ii. Querelles “ Littéraires ” / Querelles Politiques Et Religieuses

Daniel Mornet le rappelait, toutes les crises politiques de l’Ancien Régime ont donné naissance à leur lot de pamphlets. Sans remonter au siècle précédent avec le phénomène des Mazarinades, étudié par Christian Jouhaud et Hubert Carrier406, notre période se caractérise, bien avant l’arrivée au pouvoir du chancelier Maupeou, par une succession de tensions plus ou moins vives entre le pouvoir royal et les parlements. Dans son Histoire du parlement de Paris, Voltaire écrit en effet que « ce corps déplaisait bien plus au gouvernement par sa lutte perpétuelle contre les édits du roi que par ses cruautés envers quelques citoyens407. Il semblait prendre à la vérité le parti du peuple, mais il gênait l’administration, et il paraissait toujours vouloir établir son autorité sur la ruine de la puissance suprême408 ». Et de fait, au cours de notre période, de nombreux libelles témoignent des affrontements permanents qui opposent le parlement et le pouvoir royal.

Les parlementaires s’estiment en effet, au regard de la Constitution, les dépositaires des lois fondamentales du royaume, et se présentent comme des garants face aux dérives toujours possibles de l’exercice du pouvoir royal vers le despotisme. Ou, comme l’exprime Voltaire dans son Précis du siècle de Louis XV, avec le parti pris qu’on lui connaît : « les parlements ne prétendaient pas moins que représenter l’État entier, divisé en différentes compagnies, qui toutes, faisant un seul corps, constitueraient les états généraux perpétuels du royaume ». C’est ainsi que l’opposition parlementaire se manifeste avec un regain de force en 1756, alors que Louis XV s’est engagé dans la « guerre onéreuse » contre les Anglais : « Il fallait des secours de finance, et le parlement se rendait difficile sur l’enregistrement des édits qui ordonnaient la perception des deux vingtièmes409 ».

Car, à cette date, le parlement et le pouvoir royal se trouvent aussi aux prises pour ainsi dire indirectement, à l’occasion de cette « guerre si ancienne et si interminable », selon l’expression de Voltaire, que se livrent la « juridiction séculière » et la « discipline ecclésiastique », et dont l’origine est à rechercher, au XVIIIe siècle, dans la querelle suscitée par la bulle Unigenitus, relancée par l’affaire des « billets de confession »410. L’archevêque de Paris, soucieux d’éradiquer le jansénisme, décide en effet d’engager « les curés de son diocèse à refuser la communion [...] aux mourants qui avaient appelé de la bulle et qui s’étaient confessés à des prêtres appelants ; et conséquemment à ce refus de communion on devait priver les jansénistes reconnus de la sépulture411 ». Or, parce que la bulle Unigenitus froissait notamment le gallicanisme des parlementaires, une alliance s’est constituée entre le parlement de Paris et les jansénistes. Comme l’explique Dale van Kley, « le parlement de Paris, guidé par un noyau de Jansénistes convaincus à l’intérieur de ses murs, devint l’un des protecteurs du Jansénisme et de sa cause, rôle qui l’entraînait parfois dangereusement au-delà de sa propre tradition de Gallicanisme anti-papal, dans des domaines d’une nature étrangement théologique412 ». Le parlement s’engage ainsi dans ces « querelles ecclésiastiques » en adressant des remontrances au roi, et en cessant ponctuellement d’exercer ses fonctions. De son côté, le pouvoir royal s’efforce d’apaiser les uns et les autres, sans jamais véritablement y parvenir, chacun des arbitrages rendus en faveur des uns ou des autres constituant le prétexte, pour l’autre camp, à relancer les hostilités.

