». Surtout, les éditeurs ont à coeur de distinguer fermement l’entreprise encyclopédique de l’affaire de la thèse de l’abbé de Prades : « Quelques morceaux qu’avoit fourni pour l’Encyclopédie l’auteur d’une These de Théologie dont on parloit beaucoup alors, suffirent pour nous faire attribuer cette These, que nous n’avions pas même lue dans le tems qu’on s’en servoit pour chercher à nous perdre353 ».

Un nouvel orage éclate à propos de l’article « Genève », inséré dans le tome VII du dictionnaire, dans lequel d’Alembert, sans doute aussi conseillé par Voltaire, loue le socinianisme des pasteurs genevois, et plaide en faveur de l’établissement d’un théâtre à Genève. Outre les démarches entreprises par les ministres protestants pour obtenir une rétractation sur la question du socinianisme, Rousseau, qui avait collaboré à l’entreprise encyclopédique, fait paraître sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, qui signifie hautement qu’il a rompu avec ses anciens amis. Alors que les auteurs de l’Encyclopédie sont en butte à une campagne de pamphlets lancés par Palissot354, Giry de Saint-Cyr355 et Jacob-Nicolas Moreau356, alors que d’Alembert annonce son intention de ne plus assurer la co-direction du dictionnaire, alors même que Voltaire conseille à Diderot de l’abandonner aussi, Diderot tient bon néanmoins, et répond dignement au Patriarche :

‘Que faire donc ? Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous l’avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. Faut-il que, pour deux misérables brochures, nous oubliions ce que nous devons à nous-mêmes et au public ? Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires357 ?’

Cependant, à la campagne menée par les jésuites s’ajoute celle que lancent les jansénistes. Le marquis d’Argenson notait déjà, avec quelque ironie, le 5 février 1752 : « Il faut voir [...] le zèle affecté de nos pauvres jansénistes qui voudraient ravir aux jésuites l’honneur de haïr encore davantage les matérialistes ; ils craignent que quelque chose de l’accusation ne tombe sur eux, et ils outrent leur affectation358 ». Les coups proviennent à présent d’Abraham Chaumeix, qui s’assigne pour objectif de défendre la religion contre l’Encyclopédie, d’abord dans ses volumes de Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, parus en 1758-1759, ensuite, sous forme périodique, dans le Censeur hebdomadaire. Jacques Proust explique que « Chaumeix voulait évidemment détourner du dictionnaire les catégories sociales qui pouvaient être amenées par leur opposition janséniste, à épouser la cause des encyclopédistes, c’est-à-dire les parlementaires, les avocats, une partie du clergé ». Sa tactique consiste alors « à renvoyer dos à dos les Philosophes et les jésuites, à lutter de sévérité avec les seconds contre les premiers, à rappeler constamment les autorités religieuses et civiles au devoir d’une rigoureuse intransigeance ». Chaumeix est alors efficacement relayé par le parlement de Paris et particulièrement par l’avocat général Jean-Omer Joly de Fleury qui, comme le souligne Jacques Proust, « évoque expressément les Préjugés légitimes de Chaumeix359 ».

À la suite de l’arrêt du parlement du 6 février, qui frappe également l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Esprit, un nouvel arrêt du conseil d’État du Roi révoque le privilège qui avait été accordé à l’Encyclopédie le 21 janvier 1746 :

‘Sa Majesté auroit été informée que les auteurs dudit ouvrage, abusant de l’indulgence qu’on avoit eue pour eux, ont donné cinq nouveaux volumes qui n’ont pas moins causé de scandale que les premiers, & qui ont même déjà excité le zèle du ministère public de son Parlement. Sa Majesté auroit jugé qu’après ces abus réitérés, il n’étoit pas possible de laisser subsister ledit privilége : Que l’avantage qu’on peut retirer d’un ouvrage de ce genre, pour le progrès des Sciences & des Arts, ne peut jamais balancer le tort irréparable qui en résulte pour les moeurs & la Religion360.’

Les philosophes semblent alors au plus bas, ce que marque symboliquement le retrait de d’Alembert de l’entreprise encyclopédique361. Et Fréron de crier victoire : « ce vil troupeau d’Encyclopédistes est à la veille d’être exterminé362 », écrit-il à Palissot dès le 8 janvier 1758.

La révocation du privilège de l’Encyclopédie, apparemment sévère, se révèle pourtant, à l’analyse, animée d’une intention tout autre. Pour Malesherbes, qui a alors en charge les affaires de la Librairie, cet arrêt apparaît comme « un moyen de s’opposer à un abus du Parlement. La révocation du privilège coupait court à son action ». Enfin, « dans le privilège accordé le 8 septembre 1759 pour le Recueil de planches, il était permis de voir une garantie implicite donnée à l’impression clandestine des dix derniers volumes de “ discours ”363 ». Car Malesherbes n’a de cesse de soutenir l’entreprise encyclopédique. Le 14 février 1752, le marquis d’Argenson faisait déjà état du mécontentement du directeur de la Librairie à la suite du premier arrêt du conseil d’État du Roi supprimant les deux premiers volumes :

‘Le premier président de la chambre des comptes m’a dit que son cousin, M. de Malesherbes, qui a le département de la librairie, était très-fâché de l’arrêt qui supprime le Dictionnaire encyclopédique avec des qualifications si odieuses : il avait à coeur le succès de cet ouvrage, il le défendait contre les critiques, il avait ordonné seulement qu’on en arrêtât le débit afin d’y mettre des cartons, et voici que tout à coup, sans presque qu’il le sût, cet arrêt tranchant est arrivé.’

