a. La « Déclaration De Guerre »

Lorsqu’il commence son disccours de réception, Pompignan situe d’emblée son propos dans une perspective délibérément polémique. N’est pas « Homme de Lettres » qui veut, explique-t-il, et encore moins « Philosophe » :

‘Des prétentions ne sont pas des titres. C’est par le fruit des études qu’il faut juger de leur succès. On n’est pas précisément Homme de Lettres parce qu’on a beaucoup lû & beaucoup écrit, qu’on possède les Langues, qu’on a fouillé les ruines de l’Antiquité ; parce qu’enfin on est Orateur, Poëte ou Historien. On n’est pas toujours Philosophe pour avoir fait des Traités de Morale, sondé les profondeurs de la Métaphysique, atteint les hauteurs de la plus sublime Géométrie, révélé les secrets de l’Histoire Naturelle, deviné le système de l’Univers. Le Savant instruit & rendu meilleur par ses Livres, voilà l’Homme de Lettres. Le Sage, vertueux & Chrétien, voilà le Philosophe.’

À ces définitions quelque peu partiales de l’« Homme de Lettres » et du « Philosophe » succède alors une critique très vive de la « fausse Littérature » et de la « vaine Philosophie » qui caractérisent les « Productions » des vaines gloires de ce siècle :

‘Ce n’est donc pas la possession seule des Lettres & des Sciences qui en fait la gloire & l’utilité. S’il étoit vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enyvré de l’Esprit Philosophique & de l’amour des Arts, l’abus des Talens, le mépris de la Religion, & la haine de l’autorité, fussent le caractère dominant de nos Productions, n’en doutons pas, MESSIEURS, la Postérité, ce Juge impartial de tous les siècles, prononceroit souverainement que nous n’avons eu qu’une fausse Littérature & qu’une vaine Philosophie434.’

« Abus des Talens », « mépris de la Religion », « haine de l’autorité », les principaux éléments d’un discours anti-philosophique se trouvent ainsi mis en place435 et ne manquent pas d’être développés lorsque Pompignan entreprend de dresser le panorama de l’état actuel de la République des lettres, et évoque « les Bibliothèques, les Cabinets des Curieux, ces dépôts durables de la sagesse & du délire de l’esprit humain ». Car, « dans ces Livres multipliés à l’infini », « tout, en un mot, [...] porteroit l’empreinte d’une Littérature dépravée, d’une Morale corrompue, & d’une Philosophie altière, qui sape également le Trône & l’Autel ».

Les philosophes se voient donc accusés d’ourdir un complot contre l’Église et l’État, à travers « un long étalage d’opinions hasardées, de systèmes ouvertement impies, ou d’allusions indirectes contre la Religion ». Mais l’attaque se fait plus précise lorsqu’il est question de la manière dont certains traitent l’Histoire : « l’Histoire nous présenteroit des faits malignement déguisés, des anecdotes imaginaires, des traits satyriques contre les choses les plus saintes, & contre les maximes les plus saines du Gouvernement436 ». Le doute n’est dès lors plus possible : parmi la cohorte des philosophes à la mode qui se trouve ainsi vouée aux gémonies, émerge la figure de celui qu’en 1759 l’abbé Guyon avait pu présenter comme l’« Oracle des nouveaux philosophes ». Et Voltaire était d’autant plus fondé à se reconnaître dans ce portrait que Pompignan ne tarit pas d’éloges pour Maupertuis, avec lequel Voltaire avait eu une retentissante querelle en 1753, lors de son séjour en Prusse. Il est vrai que Pompignan succède à Maupertuis à l’Académie française, et qu’il est de coutume, dans un discours de réception, de rendre hommage à son défunt prédécesseur. C’est ainsi que, s’adressant aux académiciens, Pompignan peut déclarer : « Vous avez perdu un Homme de Lettres & un Philosophe. Cette double perte est difficile à réparer. » Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Quelque goût qu’on ait aujourd’hui pour la Littérature & pour la Philosophie, les Hommes vraiment lettrés, les vrais Philosophes sont aussi rares que jamais ». Et, lorsqu’on sait dans quelle acception polémique Pompignan emploie ces termes, l’intention est assez transparente. D’autant que le nouvel académicien ne manque pas de décrier les querelles personnelles, au nom du « respect du Public » :

‘Quelle estime aura-t-il pour des hommes qui se méprisent, ou qui feignent du moins de se mépriser mutuellement ? La haine les aveugle & les perd. Imprudens, qui pour la satisfaction cruelle de décrier un Livre, ou de diffamer un rival, se privent eux-mêmes des fruits inestimables de leur Art. Ils pouvoient s’immortaliser par leurs travaux : ils n’immortaliseront peut-être que l’opprobre affreux dont ils couvrent la profession d’Homme de Lettres, & que le triste emploi de leurs talens.
On n’accusera point de pareils excès M. de Maupertuis, ni comme Homme de Lettres, ni comme Philosophe437.’