C’est enfin dans un tel climat qu’à la faveur de la banqueroute du jésuite La Valette, se met en place le processus qui amène à l’expulsion des jésuites de France. Cette querelle qui, dans les années 1758-1762, a suscité un déluge de pamphlets, a été analysée par Dale van Kley, dans une étude intitulée The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765. Nous reprenons à notre actif la thèse centrale de son ouvrage, selon laquelle « les Jansénistes furent les principaux responsables de la suppression des Jésuites en France, et ce au moins en partie à cause de leur doctrine janséniste » : s’ils ont pu être amenés parfois à tenir le langage du Gallicanisme, c’est qu’en réalité « sans les arguments du Gallicanisme, les Jansénistes n’auraient jamais convaincu les parlements français de dissoudre l’ordre des Jésuites ». Mais le sens profond de leur démarche s’explique notamment par le fait que « comme leurs ancêtres spirituels de Port-Royal, ils s’opposaient aux Jésuites pour des raisons à la fois théologiques, religieuses et politiques413 ».

Opinion qui semble également celle de Voltaire, qui explique l’expulsion des jésuites moins par « le danger prétendu de leurs mauvais livres » que par « le crédit dont ils avaient longtemps abusé ». Au nombre des manoeuvres dont ils se sont rendus coupables, Voltaire mentionne alors la destruction de l’abbaye de Port-Royal, opérée en 1711, dont la chute des jésuites constituerait une sorte de revanche :

‘Ce n’est ni Sanchez, ni Lessius, ni Escobar, ni des absurdités de casuistes qui ont perdu les jésuites ; c’est Le Tellier, c’est la bulle qui les a exterminés dans presque toute la France. La charrue que le jésuite Le Tellier avait fait passer sur les ruines de Port-Royal a produit, au bout de soixante ans, les fruits qu’ils recueillent aujourd’hui : la persécution que cet homme violent et fourbe avait excitée contre des hommes entêtés, a rendu les jésuites exécrables en France414.’

En revanche, d’Alembert ne partage pas cette interprétation. Dans son ouvrage Sur la destruction des jésuites en France, il avance au contraire que c’est au mérite de la philosophie que l’on doit les poursuites engagées contre les jésuites : « C’est proprement la philosophie, qui par la bouche des magistrats, a porté l’arrêt contre les Jésuites ; le jansénisme n’en a été que le solliciteur415 ». Thèse que combat Dale van Kley416, qui met en évidence la contradiction qui travaille l’analyse de d’Alembert. D’une part en effet, d’Alembert attribue à la « philosophie » et au progrès des Lumières dans le pays l’anéantissement des jésuites, qui lui paraît le prélude à celui des jansénistes eux-mêmes, qui ne manquera pas d’arriver « non pas avec violence, mais lentement, par transpiration insensible, & par une suite nécessaire du mépris que cette secte inspire à tous les gens sensés417 ». Mais d’autre part, remarque Dale van Kley, en écrivant que « “ la vipère que les Jésuites croyaient avoir écrasée ” trouva soudain “ assez de force pour retourner sa tête, les mordre au talon et les tuer ” », et en considérant qu’« une vipère assez forte pour abattre les Jésuites pouvait au moins obtenir que des livres philosophiques fussent lacérés et brûlés », d’Alembert « savait pertinemment que ce ne furent pas les philosophes mais les Jansénistes qui ont avec succès précipité les Jésuites hors de leurs places fortes418 ».

Du reste, plusieurs pamphlets de Voltaire soulignent l’absence d’engagement des philosophes dans les querelles opposant jésuites et jansénistes. Ainsi des Que, rédigés dans le cadre de l’offensive lancée contre le discours de réception de Pompignan :

Qu’un jésuite avec courtoisie
S’intrigue partout sourdement,
Et reproche un peu d’hérésie
Aux gens tenant le parlement ;
Qu’un janséniste ouvertement
Fronde la cour avec furie :
Je conclus très patiemment
Qu’il faut que le sage s’en rie419.

On lit de même dans les Réflexions pour les sots, rédigées également en 1760 :

‘Quand les jésuites ont employé la calomnie, les confessions, et les lettres de cachet, contre tous ceux qu’ils accusaient d’être jansénistes, c’est-à-dire d’être leurs ennemis ; quand les jansénistes se sont vengés ensuite comme ils ont pu des insolentes persécutions des jésuites, les philosophes ne se sont mêlés en aucune façon de ces querelles ; ils les ont rendues méprisables, et par là ils ont rendu à la nation un service éternel420.’