Et, le 11 mars 1753, il dévoile la tactique de Malesherbes :

‘Le président de Malesherbes [...] s’y prend fort joliment : il laisse passer tout ce qui se présente, disant qu’il vaut mieux garder notre argent dans le royaume que de le laisser aller à l’étranger ; puis, quand les ordres d’en haut surviennent pour prohiber, il les publie et revient à la tolérance, de façon qu’elle reste et règne plus dans la littérature que partout ailleurs364.’

Car c’est la menace, d’ailleurs savamment entretenue par les auteurs, de voir l’Encyclopédie imprimée à l’étranger, avec ce que cela impliquerait de perte financière et de perte de prestige, qui semble inciter le gouvernement à adopter une attitude bienveillante envers le dictionnaire. D’ailleurs la publication des volumes de discours comme celle des volumes de planches s’effectue sans encombres jusqu’en 1772. Dans les Mémoires secrets, Bachaumont note par exemple, le 29 mars 1766 :

‘Enfin l’Encyclopédie paroît toute entiere, il y a dix nouveaux volumes. Par un arrangement assez bizarre, le Libraire les a fait venir aux environs de Paris de Hollande, où ils sont imprimés ; & c’est aux souscripteurs à les faire entrer ici à leurs risques, périls & fortune. Il est à présumer cependant que le Gouvernement, sans vouloir prêter son autorité à cette publicité, ferme les yeux là-dessus, & que le tout se fait avec son consentement tacite365.’

Signalons néanmoins la campagne de presse orchestrée cette fois-ci par Fréron dans l’Année littéraire, dans les années 1759-1760. Reprenant la stratégie éprouvée par les jésuites au début des années 1750, Fréron lance en effet avec le graveur Patte de nouvelles accusations de plagiat, qui portent à présent sur les recueils de planches pour lesquels les encyclopédistes viennent d’obtenir un privilège : ils auraient pillé sans vergogne les dessins et les gravures de Réaumur sur les arts et métiers366. L’affaire est malgré tout assez vite enterrée, et le premier volume de planches sort le 1er décembre 1761.

L’histoire de la publication de l’Encyclopédie est donc rythmée par une succession de crises, qui résultent de l’offensive conjuguée des jésuites, des jansénistes et des parlementaires acquis à leur cause. Les anti-philosophes, constitués par cette alliance de « plusieurs corps respectables », selon l’expression de l’abbé Irailh, se livrent en effet à une guérilla permanente contre l’entreprise encyclopédique, qui se concrétise par l’orchestration de campagnes de presse et par la rédaction de textes polémiques, au nombre desquels figurent des pamphlets. De leur côté, les philosophes ne sont pas en reste, et n’ont de cesse de ferrailler contre leurs adversaires, en recourant à de semblables armes. Et c’est sur ce modèle que se développent également les autres querelles qui, dans les années 1750-1770, sont associées à la bataille menée contre l’Encyclopédie.

Notes
349.

 Ibid., p. 128.

350.

 J. Proust, L’Encyclopédie, p. 53.

351.

 Journal et mémoires, p. 56.

352.

 Arrest du conseil d’État du Roy, du 7 février 1752.

353.

 Encyclopédie, t. III, Avertissement des éditeurs, pp. VII-VIII et I.

354.

 Avec, notamment, ses Petites Lettres sur les grands philosophes, 1757.

355.

 Auteur du Premier Mémoire sur les Cacouacs, inséré dans le Mercure de France d’octobre 1757 puis du Catéchisme et décisions des cas de conscience à l’usage des Cacouacs, Cacopolis, 1758.

356.

 En 1757, Moreau relance la campagne des Cacouacs par un Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs.

357.

 Cité par J. Proust, L’Encyclopédie, p. 61.

358.

 Journal et mémoires, pp. 95-96.

359.

 J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, p. 64.

360.

 Arrest du conseil d’État du Roi, du 8 mars 1759, p. 1.

361.

 Le 20 janvier 1758, dans une lettre adressée à Voltaire (Best. D 7595), d’Alembert s’explique sur sa décision de quitter la direction de l’Encyclopédie : « Je suis excédé des avanies et des vexations de toutes espèces que cet ouvrage nous attire », écrit-il. En effet, « les satires odieuses et même infâmes que l’on publie contre nous » sont « non seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées même par ceux qui ont l’autorité en mains ». On ne peut ainsi que redouter « l’inquisition nouvelle et intolérable » qui sera celle des « nouveaux censeurs ». C’est pourquoi « toutes ces raisons, jointes à plusieurs autres, m’obligent à renoncer pour jamais à ce maudit travail ». Sur la position des autorités dans ces querelles opposant philosophes et anti-philosophes, voir notre cinquième partie, chap. 2, § 1.

362.

 Cité par J. Balcou, Fréron contre les philosophes, p. 142.

363.

 J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, pp. 78-79.

364.

 Journal et mémoires, pp. 112 et 424.

365.

 Mém. secr., t. III, p. 15.

366.

 Voir An. lit., 1759, t. VII, p. 341.