On ne s’étonnera donc pas que la riposte à l’agression de Pompignan contre les philosophes vienne de Voltaire lui-même qui, tant comme académicien, comme philosophe, que comme écrivain, pouvait légitimement se sentir visé par de tels propos. Il écrit d’ailleurs à Palissot, le 12 juillet 1760 (Best. D 9058) : « Me Lefranc de Pompignan m’a désigné très injurieusement devant mes 38 confrères ». Or il s’avoue « assez bon chrétien » pour lui « pardonner dans le fond de [s]on coeur, mais non pas au bout de [s]a plume » ! Resterait cependant à décider si son intervention est motivée par des considérations toutes personnelles, ou par le souci de répondre, au nom des philosophes, à une telle diatribe anti-philosophique.

En 1735, Voltaire avait déjà eu maille à partir avec Pompignan. Enivré par le succès de sa Didon, Pompignan avait en effet écrit une Zoraïde alors que Voltaire faisait représenter Alzire. S’en était suivie une escarmouche autour d’une question d’antériorité, qui fut rapidement tranchée en faveur d’Alzire. En tout cas, l’affaire semble vite oubliée, au point que Voltaire en vient trois ans plus tard à écrire à Pompignan, le 30 octobre 1738 (Best. D 1643) :

‘Tous les hommes ont de l’ambition, Monsieur ; et la mienne est de vous plaire, d’obtenir quelquefois vos suffrages et toujours votre amitié. [...] Avec quel homme de lettres aurais-je donc voulu être uni, sinon avec vous, Monsieur, qui joignez un goût si pur à un talent si marqué ? Je sais que vous êtes non seulement homme de lettres, mais un excellent citoyen, un ami tendre. Il manque à mon bonheur d’être aimé d’un homme comme vous438.’

Le contraste n’en est que plus flagrant avec les propos qu’il va tenir en 1760. Car, comme l’explique Gustave Desnoiresterres, « on sait la politesse de Voltaire envers ceux qui l’attirent le moins, ses façons caressantes, ses procédés exquis, dont il ne se départira que le jour où il aura été provoqué, outragé439 ». D’ailleurs, il faut bien reconnaître que l’affaire de 1760 est autrement plus sérieuse, et à cause du contexte dans lequel elle éclate, et à cause de la teneur des accusations de Pompignan. C’est du reste l’argument qu’avance Condorcet lorsqu’il s’efforce de justifier la hargne avec laquelle Voltaire s’en prend à ses ennemis :

‘On lui a reproché ses nombreuses querelles ; mais dans aucune il n’a été l’agresseur ; mais ses ennemis, ceux du moins pour lesquels il fut irréconciliable, ceux qu’il dévoua au mépris public, ne s’étaient point bornés à des attaques personnelles ; ils s’étaient rendus ses délateurs auprès des fanatiques, et avaient voulu appeler sur sa tête le glaive de la persécution. Il est affligeant sans doute d’être obligé de placer dans cette liste des hommes d’un mérite réel : le poète Rousseau, les deux Pompignan, Larcher, et même Rousseau de Genève. Mais n’est-il pas plus excusable de porter trop loin, dans sa vengeance, les droits de la défense naturelle, et d’être injuste en cédant à une colère dont le motif est légitime, que de violer les lois de l’humanité en compromettant les droits, la liberté, la sûreté d’un citoyen, pour satisfaire son orgueil, ses projets d’hypocrisie, ou son attachement opiniâtre à ses opinions440 ?’

Pourtant, même s’il n’est pas exclu que Voltaire profite de l’occasion pour régler quelques comptes personnels, c’est semble-t-il plus en tant que philosophe qu’en tant qu’écrivain outragé que le Patriarche conçoit sa réponse. À la suite de Lucien Brunel, Theodore E. D. Braun considère que « Voltaire visait moins Le Franc personnellement que le parti qu’il représentait : Voltaire avait sans doute peur de perdre tout ce qu’avaient gagné les philosophes pendant de longues années de luttes contre leurs “ persécuteurs ”441 ».

Notes
434.

 Lefranc de Pompignan, Discours de réception à l’Académie française, pp. 2-3.

435.

 Sur les caractéristiques majeures de la représentation que les anti-philosophes proposent des philosophes, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.1.

436.

 Lefranc de Pompignan, Discours de réception à l’Académie française, pp. 4-5.

437.

 Ibid., pp. 1 et 15.

438.

 Cité par G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, pp. 416-417. Desnoiresterres commente ainsi ces « compliments » : « Cela est charmant, sinon sincère ; et encore, pourquoi ne le pas croire sincère ? Voltaire ne demande pas mieux que d’être bien avec toute la terre et d’avoir des amis ; à part l’intérêt qu’il y a, c’est l’être social par excellence. Il voudrait n’avoir qu’à sourire, et quand il rugit, ce n’est point sa faute, mais la vôtre. »

439.

 G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, p. 416.

440.

 Condorcet, Vie de Voltaire, pp. 151-152.

441.

 T. E. D. Braun, Un ennemi de Voltaire..., p. 231.