a. Instruire

Les pages-titres fournissent tout d’abord au lecteur une série d’informations. Lorsqu’elle figure, la date d’édition du texte est en général exacte, à l’unique exception près, dans notre corpus, du Pauvre Diable de Voltaire, paru en 1760 et non en 1758 comme l’indique l’édition originale495.

Certains pamphlets comportent en outre une épigraphe, qui contribue à orienter la lecture qui peut en être faite496. Sa fonction essentielle consiste en effet à “ donner le ton ” du texte qui va suivre, c’est-à-dire, s’agissant de pamphlets, d’inscrire le texte dans une tonalité satirique ou piquante497. Cela explique sans doute pourquoi les pamphlétaires recourent avec prédilection à des citations d’Horace. Encore faut-il préciser que cette tonalité admet tous les degrés, de l’indignation véhémente498, qui se teinte parfois d’une nuance de menace, plus499 ou moins500 virulente, à une rétorsion ironique adressée à l’adversaire501, qui prend parfois des inflexions légères et badines502.

Mais l’essentiel des informations se trouve concentré dans le titre, auquel la « vulgate théorique » reconnaît pour fonctions essentielles, non seulement de permettre d’identifier le texte, mais aussi de désigner et de mettre en valeur son contenu. Pour les commodités de l’analyse503, nous distinguerons, avec Gérard Genette, les titres « thématiques » et les titres « rhématiques », ainsi baptisés à partir de l’opposition, proposée par certains linguistes, « entre le thème (ce dont on parle) et le rhème (ce qu’on en dit) ».

Beaucoup de titres comportent la mention « Lettre de... à... », « Mémoire » ou encore « Relation de... », mettant ainsi l’accent sur la forme adoptée dans le texte du pamphlet. Dans ces exemples, « le rhématisme passe par une désignation générique504 », et exhibent en quelque sorte un modèle auquel recourt le pamphlétaire, pour éventuellement le subvertir505. S’agissant des pamphlets considérés dans leurs échanges, signalons l’ambiguïté de la mention « réponse à...506 », qui est certes « rhématique » (on a affaire à un pamphlet qui “ répond ” à un texte antérieur, et peut éventuellement adopter la même forme que ce texte507), mais aussi « thématique » (le lecteur sait que l’“ on parle de ” ce texte, supposé connu de lui, et auquel on “ répond ”). Dans certains cas même, la mention « réponse à... » ne figure pas, et doit en quelque sorte être inférée par le lecteur, notamment lorsque tout ou partie du titre du pamphlet consiste dans la reprise déformée de celui du texte auquel il fait suite. En 1760 paraît ainsi une Justification de plusieurs articles du Dictionnaire encyclopédique, ou Préjugés légitimes contre Abraham-Joseph de Chaumeix : si la lecture de la première partie du titre annonce une simple « justification », terme qui implique certes l’existence, au préalable, d’une accusation, mais dont l’origine est laissée dans le vague, la deuxième partie en revanche désigne par allusion la cible précise du pamphlet, les six tomes de Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie et essai de réfutation de ce dictionnaire par Abraham-Joseph de Chaumeix, publiés en 1758-1759.

Car la distinction opérée par Gérard Genette est d’ordre théorique, et non pratique. C’est ainsi qu’un titre comme la Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Berthier apparente certes le pamphlet à une « relation », mais pour en préciser aussitôt le contenu, selon une énumération qui marque les étapes successives de la narration : il sera question « de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Berthier », avec cet indice qui, déjà, ne peut qu’intriguer le lecteur : en 1759, date qui figure au bas de la page-titre, le rédacteur du Journal de Trévoux est encore bien vivant508 ! La désignation du contenu polémique du texte (qui constitue une étape essentielle à son identification comme pamphlet) passe donc par une série d’indices, qui relèvent tantôt de la dénotation (un titre comme Les Philosophes aux abois, ou Lettres de M. Chaumeix à Mrs les Encyclopédistes au sujet d’un libelle anonyme intitulé Justification de plusieurs articles du Dictionnaire encyclopédique, etc. ne laisse en effet guère de doute quant à la position adoptée par l’auteur à l’égard des philosophes), tantôt de la connotation. C’est ainsi, par exemple, que la Lettre d’un original aux auteurs très-originaux de la comédie très-originale des Philosophes ne laisserait transparaître aucune prise de position par rapport à la comédie des Philosophes, n’était la répétition avec effet de gradation de l’adjectif « original », qui signale une intention critique en même temps qu’il annonce le grief principal qui a été retenu contre la comédie, et qui consiste dans l’absence d’originalité509, l’insistance de la répétition constituant un indice d’encodage de cette forme d’ironie qu’est l’antiphrase.

Reste qu’à s’en tenir au seul titre, un tel décryptage de l’ironie est parfois délicat, même s’il est toujours possible, a posteriori, de percevoir des indices, parfois ténus, suggérant l’antiphrase. Dans le cas du Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert, c’est le sous-titre qui éveille le soupçon du lecteur, par la manière hyperbolique par laquelle les adversaires des encyclopédistes sont qualifiés : le texte se présente en effet comme une Réfutation par faits authentiques des calomnies qu’on répand tous les jours contre les Citoyens zélés qui ont eu le courage de relever les erreurs dangereuses de l’Encyclopédie. Que dire d’autre part de ce Remerciement d’un particulier à Messieurs les philosophes du jour, paru en 1759 ? Outre le fait qu’il est inhabituel de faire paraître un écrit qui « remercie » un des clans en présence, et en particulier celui des philosophes (mais, dans le contexte de réaction anti-philosophique qui caractérise la fin des années 1750, on peut s’attendre à tout...), outre le fait que l’expression « Messieurs les philosophes du jour » repose sur une opposition entre le caractère pompeux et très déférent de « Messieurs » et la réduction implicite opérée par l’expression « du jour » (laquelle, à l’époque, connote pour le lecteur un discours anti-philosophique510), la présence de l’épigraphe « Ridiculum acri, &c. » confirme qu’il convient de trancher pour une lecture par antiphrase du terme « Remerciement »511. Enfin, dans le cas des XXXVII Vérités opposées aux XXXVII impiétés de Bélisaire, c’est la signature qui insinue une dissonance suspecte, le texte étant prétendûment rédigé « par un bachelier ubiquiste », ce qui ne ressemble guère à la “ manière ” dont les docteurs en Sorbonne qui ont examiné Bélisaire s’expriment ordinairement.

