c. La Situation Au Début Des Années 1770

Un exemple nous servira d’entrée en matière. Dans la Correspondance littéraire de juin 1770, Grimm rapporte qu’« on a voulu renouveler, ces jours-ci, sur le théâtre de la Comédie-Française, le scandale produit il y a tout juste dix ans par la comédie des Philosophes. [...] On devait donc jouer l’Homme dangereux ces jours derniers ; mais la police, après avoir fait examiner la pièce, n’a pas jugé à propos, malgré la protection de M. le maréchal de Richelieu, d’en permettre la représentation ». Car, avant de se prononcer, M. de Sartine, qui a succédé à Malesherbes à la tête de la Librairie, « n’a pas seulement voulu connaître le sentiment de M. Diderot, qu’il avait chargé de lire cet ouvrage sans lui en nommer l’auteur, il a encore voulu savoir ce que pensait toute la cohorte philosophique de cette nouvelle entreprise390 ». En effet, dans sa réponse à Sartine, après avoir signalé que « l’auteur ne sait pas le secret de nuire avec succès », Diderot ajoute :

‘Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe ; dont les ouvrages sont dévorés de près et au loin ; que les étrangers révèrent, appellent et récompensent ; qu’on citera, et qui conspireront à la gloire du nom français quand vous ne serez plus, ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter à présent qu’ils sont, et qu’ils se font honneur d’avoir connus lorsqu’ils sont de retour dans leur patrie, je crois, monsieur, que vous ferez sagement. Il ne faut pas que des polissons fassent une tâche à la plus belle magistrature, ni que la postérité, qui est toujours juste, reverse sur vous une petite portion du blâme qui devrait résider tout entier sur eux391.’

Le même scénario se reproduit donc à dix ans d’intervalle : Palissot, protégé par une personnalité influente, entreprend de faire représenter deux comédies satiriques qui s’en prennent aux philosophes. Mais la perspective s’est inversée : alors que Les Philosophes, écrits avec l’aval de Choiseul, alors protecteur de Palissot et de Fréron, avaient été joués à grand renfort de publicité en 1760, les victimes parviennent, en 1770, à empêcher la représentation de L’Homme dangereux, même si cette dernière pièce peut être lue comme « une réédition atténuée des Philosophes », dans la mesure où alors qu’en 1760 Diderot et ses amis « étaient représentés sur le théâtre et caractérisés personnellement, en 1770, Palissot se contentait de les définir en général 392 ». C’est dire qu’en dix ans la position des philosophes s’est significativement affermie. Ce que confirme Daniel Mornet qui, lorsqu’il envisage les mesures de répression engagées par le gouvernement contre les philosophes, signale que « vers 1770, les lois, arrêts, édits, inspections et visites n’étaient plus guère que des épouvantails dérisoires et des formalités superficielles393 ».

Certes, l’antagonisme entre philosophes et anti-philosophes se prolonge au-delà de l’année 1770. Mais l’identité des “ champions ” des deux camps commence à changer, et une nouvelle génération paraît sur le devant de la scène. Certes, comme le souligne Jean Balcou, Fréron opère un « retour en force » en 1770, et n’hésite pas occasionnellement à croiser le fer avec Voltaire. Mais, outre le fait que c’est dans ses “ feuilles ” qu’il poursuit son offensive, ses cibles privilégiées ont désormais pour nom La Harpe, Delisle de Sales, Saint-Lambert, Thomas, Gaillard, Condorcet, et si « les ancêtres sont toujours là », « d’Alembert se contente maintenant de servir de correspondant à Voltaire, Marmontel s’endort sur les lauriers de Bélisaire, et Diderot est tapi, quelque part, dans l’ombre394 ». C’est dire qu’autour des années 1770, la période des “ pionniers ”, marquée par l’empreinte du Patriarche de Ferney, est en train de s’achever. Et si les années 1750-1770 peuvent être présentées comme l’âge de la facétie voltairienne, la stratégie de Voltaire commence, semble-t-il, à être contestée, notamment dans les rangs des philosophes395. Or l’un des objectifs de cette étude consiste à poser la question de l’existence problématique d’un “ modèle voltairien ” du pamphlet, qui dans sa définition nous paraît indissociable d’une stratégie particulière396.

Enfin et surtout, outre le fait qu’« après 1770, le rôle direct des grands chefs de la philosophie est terminé », les querelles entre gens de lettres semblent prendre de nouvelles orientations. Comme l’explique en effet Daniel Mornet, « la bataille décisive contre la tyrannie religieuse est livrée avant 1770 et gagnée397. Au contraire on dispute ardemment de politique ; on réclame des réformes, mais on ne songe pas encore, le plus souvent, à attaquer les principes essentiels du gouvernement398 ». C’est en effet en 1770 que Choiseul est disgrâcié, et remplacé par le chancelier Maupeou, qui s’attaque au pouvoir du parlement. La crise qui s’ensuit est marquée par la rédaction d’une abondante quantité de libelles399, dont le ton est parfois extrêmement violent, au point que, dans un article récent, Shanti Marie Singham peut affirmer que « le déferlement des écrits politiques au cours de cette période rivalise en quantité avec celui qui a été engendré pendant la Fronde400 ».