Tout au plus Voltaire profite-t-il de ces querelles pour renvoyer dos à dos les adversaires des philosophes, qu’il se propose d’en « rire », ou de les « rendre méprisables ».

Tout au long de notre période, corollairement aux querelles littéraires qui nous intéressent, la France est donc agitée par des querelles politiques et théologiques, qui sont ponctuées par des échanges de pamphlets sur lesquels nous ne nous arrêterons pas. Ce qui ne signifie naturellement pas que ces querelles se développent radicalement “ en marge ” de nos querelles littéraires. D’une part en effet, d’un point de vue “ conjoncturel ”, les philosophes bénéficient des dissensions qui se font jour dans les rangs de leurs ennemis. D’autre part, les querelles littéraires que nous étudions présentent, elles aussi, des enjeux politiques et religieux que nous ne pouvons pas ignorer.

Si d’Alembert semble conclure un peu hâtivement que c’est la « philosophie » qui est venue à bout des jésuites, il n’a cependant pas entièrement tort de souligner le progrès des Lumières dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Et la victoire des jansénistes sur les jésuites a, semble-t-il, contribué au triomphe des Lumières en France. Dale van Kley explique ainsi qu’« en détruisant les Jésuites et en se sabordant en tant que “ parti ” qui représentait la source la plus évidente de dissidence politique et ecclésiastique, le parti janséniste créa une sorte de vide que le parti philosophique de d’Alembert, au moins dans une certaine mesure, n’allait pas tarder à investir ». Bien plus, « le Jansénisme contribua à l’augmentation de l’anticléricalisme en France au XVIIIe siècle de deux manières : directement, en infiltrant le sien, et indirectement, en éliminant les Jésuites, c’est-à-dire le seul groupe d’apologistes qui était en mesure de débattre avec les philosophes avec quelque degré de civilité et de compréhension mutuelle, en raison de la proximité de leurs conceptions de l’homme et de la nature, et de leurs communes références à la raison et à l’utilité ». Car les analyses de Dale van Kley montrent que du point de vue des jansénistes, « les Jésuites formaient un groupe d’hommes qui, parce qu’ils partageaient avec les philosophes de semblables conceptions de Dieu, de la nature et de la morale », et parce qu’ils assignaient à leur action un semblable objectif d’utilité publique, « n’étaient autres que des philosophes eux-mêmes, habilement dissimulés sous le masque d’un ordre religieux ». C’est pourquoi les jansénistes considèrent « les Jésuites comme une force à anéantir avant que la véritable bataille, celle-ci décisive, pût être engagée contre les philosophes421 ». René Pomeau conclut de même :

‘Les philosophes avaient été pour peu de chose dans l’abolition des jésuites, due surtout aux parlements et à l’influence janséniste. Ils n’en retirent pas moins un évident avantage. Avec les pères de la Société disparaissait une opposition à la « philosophie » qui était bien organisée et souvent efficace. Un espace de liberté s’ouvrait dans le monde intellectuel. Il fallait d’ailleurs empêcher que les jansénistes, eux aussi débarrassés de cet adversaire, ne prissent le dessus, comme le craignait Voltaire. Le moment était donc venu d’affirmer les valeurs des Lumières, par une propagande plus agressive422.’

Voltaire redoute en effet que la disparition de l’opposition des jésuites ne laisse le champ libre aux jansénistes, dont les appuis auprès du parlement sont connus, et qui, s’ils formaient un parti uni contre les philosophes, pourraient s’avérer dangereux. C’est ce qu’il explique notamment à d’Alembert le 14 avril 1764 (Best. D 11822), alors que Crevier vient d’obtenir l’exil de Palissot parce qu’il a été quelque peu malmené dans sa Dunciade 423 : « L’aventure de ce cuistre de Crevier fait déjà voir qu’il n’est pas permis de dire d’un janséniste qu’il est un plat auteur. Vous serez les esclaves de l’université avant qu’il soit deux ans. Les jésuites étaient nécessaires, ils faisaient diversion ; on se moquait d’eux, et on va être écrasé par des pédants qui n’inspireront que l’indignation ».

