c. Offensive Généralisée

Dès la parution des Quand, Pompignan ne veut pas être en reste. C’est ainsi qu’il rédige, sous les traits d’un « apprenti bel-esprit », Les VII Quand en manière des VIII de M. de V***, dont la circulation est attestée le 1er mai. Il propose également, selon le même principe, des Réponses aux Quand, aux Si et aux Pourquoi. Le 22 mai, de nouveaux Pourquoi, réponse aux ridicules Quand de M. le comte de Tornet paraissent de manière anonyme450, et dont l’auteur pourrait être Pompignan, ou quelque autre anti-philosophe, qui sont suivis par Les Nouveaux Si et Pourquoi, accompagnés d’un Dialogue en Vers entre MM. Le Franc & de Voltaire, parodie de la Scène V du II e  Acte de la Tragédie de Mahomet.

Mais en plus de ces pamphlets, Pompignan entreprend de rédiger un Mémoire présenté au roi, dans lequel il s’emploie à réfuter les allégations de Voltaire et de Morellet, notamment celle d’avoir « été privé de [s]a Charge pendant six mois, pour avoir traduit la Prière universelle de Pope ». Accusation qui « si elle étoit vraie, seroit humiliante pour un ancien Premier Président de Cour supérieure, à qui le Roi a conservé, par une faveur dont on ne connoît qu’un seul exemple, le rang & les prééminences de sa place, & qui, par une distinction encore plus singulière, a obtenu une place de Conseiller d’Honneur au Parlement de Toulouse, quoiqu’il n’eût jamais servi dans cette Compagnie » ! L’orgueil de Pompignan se lit aussi dans la manière dont il évoque le « succès » de son discours devant l’Académie. Non seulement « la Cour, la Ville, les Provinces ont reçû cet essai avec applaudissement », écrit-il, mais

‘ce qui met le comble à ce succès, ce qui me le rendra toujours cher & précieux, c’est l’approbation marquée que le Roi, la Reine, & leur auguste Famille ont accordée à mon Discours. Toute la Cour a été témoin de l’accueil que me firent leurs Majestés. Il faut que tout l’Univers sache aussi qu’elles ont paru s’occuper de mon Ouvrage, non comme d’une nouveauté passagère ou indifférente, mais comme d’une production qui n’étoit pas indigne de l’attention particulière des Souverains. Le Roi daigna s’en entretenir avec des personnes de sa Cour ; & l’on n’a pas voulu que j’ignorasse que S. M. avoit joint aux éloges un air d’intérêt & de bonté qui marquoit sa satisfaction451.’

Il n’en fallait pas davantage pour exciter à nouveau la verve de Voltaire qui, dans l’offensive généralisée qu’il s’apprête à lancer, aura à coeur de diversifier sa “ manière452 ”. À la suite de ses Quand, et des Si et des Pourquoi de l’abbé Morellet, il fait paraître des Qui, des Quoi, des Pour, des Que, des Oui, des Non, qu’il rassemble, sous le titre d’« Assemblée des monosyllabes » dans le Recueil des facéties parisiennes, et auxquels s’ajoutent, en 1761, des Car et des Ah ! Ah ! Mais, non content de faire passer Pompignan « par les particules453 », selon l’expression de Morellet, il pratique également la satire en vers, avec successivement Le Pauvre Diable, Le Russe à Paris et La Vanité. Il ne dédaigne pas non plus le mode de la relation : l’Extrait des nouvelles à la main de la ville de Montauban en Quercy rapporte ainsi la stupéfaction et le désarroi de la famille de Pompignan lorsque, ayant pris connaissance du Mémoire présenté au roi, ils remarquent que certains passages « dénot[ent] une tête attaquée454 ». Enfin, s’il aime à “ chapitrer ” de la sorte le « Sr. Le Franc », Voltaire s’amuse aussi à le “ chansonner ”, comme l’indiquent la Chanson en l’honneur de maître Lefranc de Pompignan que l’on fredonne en 1761, ou encore, deux ans plus tard, l’Hymne chanté au village de Pompignan accompagné par des bourdons de M. de Pompignan, sur l’air de Béchamel...

Car la “ chasse au Pompignan ”, ouverte en 1760, se prolonge jusqu’en 1763, et Voltaire, qui s’y livre comme à un exercice de santé, fait flèche de tout bois. Tout, dès lors, est prétexte à faire rire du « Moïse de Montauban ». À commencer d’ailleurs par la fâcheuse comparaison que Dupré de Saint-Maur a risquée, dans sa réponse au discours de réception de Pompignan, selon laquelle Jean-Jacques serait Moïse, et l’évêque du Puy son frère, Aaron :

‘Plus réunis encore l’un à l’autre par la conformité de vos goûts & de vos sentimens, que par le lien du sang, tout nous retrace en vous l’image de ces deux Frères, qui furent consacrés l’un comme Juge, l’autre comme Pontife, pour opérer des Miracles dans Israël455.’

