b. La Riposte

Car la violence de l’attaque légitime pour ainsi dire celle de la riposte. Grimm note en effet, le 15 mai 1760, qu’une telle « satire contre les gens de lettres » ne pouvait rester lettre morte :

‘Il était aisé de prévoir que, quand même les philosophes n’iraient pas à la messe ni à confesse, cela ne les empêchait pas d’avoir une plume à la main, et qu’ils pourraient bien être tentés de s’en servir contre un grand homme qui les insultait gratuitement ; il fallait considérer encore qu’en mettant les philosophes, par un excès de générosité, dans le cas de ne pouvoir répondre aux imputations sans se rendre odieux aux sots et à la populace, on les invitait, pour ainsi dire, à se servir du ridicule.’

Et de préciser qu’« un certain M. Clodoré, dont la plume ressemble infiniment à celle de M. de Voltaire, a fait des Quand, notes utiles sur le discours du nouvel académicien442 ».

La première salve est donc tirée de Ferney. Nous ne disposons hélas pas de documents permettant de déterminer de manière précise comment Voltaire a pris connaissance du discours de Pompignan. Certes, il connaît bien son adversaire, puisqu’il demande à Thieriot, le 22 février 1760 (Best. D 8771) : « M. Lefranc de Pompignan, a-t-il fait un bel éloge de Maupertuis ? a-t-il bien prôné la religion de cet athée ? a-t-il fait de belles invectives contre les déistes de nos jours ? Je vous prie, mon cher ami, de me mettre un peu au fait. » Une vingtaine de jours après que Pompignan a prononcé sa harangue, Voltaire écrit à François de Chennevières, le 31 mars (Best. D 8827) : « on dit que le discours de M. Lefranc de Pompignan n’a pas réussi parmi les gens de lettres. On dit que c’est une satire vive et insolente de ses confrères et de ses maîtres. » Mais ce n’est que le 5 mai qu’il déclare à Saurin (Best. D 8892) : « Je viens de recevoir le discours de Lefranc, et les Quand. Il me prend envie de les avoir faits. Ce discours est bien indécent, bien révoltant, il met en colère. Je m’applaudis tous les jours d’être loin de ces pauvretés ». La dénégation est ici évidente, d’autant que Voltaire ajoute : « Je méprise les hypocrites et les persécuteurs. Je brave les uns et les autres443 ». Du reste, aux environs du 25 mars, il demande déjà à son éditeur Cramer « où sont les Quand » (Best. D 8818). Il est donc probable que Voltaire a reçu le texte du discours peu après le 10 mars, et qu’il s’est sans délais attelé à la réponse.

Car le texte des Quand reprend très exactement des phrases du discours de Pompignan, comme on en jugera par ces extraits, dans lesquels Voltaire tourne son ennemi en ridicule en même temps qu’il s’efforce de disculper les philosophes des attaques qui ont été portées contre eux :

‘QUAND on est à peine Homme de Lettres & nullement Philosophe, il ne sied pas de dire que notre Nation n’a qu’une fausse Littérature & une vaine Philosophie.
[...]
QUAND on prononce devant une Académie un de ces Discours dont on parle un jour ou deux, & que même quelquefois on porte aux pieds du Trône, c’est être coupable envers ses Concitoyens d’oser dire dans ce Discours, que la Philosophie de nos jours sape les fondemens du Trône & de l’Autel. C’est jouer le rôle d’un Délateur d’oser avancer, que la haine de l’autorité est le caractére dominant de nos productions, & c’est être Délateur avec une imposture bien odieuse, puisque non-seulement les Gens de Lettres sont les sujets les plus soumis ; mais qu’ils n’ont même aucun privilége, aucune prérogative qui puisse jamais leur donner le moindre prétexte de n’être pas soumis. Rien n’est plus criminel que de vouloir donner aux Princes & aux Ministres des idées si injustes sur des Sujets fidèles, dont les études font honneur à la Nation ; mais heureusement les Princes & les Ministres ne lisent point ces Discours, & ceux qui les ont lûs une fois, ne les lisent plus.’

Voltaire n’oublie pas au passage de placer son adversaire dans une situation délicate : comme il l’écrivait déjà à Thieriot, Pompignan, au cours de son éloge de Maupertuis, a opéré le tour de force de « bien prôner la religion de cet athée » :

‘QUAND on succéde à un homme bizarre, qui a eu le malheur de nier dans un mauvais Livre les preuves évidentes de l’existence d’un Dieu, tirées des desseins, des raports & des fins de tous les Ouvrages de la Création, seules preuves admises par les Philosophes, & seules preuves consacrées par les Peres de l’Eglise ; quand cet homme bizarre a fait tout ce qu’il a pû pour infirmer ces témoignages éclatans de la nature entiére ; quand à ces preuves frapantes qui éclairent tous les yeux : il a substitué ridiculement une équation d’algébre, il ne faut pas dire à la vérité que ce raisonneur étoit un Athée, parce qu’il ne faut accuser personne d’athéisme, & encore moins l’homme à qui l’on succéde : mais aussi ne faut-il pas le proposer comme le modèle des Ecrivains religieux ; il faut se taire ou du moins parler avec plus d’art & de retenue.’