Par ailleurs, l’étude des étapes de la publication de l’Encyclopédie nous a permis de signaler, à la suite de Jacques Proust, que la révocation du privilège en 1759 pouvait, contrairement aux apparences, être interprétée comme une mesure de relative bienveillance de la part des autorités de la Librairie. En tout état de cause, la politique adoptée par Malesherbes s’explique non seulement par la protection qu’il a toujours manifestée à l’égard de l’entreprise encyclopédique, mais aussi par la prise de position de ce « fonctionnaire zélé », selon l’expression de Pierre Grosclaude, face à l’antagonisme qui oppose depuis plusieurs années le parlement et le pouvoir royal. Dans le premier Mémoire sur la Librairie qu’il rédige en février 1759, il suggère en effet de redéfinir le champ d’exercice du parlement, alors même qu’il vient de condamner deux ouvrages, L’Esprit et l’Encyclopédie, qui avaient pourtant obtenu un privilège en bonne et due forme :

‘Mais de ce qu’on a regardé mal-à-propos les priviléges comme suffisans pour mettre les Auteurs à l’abri de toutes recherches, les partisans de l’autorité parlementaire se croiront peut-être fondés à établir de nouvelles règles, par exemple, à exiger des Censeurs une prestation de serment, à demander ou ordonner que l’examen des livres soit fait par des députés de la Compagnie ou sous leurs yeux, et à limiter tellement l’autorité du Chancelier en cette matière, que ce soit réellement du Parlement que dépende la faculté de parler au peuple par la voie de l’impression, faculté qu’il serait bien dangereux de laisser entre les mains d’un Corps qui n’a déjà que trop de pouvoir sur les esprits.’

Il précise alors, un peu plus loin, que « si les prétentions de ce Corps sont contraires en quelque chose à l’autorité royale, si on ne le croit pas tout-à-fait impartial sur des questions importantes, et si on croit que l’impression soit une voie propre à émouvoir les esprits, il est bien dangereux de mettre en sa main des armes qu’il ne sera pas aisé de lui arracher quand on le voudra424 ». Malesherbes s’inquiète donc de l’« autorité » qui a été confiée au parlement, ou qu’il s’est arrogée en la circonstance, et entend bien garder une entière mainmise sur les affaires de la Librairie. C’est aussi pourquoi la révocation du privilège de l’Encyclopédie, en rendant inutile toute nouvelle censure, coupe court à l’action entreprise par le parlement, et rend possible la parution de l’ouvrage, revêtu d’une permission tacite.

On voit donc que si les philosophes ne participent pas directement aux querelles politiques et religieuses qui opposent leurs adversaires jésuites, jansénistes et parlementaires, et si, par conséquent, ces querelles ne sauraient être analysées dans une étude qui porte sur les querelles littéraires mettant aux prises philosophes et anti-philosophes, les conditions mêmes induites par ces querelles politiques et religieuses peuvent conjoncturellement jouer en faveur des philosophes. Nous excluons également de notre corpus les pamphlets, notamment voltairiens, qui prennent pour cible les textes sacrés. Non seulement en effet ils portent sur des textes que l’on ne saurait qualifier de “ littéraires ”, ne pouvant être considérés, même au sens large, comme des productions de la République des lettres. Mais leur objet nous semble aussi sensiblement différent de celui des querelles retenues dans notre corpus, dans la mesure où ils s’attachent explicitement à des questions théologiques425.

