b. Plaire

Si, selon la formule de Furetière, « un beau titre est le vrai proxénète d’un livre512 », c’est qu’il importe aussi de mettre en place, en particulier à travers le choix du titre, une stratégie de séduction du lecteur. Mais, comme le remarque Gérard Genette, cette « fonction de séduction » apparaît « à la fois trop évidente et trop insaisissable513 », notamment en ce qu’elle engage une part (difficilement) appréciable de subjectivité. Efforçons-nous néanmoins de comparer les titres de quatre pamphlets parus, dans les années 1754-1756, contre Fréron : Le Contrepoison des feuilles, ou Lettre à M. de *** retiré à ** sur le sieur Fréron (septembre 1754) ; Antifeuilles, ou Lettres à Madame de ** sur quelques jugements portés dans l’Année littéraire (janvier 1755) ; Lettre à Monsieur *** sur l’Année littéraire (mai 1755) ; Lettre de M. D * licencié en droit à M. Fréron directeur de l’Année littéraire et du Journal étranger (février 1756).

Leurs (sous-)titres respectifs l’indiquent, il s’agit dans les quatre cas de « lettres », dont le destinateur et/ou le destinataire restent anonymes. Ce phénomène pourrait certes faire naître un certain mystère, une certaine attente de la part du lecteur, fondée sur l’espoir de trouver, dans la suite du texte, une réponse à ces interrogations suscitées par le titre. Toutefois, cette pratique de l’anonymat est à ce point banale, et pour ainsi dire constitutive de ce type d’écrits polémiques, qu’elle n’est guère en mesure de créer à elle seule une quelconque curiosité chez le lecteur. Restent les connotations attachées à chacun de ces titres : les deux expressions « Contrepoison des feuilles » et « Antifeuilles » jouent sur l’image de l’antidote, suggérant par là le caractère nuisible voire délétère des écrits de Fréron, qui peut constituer une meilleure “ accroche ” pour le lecteur contemporain. Quant à nous, lecteurs du XXe siècle, nous serions portés à penser que l’image est plus forte dans l’expression « Contrepoison des feuilles », qui figure du reste dans le premier en date des pamphlets de la série que nous étudions, le titre des textes suivants n’opérant guère que des variations de plus en plus atténuées autour de celui de ce premier pamphlet : de la difficulté que l’on rencontre à innover lorsque l’on exploite la même matière...

La difficulté est encore accrue dans une période, comme celle de l’année 1760, où les échanges pamphlétaires s’intensifient : comment attirer le lecteur pour que tel pamphlet “ surnage ” dans la vague déferlante des écrits polémiques ? Considérons le cas de trois pamphlets parus dans le cadre de la querelle suscitée par la comédie des Philosophes. En mai 1760, Morellet lance sa Préface de la comédie des Philosophes, ou la Vision de Charles Palissot 514. Palissot répond d’abord en juin par une Lettre de l’auteur de la comédie des Philosophes au public pour servir de préface à la pièce. Puis, les ressources de la « préface » semblant taries, Palissot songe, en juillet, à celles du « post-scriptum », et publie un pamphlet dont le sous-titre est la Véritable Vision de Charles Palissot pour servir de post-scriptum à la comédie des Philosophes. Et, sans doute pour conférer à l’ensemble un tour plus “ piquant ”, il forge l’expression « Le Conseil des lanternes » qui, instituée en titre principal du pamphlet, s’efforce d’“ accrocher ” un lecteur qui risquerait de se lasser de la succession de ces “ rhapsodies ”.

On perçoit alors la vertu des titres qui jouent sur la trouvaille, l’invention “ piquante ” ou le mystère, et créent un “ effet d’étrangeté ” de nature à attirer un lecteur avide de nouveautés. Ainsi, c’est sans doute l’idée de désigner les encyclopédistes par ce curieux néologisme de « Cacouacs515 » qui est à l’origine de la fortune du premier mémoire paru dans le Mercure de France d’octobre 1757 sous le titre d’Avis utile. De fait, sont publiés par la suite un Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs (décembre 1757), et un Catéchisme et décisions des cas de conscience à l’usage des Cacouacs, avec un discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple (janvier 1759), pour ne rien dire du Petit supplément à l’histoire des Cacouacs, depuis la fin du XVIII e  siècle jusqu’à présent, par un Membre de la Direction de la Société Catholique des Bons Livres, ajouté lors de la réédition des trois pamphlets, par ladite Société... en 1828516 ! Observons néanmoins que si le terme se retrouve, comme une marque distinctive mais aussi, en quelque sorte, publicitaire, les auteurs jouent également de la variété des formes : après le « nouveau mémoire » qui prolonge le premier, ce sont les formes du « catéchisme et décisions des cas de conscience » et du « discours » tenu par une personnalité éminente de la “ secte ” qui sont tour à tour employées517.