Le témoignage de J. C. P. Lenoir, lieutenant général de police à Paris de 1774 à 1785 confirme cette flambée de propagande subversive pendant la crise parlementaire de 1770 :

‘En 1770 il y avait une foule d’écrits et de libelles à l’occasion de la suppression des parlements. Cette longue crise, cette révolution, avait produit une licence qui lors ne put être arrêtée, ni punie ; elle a amené une continuation de troubles à l’ordre public [...] La police de Paris ne pouvait atteindre que les marchands et colporteurs les vendant et débitant. On faisait enfermer les colporteurs à la Bastille, et ce genre de punition ne mortifiait pas cette classe de gens pauvres mercenaires, qui souvent ignoraient les vrais auteurs et imprimeurs [...] C’est surtout à l’égard des libelles contre le gouvernement que les lois dans les temps qui ont précédé la Révolution furent impuissantes401.’

Car même si, comme le rappelle Daniel Mornet, « à toutes les époques de l’ancien régime, même aux temps où la censure était la plus sévère et la plus efficace, des pamphlets ont circulé », du moins étaient-ils « plus ou moins rares et leur diffusion [...] plus ou moins malaisée ». Au contraire, ajoute le critique, « après 1770 et surtout après 1780, la liberté d’écrire réclamée par les philosophes est, en fait, presque complète ». Et de fait, après 1770, « l’importance et le nombre des libelles s’accroît ; ils grossissent jusqu’à devenir des volumes402 ». En outre, pour nous en tenir à la crise parlementaire des années 1771-1774, les discours tenus dans les écrits politiques révèlent qu’« une nouvelle unité s’est formée, emblématisée [encapsulated] par l’emploi de termes comme citoyen, nation, le voeu public et le parti patriotique, qui ne tardent pas à prendre la place des désignations plus anciennes de jansénistes et de philosophes ou d’encyclopédistes ». La lecture du Journal historique et des Mémoires secrets montre alors que désormais « l’avenir de la France réside dans cette forme d’alliance nationale et patriotique, et non plus dans une opposition religieuse disparate ou envisagée d’une manière étroite403 ».

Si les stratégies de la propagande qui sont déployées dans les années 1771-1774 ne se distinguent pas fondamentalement de celles utilisées antérieurement dans les querelles religieuses ou littéraires404, l’objet de ces querelles nous paraît en revanche radicalement différent. Comme le souligne Daniel Mornet, à partir de 1770, « c’est la politique surtout qui occupe les esprits405 » et les prolongements des querelles “ littéraires ” qui se sont développées au cours des vingt années précédentes semblent alors relégués au second plan.

Notes
390.

 Cor. lit., t. IX, pp. 50 et 52.

391.

 Diderot, Correspondance, éd. établie par L. Versini, pp. 1018-1019.

392.

 D. Delafarge, La Vie et l’oeuvre de Palissot, pp. 329-330.

393.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française (1715-1789), p. 133.

394.

 J. Balcou, Fréron contre les philosophes, p. 350.

395.

 Sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 1, § 2.

396.

 Sur cette question, voir notre cinquième partie, chap. 3.

397.

 L’exemple de la querelle de Bélisaire est à cet égard significatif. Daniel Mornet explique en outre que « vers 1770, l’idée de tolérance commence nettement à imposer la pratique de la tolérance » (Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 141).

398.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, pp. 225 et 158.

399.

En ce qui concerne Voltaire, Durand Echeverria recense huit pamphlets rédigés dans le cadre de cette crise parlementaire : l’Avis important d’un gentilhomme à toute la noblesse du royaume ; L’Équivoque ; le Fragment d’une lettre écrite de Genève le 19 mars 1771, par un bourgeois de cette ville, à un bourgeois de L*** ; une Lettre d’un jeune abbé ; Les Peuples aux parlements ; la Réponse aux remontrances de la Cour des aides, par un membre des nouveaux conseils souverains ; les Sentiments des six conseils établis par le roi, et de tous les bons citoyens ; enfin les Très-humbles et très-respectueuses remontrances du grenier à sel (« Some unknown eighteenth-century editions of Voltaire’s political pamphlets of 1771 », pp. 61-64).

400.

 S. M. Singham, « Imbued with patriotism : the politisation of the Mémoires secrets during the Maupeou years », p. 39 (nous traduisons).

401.

 Bibliothèque Municipale d’Orléans, Ms. 1422, cité par R. Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIII e  siècle, p. 112.

402.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, pp. 432 et 437.

403.

 S. M. Singham, « Imbued with patriotism : the politisation of the Mémoires secrets during the Maupeou years », p. 50 (nous traduisons). Sur cette question, voir aussi l’ouvrage de D. van Kley, The Religious origins of the French Revolution, New Haven, 1996.

404.

 Shanti Marie Singham signale en effet que, pendant la crise parlementaire des années 1771-1774, les « patriotes activistes » tout comme les « éditeurs » utilisaient « les réseaux déjà mis en place par les jansénistes et les partisans des Lumières pour assurer la circulation des écrits clandestins » en même temps qu’ils encourageaient « la communication orale de l’information dans les cafés et autres lieux publics » (pp. 40-41). Sur les circuits empruntés pour diffuser les pamphlets de notre corpus, voir notre troisième partie, chap. 2.

405.

 D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française, p. 472.