On objectera peut-être que nous avons pourtant décidé d’aborder la querelle de Bélisaire qui, au moins au début, se noue autour d’une controverse de nature théologique portant sur un certain nombre d’« impiétés » relevées dans le quinzième chapitre de l’ouvrage de Marmontel. Il importe toutefois de souligner que, dans son développement, une telle querelle se rattache, par ses enjeux notamment “ politiques ” au sens large, aux querelles chronologiquement antérieures que nous avons choisi d’étudier. Nous avons en effet signalé plus haut que, sous l’impulsion de Voltaire, la querelle de Bélisaire en vient à porter sur la question de la tolérance civile. C’est pourquoi les échanges de pamphlets motivés par la présence de ces « impiétés » dans le quinzième chapitre de Bélisaire présentent à l’évidence des implications politiques, puisque l’instauration d’un régime de tolérance en matière religieuse a pour corollaire la négation de toute hégémonie d’une confession particulière, et sans doute, à terme, l’adoption du principe d’une séparation de l’Église et de l’État. Ce qui semble déjà le point d’aboutissement de l’ouvrage de d’Alembert Sur la destruction des jésuites en France, comme l’explique Dale van Kley : « La solution que préconisait d’Alembert pour résoudre le problème des disputes théologiques consistait plutôt dans la séparation de l’Église et de l’État et par conséquent, de la part du gouvernement, dans une politique de tolérance de toutes les opinions religieuses426 ».

Que dire cependant d’un pamphlet comme l’Épître écrite de Constantinople aux frères que Voltaire rédige en 1768 au moment de la querelle de Bélisaire, qui porte aussi sur la question de la tolérance, mais dans lequel ni Marmontel, ni aucun de ceux qui ont pris part à la querelle de Bélisaire ne sont, même allusivement, mentionnés ? Que dire aussi de la Canonisation de Saint-Cucufin, dont l’objet est évoqué dans une note ajoutée, dès l’édition Cramer in-4° des Oeuvres complètes de Voltaire, au texte des Trois Empereurs en Sorbonne 427 ? Ces deux pamphlets participent donc aussi de l’offensive voltairienne au sein de la querelle de Bélisaire, dans la mesure où ils viennent renforcer les attaques portées, par exemple, dans les Anecdotes sur Bélisaire. Nous avons néanmoins choisi de les exclure de notre corpus, puisque ces textes ne comportent pas d’allusion, même implicite, aux démêlés de Marmontel avec ses adversaires. On voit donc, sur cet exemple précis, que la détermination d’un corpus ne peut pas toujours éliminer une part d’arbitraire. Mais, sauf à voir l’objet de notre étude nous échapper en se diluant dans des marges incertaines, nous préférons assigner à notre corpus des limites peut-être trop nettes, et par là même discutables, en signalant cependant chaque fois que l’occasion se présente, les problèmes que ne manquent pas de poser les options que nous avons retenues.

Les querelles “ littéraires ” bénéficient donc d’un statut différent de celui des querelles religieuses ou politiques. Nous avons déjà pu signaler, au chapitre précédent, que les règlements en vigueur au sein de la Librairie répriment prioritairement les pamphlets que l’on juge porter atteinte aux autorités religieuses et politiques, les sanctions à retenir contre les auteurs de pamphlets abordant d’autres sujets (au nombre - assez vaste - desquels figurent les questions littéraires) étant laissées à l’appréciation du censeur. Et de fait, les poursuites réellement engagées à l’encontre des pamphlets rédigés dans le cadre de nos querelles “ littéraires ” sont si rares que l’on peut être fondé à conclure à un certain désintérêt du gouvernement pour les disputes entre gens de lettres428. Une telle spécificité des querelles “ littéraires ” nous amène alors à émettre l’hypothèse selon laquelle le champ du littéraire constituerait, au cours de notre période, une sorte d’“ espace protégé ” à l’intérieur duquel les échanges pamphlétaires s’effectueraient avec une relative impunité. D’autre part, même si les accusations lancées par les pamphlétaires visent à situer le débat sur les plans religieux et politique429, l’objet même de ces querelles “ littéraires ” nous semble différent de celui des querelles religieuses et politiques, si bien que nous tirons notamment argument de l’évolution des préoccupations vers des questions politiques pour arrêter notre corpus au début des années 1770.