On voit donc que c’est bien souvent le dialogue qu’entretiennent les différents éléments de la page-titre qui parvient à orienter la lecture du texte qui suit, tout en en indiquant le caractère pamphlétaire. Reste qu’il n’est pas certain que la seule identification de cette dimension polémique suffise à assurer la fortune d’un pamphlet.

Notes
495.

 Dans son journal, l’inspecteur d’Hémery en signale la parution le 3 juillet 1760 (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 102 verso).

496.

 La nature variée de ces épigraphes fournit peut-être également des indications sur le public auquel l’auteur destine le pamphlet, même s’il s’agit, sur cette question, de distinguer le public “ visé ” du public “ réel ” (voir notre chap. 3, § 3). Il apparaît par exemple qu’une épigraphe en latin s’adresse à un public différent, et éventuellement plus restreint, qu’une épigraphe en français.

497.

 Ainsi de ces maximes, en forme de manifeste ou de plaidoyer pro domo : « Ridere non lædere », pour Les Philosophes de bois ; « Ridendo dicere verum. Quid vetat ? », pour Les Philosophes manqués.

498.

 On le voit dans la fortune des extraits les plus connus de la première Catilinaire : « Quo usque tandem... », en tête des Préjugés légitimes contre Abraham Chaumeix ; « Usque quo tandem ? », pour la Lettre sur la comédie de l’Écossaise ; « Ô tempora ! ô mores ! », pour la Lettre d’un original aux auteurs très-originaux de la comédie très-originale des Philosophes.

499.

 Ainsi de cette citation de l’Ode VI d’Horace, en tête des Pourquoi, réponse aux ridicules Quand de M. le comte de Tornet : « Cave, cave : namque in malos asperrimus / Parata tollo cornua ».

500.

 En tête de la Dénonciation aux honnêtes gens d’un nouveau libelle philosophique contre M. Palissot, Palissot cite ses propres vers, extraits du chant IV de la Dunciade : « N’espérez pas éviter mon coup d’oeil, / Messieurs les sots ; je vous vois d’Argenteuil ».

501.

 Cailleau cite en tête de sa comédie satirique des Originaux cet extrait de la première Satire d’Horace : « Quid rides ? Mutato nomine de te / Fabula narratur ».

502.

 L’auteur des Qu’est-ce, à l’auteur de la comédie des Philosophes renvoie à Palissot ces deux vers extraits des Philosophes (II, 5) : « En vérité, Monsieur, les Sages sont à plaindre ; / Et vous êtes, pour eux, un adversaire à craindre ! »

503.

 Cette bipartition, Gérard Genette en est conscient, est purement théorique, dans la mesure où, comme nous le verrons, la plupart des titres comportent des éléments « thématiques » et des éléments « rhématiques ».

504.

 G. Genette, Seuils, pp. 73, 75 et 82.

505.

 La constitution de séries de pamphlets peut également contribuer à l’émergence de certains “ types ” de pamphlets : ainsi, ceux qui dès leur titre s’apparentent à une « vision », ou encore ceux qui sont structurés par la reprise anaphorique d’un monosyllabe. Sur toutes ces questions, voir notre quatrième partie, chap. 2, § 2 et 3.

506.

 Mention qui admet d’ailleurs toutes sortes de variantes : « réfutation de... », « Notes utiles sur... », etc.

507.

 Par exemple, dans le cadre de la querelle suscitée par le discours de Pompignan devant l’Académie française, les Réponses aux quand, aux si et aux pourquoi adoptent de fait successivement les formes des Quand, des Si et des Pourquoi.

508.

 Les éditeurs de Kehl précisent d’ailleurs en note que « Frère Berthier n’est mort qu’en décembre 1782 ». Signalons qu’en retour, Voltaire est également prématurément enterré en 1761 par un certain Joseph Dubois (en fait, Nicolas-Joseph Sélis), qui fait paraître une Relation de la maladie, de la confession, de la fin de M. de Voltaire, et de ce qui s’ensuivit.

509.

 On pourrait également lire dans cette mention répétée de l’originalité une allusion malicieuse à une comédie antérieure de Palissot, intitulée précisément Le Cercle, ou les originaux, représentée à Nancy par ordre du roi de Pologne le 26 novembre 1755, et dans laquelle, comme dans le dénouement des Philosophes, Rousseau est ridiculisé sur le théâtre.

510.

 Sur les lieux communs du discours anti-philosophique, voir notre quatrième partie, chap. 1, § 3.1.

511.

 Le début de ce pamphlet tient d’ailleurs les promesses de la tonalité ironique ainsi préparée : « La Reconnoissance est un sentiment rare, sublime & fort ; elle a droit de vous plaire, puisque vous êtes des Esprits rares, des Esprits sublimes, des Esprits forts : c’est ce sentiment qui me porte à troubler aujourd’hui votre quiétude philosophique par un hommage simple & sincère de tout ce que je vous dois. Je vais détailler, sans déguisement, toute l’étendue de l’obligation, pour l’égaler, s’il se peut, par la reconnoissance » (Remerciement..., p. 1).