troisième Partie
tactiques Éditoriales

Les questions relatives à l’édition revêtent une importance décisive, dès lors que l’on s’intéresse à un type de textes, les pamphlets, dont le caractère “ clandestin ” est pour ainsi dire constitutif. Pourtant, à aborder ces questions, on se heurte rapidement à une série de difficultés, qu’il importe d’abord d’inventorier.

La clandestinité qui préside à la composition et à l’édition du pamphlet gêne considérablement toute entreprise visant à mettre au jour des rouages qui, à l’époque, étaient censés demeurer secrets, et pour lesquels peu de documents existent ou ont traversé les siècles pour nous parvenir. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on peut considérer comme “ document ”. Nous disposons certes d’archives de police, et de documents relatifs à ce que l’on appelait à l’époque les « affaires de la Librairie ». Mais ces textes “ officiels ”, et par là “ objectifs ” et fiables, se limitent le plus souvent à mentionner l’existence de nombreux pamphlets (ce qui est déjà une indication précieuse), et ne nous fournissent des informations plus développées qu’en ce qui concerne les pamphlets qui ont fait l’objet de poursuites ce qui, comme nous le verrons, relève de l’exception. N’y a-t-il pas là un risque de fausser les perspectives, en prétendant étendre à l’ensemble des pamphlets les informations obtenues pour des cas particuliers sans doute marginaux ? Il conviendra, le moment venu, de discuter de la pertinence de telles généralisations. Nous avons pu d’autre part avoir accès à certains témoignages d’acteurs ou de spectateurs de l’époque, qui développent une vision nécessairement partielle et partiale des événements, et sont par là même toujours a priori suspects. Faute de mieux, nous en ferons état, en nous efforçant, toutes les fois que ce sera possible, d’opérer un travail de recoupement entre des sources diverses, et dans l’idéal en recueillant, à propos du même événement, des témoignages émanant des deux “ clans ” en présence. Nous considérerons alors que l’information possède une validité suffisante lorsqu’elle se trouve corroborée par des hommes que leurs intérêts respectifs opposent au sein des querelles qui nous occupent. Restent bien entendu les textes mêmes des pamphlets, qui ont pu être conservés dans les fonds anciens des bibliothèques que nous avons fréquentées. Mais à ce niveau aussi, ces textes forment un ensemble hétérogène, et souvent lacunaire. Nous n’avons pas pu hélas avoir accès, par exemple, à l’édition originale de tous les pamphlets de notre corpus, si bien que les considérations que nous sommes amené à développer, ne serait-ce que sur la présentation matérielle de ces textes, ne reposent de fait que sur un échantillon limité.

Par la nature même des textes que nous étudions, nous sommes donc confronté de manière superlative aux problèmes auxquels doit faire face tout chercheur qui entreprend une approche “ historienne ” des textes littéraires. Notre analyse reposant essentiellement, comme nous l’avons dit, sur des témoignages (de surcroît plus ou moins objectifs), nous prétendons restituer des pratiques de diffusion et de lecture que nous n’appréhendons, en définitive, qu’à travers une série de représentations qui, d’une certaine manière, les manquent en les désignant. C’est dire qu’à l’invitation de Roger Chartier, il faut en permanence garder à l’esprit le souci de déchiffrer les règles qui gouvernent les pratiques de la représentation (les codes, les conventions, les raisons qui ont pu présider à la production de ces documents), pour espérer percevoir les limites de cette représentation des pratiques, et déterminer le degré de “ vérité ” que l’on peut leur accorder. Nous en sommes donc réduits à un incessant travail de reconstruction, assorti d’infinies précautions dès lors que nous prétendons à une certaine rigueur.

Et s’il est impossible d’échapper à une part de fiction, qu’on nous permette de préférer au modèle de l’histoire romancée, une certaine forme de roman policier, dans lequel toute ressemblance avec des faits ayant existé serait délibérément revendiquée. Car, au-delà de l’instruction que nous sommes légitimement en droit d’attendre de cette enquête, nous ne pouvons dissimuler le plaisir que nous avons parfois ressenti à remonter ces filières de l’édition clandestine, à éprouver le curieux sentiment d’être dans la confidence, de goûter avec complicité les astuces déployées par les uns pour déjouer la vigilance souvent aiguë des autres. Une sorte de roman policier à plusieurs voix, donc, où s’entrecroiseraient le point de vue des gendarmes et celui des voleurs, sans oublier ce troisième regard, fuyant mais essentiel, du « public ».