Nous nous proposons donc d’étudier un certain nombre de querelles opposant les philosophes et les anti-philosophes, à partir de la publication du « Prospectus » de l’Encyclopédie, en 1750. Il ne s’agit naturellement pas de nous livrer à une analyse exhaustive de l’ensemble des querelles, mais plutôt de centrer notre étude sur certaines querelles, choisies pour leur représentativité dans la perspective d’ensemble qu’elles dessinent. Le développement des querelles retenues esquisse ainsi les grandes lignes d’une évolution du rapport de forces entre les philosophes et les anti-philosophes, au cours de ces vingt années de polémiques. Du côté des philosophes, une union se forme, au début des années 1750, autour de l’entreprise encyclopédique, et de la figure majeure de Diderot, que Fréron peut présenter, dans une lettre adressée à Malesherbes le 21 mars 1757, comme « le chef d’un grand corps430 ». Mais cette union se désagrège dans les années 1757-1759, notamment sous l’effet de l’offensive des anti-philosophes, ce que symbolise, entre autres, la défection de d’Alembert, et la rupture de Rousseau avec le clan des philosophes. Enfin, à partir de 1760, une nouvelle unité semble être retrouvée, à la suite d’une recomposition qui met en évidence l’émergence de l’influence de Voltaire, promu au rang de « patriarche officiel431 », selon l’expression de Gustave Desnoiresterres. Du côté des anti-philosophes au contraire, l’“ union sacrée ” qui avait pu ébranler le clan des philosophes fait place à un désaccord ouvert, qui se traduit, dans les années 1758-1761, par l’intensification des querelles qui opposent les jésuites et les jansénistes, et par l’expulsion des jésuites. L’évolution des deux clans s’effectue ainsi selon des variations complémentaires qui débouchent, à la fin de notre période, sur l’hégémonie des philosophes.

L’objet de cette étude consiste dès lors à analyser la place et la fonction des échanges pamphlétaires dans une telle évolution. Il s’agira ainsi notamment de mettre en évidence les modalités de l’inscription des pamphlets dans le développement des querelles. Mais il faudra aussi déterminer les enjeux de cette confrontation qui, bien qu’occasionnée par des questions “ littéraires ”, présente des implications idéologiques qui ressortissent au religieux et au politique. Avant d’approfondir l’examen de ces problèmes, commençons par en poser plus précisément les données, à partir de l’exemple du développement de la querelle qui oppose Pompignan et les philosophes.

Notes
406.

 Voir Chr. Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier-Montaigne, 1985 et H. Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades, 2 vol., Genève, Droz, 1991.

407.

 Voltaire, quant à lui, durcit sa position anti-parlementaire à cause précisément des « cruautés » dont le parlement s’est rendu coupable, envers notamment les Calas, les Sirven ou encore le chevalier de La Barre. Il écrit en effet, quelques lignes plus haut, que le parlement « ne se concilia pas la bienveillance du public par le supplice du chevalier de La Barre et par celui du général Lally ».

408.

 Histoire du parlement de Paris, p. 106.

409.

 Précis du siècle de Louis XV, pp. 1525 et 1522-1523. Certes, reconnaît Voltaire, on peut admettre qu’il faille être vigilant sur le bien-fondé du recours à l’impôt, et « les parlements de France ont toujours fait des remontrances aux rois contre ces abus », mais « il y a des temps où ces remontrances, et surtout les difficultés d’enregistrer, sont plus dangereuses que ces impôts mêmes, parce que la guerre exige des secours présents, et que l’abus de ces secours ne peut être corrigé qu’avec le temps » (p. 1525).

410.

 Sur ces questions, on consultera l’ouvrage récent de Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIII e  siècle, Paris, Gallimard, 1998. En particulier, la première partie retrace la « renaissance » de cette « querelle interminable », avec la « lutte contre la bulle Unigenitus » ; la troisième partie s’intéresse au « combat parlementaire ».

411.

 Histoire du parlement de Paris, p. 79.

412.

 D. van Kley, The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, 1757-1765, New Haven and London, Yale University Press, 1975, p. 229 (nous traduisons). Voltaire écrit à ce sujet, dans le Précis du siècle de Louis XV, que « les parlements prétendaient qu’on ne pouvait séparer le spirituel du civil, puisque les querelles spirituelles entraînaient nécessairement après elles des querelles d’État » (p. 1519).

413.

 D. van Kley, The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, pp. IX et 5 (nous traduisons).

414.

 Précis du siècle de Louis XV, p. 1536.

415.

