Conclusion

L’histoire littéraire nous apprend donc que les échanges de pamphlets entre gens de lettres relèvent de “ traditions polémiques ”, tant il est vrai que l’activité pamphlétaire semble se rattacher pour ainsi dire constitutivement à la “ profession ” d’homme de lettres. Avides de gloire, vaniteux, envieux, fielleux, chatouilleux, tels sont les qualificatifs qu’il n’est pas rare de voir employés, lorsqu’il est question de ces écrivains querelleurs qui forment cet « état » problématique, souvent méprisé par les détenteurs de l’autorité. Car on ne saurait, à leur sujet, parler de « corps », dès lors qu’il ne semble rien y avoir de commun entre les « abeilles » dont la fonction première est d’être « utiles » à leur communauté en produisant un miel nourrissant et salutaire, et les « guêpes » qui ne font guère que « nuire » en répandant partout leur venin. Il importe toutefois de faire le départ entre ces représentations tendancieuses et la réalité d’une pratique pamphlétaire qui n’est pas l’apanage de « pauvres diables » en quête d’existence. Car il arrive aussi que les « abeilles » piquent, notamment lorsqu’elles se sentent en danger. Et, plus généralement, dans les querelles qui nous occupent, les pamphlets qui s’échangent de part et d’autre émanent le plus souvent d’écrivains que l’on peut qualifier de “ professionnels ”, ce qui n’est pas sans conséquences sur la “ tenue ” de ces textes, même si, comme nous le verrons, certaines bassesses ne sont pas exclues, lorsque les nécessités l’exigent.

En particulier, dans les années 1750-1770, se développe une guerre littéraire permanente mettant aux prises deux clans, celui des « philosophes » et celui des « anti-philosophes » qui, à défaut de former chacun des groupes cohérents, trouvent leur unité, d’ailleurs problématique, dans cet affrontement même. On peut situer le début des hostilités à l’orée des années 1750, lorsqu’une « société de gens de lettres » entreprend d’élaborer un Dictionnaire raisonné des Sciences, Arts & Métiers auquel le « Discours préliminaire » assigne pour objectif d’exposer « autant qu’il est possible, l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ». La bataille qui s’engage alors se poursuit jusqu’à la parution du dernier volume de planches, en 1772, les phases de crise étant entrecoupées de phases d’accalmie. Mais cette guerre connaît également d’autres batailles qui, par leurs enjeux, se rattachent, directement ou indirectement, à l’entreprise encyclopédique. C’est ainsi que ces vingt années de luttes permettent d’appréhender une de ces « révolutions de la République des lettres », selon l’expression de l’abbé Irailh, à l’issue de laquelle, au début des années 1770, l’influence des philosophes s’affirme d’une manière durable, quoiqu’encore fragile, après avoir été sérieusement mise à mal par l’offensive concertée des anti-philosophes, dans les années 1757-1759. Ces querelles, qui se cristallisent autour de questions “ littéraires ”, doivent en outre être distinguées des querelles religieuses et politiques qui éclatent au cours de notre période, qui peuvent certes se signaler par l’intervention de certains des auteurs dont nous croisons les textes dans notre corpus, mais qui bénéficient d’un statut différent, à défaut de présenter des enjeux radicalement distincts. Les autorités de la Librairie semblent d’ailleurs opérer intuitivement la distinction, dans la mesure où les poursuites réelles engagées contre les pamphlets de notre corpus paraissent sans commune mesure avec la sévérité de la législation en vigueur. On voit dès lors que dans la pratique comme dans les témoignages que nous avons pu recueillir, la tolérance du gouvernement s’explique par le relatif désintérêt qu’il manifeste à l’égard des querelles entre gens de lettres.

Ce qui ne signifie pourtant pas que ces querelles soient “ anodines ”, ni que, par leurs enjeux, elles n’entretiennent aucun rapport avec les questions religieuses et politiques. Un des mérites de l’approche de l’abbé Irailh consiste précisément à montrer que ces « querelles littéraires » ne sauraient se réduire à un simple « combat de cirque » susceptible de « divertir les sots ». L’exemple de la querelle suscitée par le discours de réception à l’Académie française du 10 mars 1760 nous a ainsi permis de montrer que la défense de la religion dont Pompignan se fait le champion apparaît indissociable d’une stratégie qui vise à s’assurer une “ place ” de nature à lui permettre d’exercer une influence au niveau du pouvoir. Stratégie bien perçue par Voltaire notamment qui, dans les pamphlets dont il accable Pompignan, ne semble pas poursuivre un objectif fondamentalement différent. D’autre part, pour approfondir l’analyse, si l’on peut observer, au cours de notre période, l’émergence progressive d’un « état » d’homme de lettres, dont les relations avec le pouvoir sont fort complexes, on peut se demander si l’espace privilégié de la discussion littéraire ne permet pas que se mette en place un modèle de réflexion critique et d’action polémique qu’il s’agirait de définir dans ses relations éventuelles avec la constitution, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, de ce qu’il est convenu d’appeler une « opinion publique ». Et, dans cette perspective, si l’opposition fréquemment établie entre ce que d’Alembert appelle la « chambre basse » et la « chambre haute » de la littérature manque de pertinence lorsqu’on l’envisage avec objectivité, il faudrait réfléchir à la spécificité du pamphlet et à la raison d’être du recours à l’échange pamphlétaire dans le cadre de ces querelles littéraires considérées dans leurs implications idéologiques. C’est pourquoi les parties suivantes de notre étude s’attacheront à définir les tactiques éditoriales qui règlent ces échanges de pamphlets, mais aussi la dimension rhétorique qui en caractérise l’écriture, avant de mettre en évidence les enjeux qui se dégagent de ces querelles, et qui nous apparaissent déjà comme indissociables d’une stratégie que l’on peut qualifier de “ politique ”.