Mais c’est sans doute que Pompignan n’est pas la meilleure personne pour décerner des brevets d’orthodoxie chrétienne. Du moins s’y connaît-il en fait de déisme, lui qui a fait paraître, vingt ans auparavant, une traduction de la Prière universelle de Pope ! Et de rappeler à Pompignan ses péchés de jeunesse :

‘QUAND on a traduit & outré même la priére du Déïste composée par Pope ; quand on a été privé six mois entiers de sa Charge en Province pour avoir traduit & envenimé cette Formule du Déïsme ; quand enfin on a été redevable à des Philosophes de la jouissance de cette Charge, c’est manquer à la fois à la reconnoissance, à la vérité, à la justice, que d’accuser les Philosophes d’impiété, & c’est insulter à toutes les bienséances de se donner les airs de parler de Religion dans un discours public, devant une Académie qui a pour maxime & pour loi de n’en jamais parler dans ses Assemblées444.’

Dans cette offensive qui vise, au-delà du seul discours incriminé, à rechercher dans le passé de l’adversaire de quoi le mettre en difficulté, Voltaire va trouver un aide de camp efficace en la personne de l’abbé Morellet. Celui-ci fait en effet paraître autour du 29 mai445 cette fameuse Prière universelle, traduite de l’anglais de M. Pope, par l’auteur du Discours prononcé le 10 mars à l’Académie française, que Morellet présente dans ses Mémoires comme un « petit symbole de déisme », avant de souligner qu’il « formait un contraste assez piquant avec le beau zèle » que Pompignan « venait de montrer contre l’Académie446 ». Il a naturellement soin d’agrémenter le texte de « notes » et de « critiques », comme il s’en explique dans l’Avertissement qui ouvre la brochure :

‘Nous avons pensé que le public recevrait avec plaisir une nouvelle édition de cette pièce ; les notes et les critiques que nous y avons jointes pouvant servir à prémunir les fidèles contre les principes de la philosophie moderne qu’on retrouve dans cette prière, et que M. Le Franc a si bien combattus dans son Discours : nous espérons que l’auteur même nous saura gré de notre zèle, et que les personnes religieuses trouveront dans nos remarques un grand sujet d’édification.’

Morellet peut alors conclure, en citant mot pour mot les Quand de Voltaire : « Il suit de ce qu’on vient de lire que l’auteur du discours prononcé à l’Académie le 10 mars 1760, avait, en 1740, traduit et envenimé la prière du Déiste, composée par Pope : ce qu’il fallait démontrer 447 ».

Morellet poursuit encore l’oeuvre du Patriarche en rédigeant, à la suite des Quand, des Si et des Pourquoi. Dans ces deux pamphlets, il reprend certains des traits décochés par Voltaire, et relance l’offensive dans une autre direction : à l’évidence, Pompignan n’est pas plus propre à se poser en défenseur de l’Autel qu’il n’est fondé à accuser les philosophes de « haine pour l’autorité » ! Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’il a adressé en 1756 certaines remontrances au roi qui contrastent singulièrement avec le respect dû au souverain :

‘SI un homme qui accuse les Philosophes de vouloir sapper les fondemens du Trône & de haïr l’autorité, avoit peint de couleurs odieuses une recherche de possessions des Citoyens, sagement ordonnée par le Souverain, s’il avoit appellé cette recherche un genre d’Inquisition, ressemblant à un dénombrement d’esclaves, si ce même homme avoit osé envenimer, par une ironie insolente & injuste, l’attention que son Roi a donnée à des essais d’Agriculture, si dissimulant ce qu’il y a de louable dans ces amusemens vraiment dignes d’un Monarque, il n’y avoit trouvé qu’une occasion de lui dire avec amertume : Sire, des spéculations, des machines qu’on vous présente, des essais faits sous vos yeux ne rendront pas nos champs moins incultes ; le Parc de Versailles ne décide point de l’état de nos Campagnes. Cet homme, après avoir insulté de la sorte à l’autorité ne seroit-il pas bien imprudent d’accuser des Citoyens paisibles & soumis, de haine pour l’autorité448 ?’

On voit donc que les réponses des philosophes reprennent méthodiquement, pour les retourner, les principaux griefs avancés par Pompignan dans son discours449. Les choses auraient pu en rester là. Mais c’était sans compter sur la vanité et sans doute aussi sur la maladresse de Pompignan, qui s’exerce lui aussi à la riposte, et d’une manière telle qu’il prête le flanc à de nouveaux traits.

Notes
442.

 Cor. lit., t. IV, pp. 236-237.

443.

 Sur les dénégations de Voltaire, voir notre troisième partie, chap. 2, § 1.2.

444.

 Les Quand, Notes utiles sur un Discours prononcé devant l’Académie Française le 10 mars 1760, pp. 4-7.

445.

 D’après le journal de l’inspecteur d’Hémery (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 97 verso).

446.

 Morellet, Mémoires, p. 99.

447.

 La Prière universelle, pp. 28 et 40.

448.

 Les Si, pp. 80-81.

449.

 Nous reviendrons sur ce point lorsque nous montrerons de quelle manière les pamphlétaires s’efforcent de mettre leurs adversaires en contradiction avec eux-mêmes : voir notre quatrième partie, chap. 1, § 1.2.