 Sur la destruction des jésuites en France, pp. 192-193.

416.

 Choiseul écrit à ce sujet à Voltaire, le 3 mai 1765, qu’« il règne dans les deux tiers » de l’ouvrage de d’Alembert Sur la destruction des jésuites « un ridicule affreux pour la philosophie qui se trouve le mobile de tout ce qui se passe dans le monde ». Il ajoute alors : « La vanité du grand D’Alembert me pûe au nez » (cité par P. Calmettes, Choiseul et Voltaire, p. 195).

417.

 Sur la destruction des jésuites en France, pp. 207-208.

418.

 D. van Kley, The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, p. 226 (nous traduisons).

419.

 Les Que, dans Mélanges, éd. établie par J. van den Heuvel, p. 372.

420.

 Réflexions pour les sots, dans Facéties, éd. établie par J. Macary, p. 127.

421.

 D. van Kley, The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, pp. 232, 235 et 210 (nous traduisons).

422.

 R. Pomeau (dir.), « Écraser l’infâme », 1759-1770, chap. XII, « La raison par l’alphabet », pp. 196-197.

423.

 Sur cet exil de Palissot, voir notre chap. 1, § 1.1.

424.

 Mémoires sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 9 et 20.

425.

 Nous avons hésité à intégrer à notre corpus la querelle suscitée par la parution du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui s’en prend également pour une large part aux textes sacrés. Outre cette dernière raison, cette querelle se caractérise surtout par la publication de réfutations, qui ne sauraient être considérées comme des pamphlets. Sur ce point, voir notre première partie, à l’article “ Réfutation ”.

426.

 D. van Kley, The Jansenists and the Expulsion of the Jesuits from France, p. 223 (nous traduisons). D’Alembert explique en effet que « l’inconvénient qu’entraînent les querelles de théologie, de nuire à la tranquillité publique, est le fruit de la faute qu’on a faite en France, & presque partout ailleurs, de lier les choses civiles à la religion ; de vouloir qu’un bourgeois de Paris soit non seulement sujet fidèle, mais encore bon catholique, & aussi exact à rendre le pain béni qu’à payer les impôts. Tant que cet esprit subsistera parmi nous, la maxime dont les fanatiques abusent si souvent, qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, sera un obstacle invincible aux plus sages mesures du gouvernement & des magistrats pour étouffer les querelles de religion ; parce que les hommes aiment mieux obéir à un maître qu’ils se donnent (& qui après tout ne leur commande que ce qu’ils veulent) qu’à un maître qu’ils n’ont pas choisi, & qui leur ordonne ce qui leur déplait. En Hollande, où les Jansénistes sont une église absolument séparée, que le gouvernement ignore & laisse en paix, ils ne sont ni la cause ni l’objet d’aucun trouble. Ce n’est que par une sage tolérance (également avouée de la religion & de la politique) qu’on peut empêcher toutes ces frivoles disputes d’être contraires au repos de l’état, & à l’union des citoyens » (Sur la destruction des jésuites en France, pp. 119-121).

427.

 On lit en effet, vers la fin de la note (7) : « Dans quel abîme sommes-nous descendus ! la nouvelle Rome vient de canoniser un capucin nommé Cucufin, dont tout le mérite, à ce que rapporte le procès de la canonisation, est d’avoir eu des coups de pieds dans le cu, & d’avoir laissé répandre un oeuf frais sur sa barbe. L’ordre des capucins a dépensé quatre cent mille écus aux dépens des peuples pour célébrer dans l’Europe l’apothéose de Cucufin sous le nom de Saint Séraphin : & Ribaudier damne Marc-Aurèle ! O Ribaudiers, la voix de l’Europe commence à tonner contre tant de sottises ! » On se souvient que Riballier (que Voltaire baptise Ribaudier), syndic de la Sorbonne, a le premier ouvert les hostilités contre le Bélisaire de Marmontel.

428.

 Cette question sera reprise dans notre cinquième partie, chap. 2, § 1.

429.

 Sur cette question, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.

430.

 Cité par J. Balcou, Le Dossier Fréron, p. 196.

431.

 G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, p. 447.