Dès lors, sous la plume de Voltaire, Jean-Jacques et Jean-George se trouvent associés dans l’opprobre. Voltaire se souvient aussi que le nouvel académicien a jadis commis une tragédie de Didon : il va alors montrer, dans un Fragment d’une lettre sur Didon, que Pompignan est au moins aussi mauvais auteur dramatique qu’il était un médiocre traducteur de psaumes et le détestable poète des Odes et poésies sacrées 456. Au fil des ans, tous les faits et gestes de Pompignan sont ainsi tournés en ridicule, comme par exemple la bénédiction de l’église qu’il a fait construire dans son village, relatée en 1763 dans la Lettre de M. de l’Écluse chirurgien-dentiste, seigneur du Tilloy près de Montargis, à M. son curé, ou encore dans la Relation du voyage de M. le marquis Lefranc de Pompignan depuis Pompignan jusqu’à Fontainebleau adressée au procureur fiscal du village de Pompignan.

Au cours de cette campagne de pamphlets, c’est donc une sorte de biographie tendancieuse qui s’écrit d’un texte à l’autre, et dont Voltaire, sous les traits de son secrétaire, résume les grandes lignes dans la lettre qu’il adresse « au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan », au début de 1764. « Voici », explique-t-il, « tout ce que » M. de Voltaire « connaît de M. Lefranc de Pompignan » :

‘1° D’assez mauvais vers ;
2° Son Discours à l’Académie, dans lequel il insulte tous les gens de lettres ;
3° Un Mémoire au roi, dans lequel il dit à Sa Majesté qu’il a une belle bibliothèque à Pompignan-lez-Montauban ;
4° La description d’une belle fête qu’il donna dans Pompignan, de la procession dans laquelle il marchait derrière un jeune jésuite, accompagné des bourdons du pays, et d’un grand repas de vingt-six couverts, dont il a été parlé dans toute la province ;
5° Un beau sermon de sa composition, dans lequel il dit qu’il est avec les étoiles dans le firmament, tandis que les prédicateurs de Paris et tous les gens de lettres sont à ses pieds dans la fange457.’

Les expressions employées par les uns et les autres en témoignent, la “ chasse au Pompignan ” se développe comme une véritable campagne de guerre. Lorsqu’il évoque la succession des « monosyllabes » en l’honneur de Pompignan, l’abbé Morellet parle en effet de « feu roulant » : « Il paraissait un papier toutes les semaines, et l’on peut dire qu’il ne s’est jamais fait une meilleure et plus prompte justice458 ». Et lorsque Voltaire déplore l’embastillement de celui qu’il ne tarde pas à surnommer « l’abbé Mords-les », c’est pour regretter qu’« un aussi bon officier ait été fait prisonnier à l’entrée de la campagne » (à Thieriot, le 7 juillet 1760, Best. D 9044). Car tout, dans le développement de cette querelle, traduit un ordonnancement minutieux. Après la « déclaration de guerre » de Pompignan, c’est Voltaire qui, lançant la première salve de la riposte, monte en première ligne. Il est bientôt flanqué d’un aide de camp efficace, qui doit malheureusement quitter provisoirement le champ de bataille, à la suite d’un faux pas commis dans un combat parallèle459. De son côté, et même si l’anonymat de certains pamphlets ne permet pas de l’affirmer avec certitude, Pompignan trouve sans doute des alliés pour le soutenir dans son offensive contre les philosophes. Nous avons également pu apprécier l’ingéniosité déployée dans la diversification des armes employées, tout comme dans la variété des traits, qui assaillent l’ennemi de toutes parts, exploitant ses moindres erreurs. Tout un art de la guerre littéraire en somme, qui est bien de nature à « perdre un homme sans retour460 », selon la formule de Linguet.

Reste qu’au-delà de l’affrontement de deux hommes, ce sont deux clans qui se trouvent face à face, et que la logistique ainsi déployée au cours de cette bataille revêt des enjeux qui dépassent largement une simple rivalité personnelle. Pour les philosophes en effet, Jean-Jacques Lefranc de Pompignan et, dans une certaine mesure, son frère Jean-George, apparaissent comme deux dangers à écarter.

Notes
450.

 D’après le journal de l’inspecteur d’Hémery (B.N.F., ms. fr. 22161, ffos 92 et 96).

451.

 Mémoire présenté au roi, pp. 36 et 57-58.

452.

 Sur l’importance des formes que prennent les pamphlets de notre corpus, voir notre quatrième partie, chap. 3.

453.

 Morellet, Mémoires, p. 99.

454.

 Extrait des nouvelles à la main de la ville de Montauban en Quercy, p. 233.

455.

 Cité par T. E. D. Braun, Un ennemi de Voltaire..., p. 214.

456.

 Déjà dans Le Pauvre Diable, Voltaire avait lancé ce vers assassin, à propos des « cantiques sacrés » de Pompignan : « Sacrés ils sont, car personne n’y touche » (p. 61).

457.

 Lettre du secrétaire de M. de Voltaire au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan, p. 138. Beuchot précise que « dans les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, il y a de plus l’alinéa que voici :

6° Une jolie femme très-riche, très-dévote, très-aimable, qui pleure le soir et le matin d’avoir perdu ses chers amis, ses chers affidés ignaciens ; qui a donné un fils au seigneur de Pompignan, son digne époux, et qui se repent d’avoir cru épouser un Apollon, etc., etc. »

458.

 Morellet, Mémoires, p. 99.

459.

 On se souvient en effet que l’abbé Morellet a été enfermé à la Bastille pour avoir été reconnu l’auteur de la Vision de Charles Palissot.

460.

 Théorie du libelle, p. 8.