Au-delà du seul titre, les détournements opérés au niveau des éléments constitutifs de la page-titre contribuent également à piquer la curiosité du lecteur. C’est le cas notamment du recours à des pseudonymes divers et variés518, mais aussi des adresses typographiques, qui ne sont pas systématiquement présentes, et qui se réduisent souvent à un nom de ville, réel ou faux519. Mais on trouve aussi des adresses fantaisistes, qui signalent d’entrée de jeu la dimension polémique et / ou plaisante du texte. Certains pamphlets sont ainsi prétendûment520 publiés par les soins de l’adversaire : la Vision de Charles Palissot paraît « chez l’auteur de la Comédie » ; le Discours sur la satire contre les philosophes, « chez le libraire anti-philosophe » ; la Wasprie, ou l’Ami Wasp revu et corrigé, « à Berne, aux dépens de M. Wasp521 ». D’autres pamphlets présentent des adresses typographiques délibérément plus farfelues : le Catéchisme... des Cacouacs est, comme il se doit, censé être imprimé... « à Cacopolis » ; quant aux Tristes Adieux de Palissot qui part pour le Royaume du Pont, c’est « à Rapsopolis » qu’on trouve le texte !

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Figure 3 : Relation... du jésuite Berthier, page-titre (partie gauche) et belle-page (partie droite) de l’édition originale de 1759 (B.M. Lyon, 809765)
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Figure 4 : Lettres sur la Nouvelle Héloïse, page-titre (partie gauche) et belle-page (partie droite) de l’édition originale de 1761 (B.M. Lyon, 358178)
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Figure 5 : Le Pauvre Diable, page-titre de l’édition originale de 1760, faussement datée de 1758 (B.M. Lyon, 47264)
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Figure 6 : Le Pauvre Diable, fin du texte dans l’édition originale de 1760 (partie gauche  B.M. Lyon, 47264) et dans le Recueil des facéties parisiennes (partie droite  B.M. Lyon, 810061)

En sus de ces traits “ plaisants ”, certains éléments typographiques confèrent au texte du pamphlet un agrément indissociable d’un certain confort de lecture. Tout d’abord, les pages-titres des pamphlets sont la plupart du temps agrémentées par la présence d’une ornementation consistant le plus souvent dans des fleurons. La belle-page est en principe surmontée d’un bandeau ; le texte proprement dit commence systématiquement par une lettrine, plus ou moins élaborée, et il peut arriver qu’il se termine par un cul-de-lampe.

En outre, dans les éditions originales que nous avons pu consulter, les pamphlets présentent en général une qualité d’impression satisfaisante522, et leur pagination est en principe correcte et précise. Ces détails étaient d’ailleurs, semble-t-il, jugés importants, puisque Grimm en fait mention fréquemment dans sa Correspondance littéraire. Il signale par exemple en mai 1766 :

‘on a imprimé à Londres, en français et en anglais, une lettre de M. de Voltaire, adressée à Jean-Jacques Pansophe, autrement dit Rousseau. Dans cette lettre, qui est défigurée par un nombre infini de fautes d’impression, M. de Voltaire se défend de l’imputation d’avoir nui à M. Rousseau à Genève [...]523.’

Par ailleurs, l’imprimeur Louis Michelin signale, au cours de l’interrogatoire auquel procède la police de la Librairie le 10 février 1761, que les colporteurs Kolman et L’Écuyer « ont Vendu peu d’Exemplaires de la Vision de Palissot et du pauvre Diable attendu que beaucoup desdits Exemplaires se sont trouvés imparfaits524 ». A contrario toujours, nous pouvons faire état d’une édition des Car de Voltaire contre Pompignan525 sans page-titre distincte, dépouillée de toute ornementation, imprimée enfin sur un papier de piètre qualité : l’encre traverse le papier, recto et verso, rendant parfois la lecture malaisée. Phénomène d’autant plus remarquable que Voltaire accordait une attention particulière à la qualité de l’impression de ses textes526, comme en témoigne notamment sa correspondance avec son éditeur Cramer. Peut-être s’agit-il là d’une réimpression rapidement effectuée ? De même, une édition du Pauvre Diable présente des coquilles au niveau de l’adresse (fantaisiste) qui figure au verso de la page-titre, à distinguer de l’adresse typographique qui paraît véridique (« à Genêve, Chez les Frères Cramer ») : « A Paris, rue Thibaud-ode [pour Thibautaudé], chez Mr GAUCHAR [pour Maître Jean Gauchat], tenant [pour attenant] le gîte de l’Autheur des nouvelles Ecclésiastiques ». Il est à noter qu’il s’agit vraisemblablement d’une réédition du texte original, Voltaire ayant choisi, on s’en souvient, d’antidater son pamphlet, en indiquant la date de 1758 au lieu de 1760. Or l’édition considérée porte la date de 1760. On pourrait dès lors expliquer ces négligences d’impression par l’hypothèse d’une réédition effectuée dans l’urgence, pour répondre à une demande pressante.

Avant d’examiner plus avant le cas des pamphlets qui se trouvent intégrés à des recueils imprimés, terminons par quelques remarques relatives à la présentation de ces textes lors de leur réimpression en recueil. Les textes réimprimés en recueils présentent en général une qualité d’impression supérieure à celle des “ feuilles ”. La présence, en page-titre, de fleurons voire de vignettes devient quasi systématique. On perçoit la différence entre l’édition en feuilles et l’édition en recueil en comparant, par exemple, deux éditions des Quand 527. Dans l’édition en recueil, le texte commence par une lettrine plus élaborée, et s’achève par un cul-de-lampe.

Remarquons toutefois que certaines “ feuilles ” font l’objet d’une impression plutôt soignée, par exemple Le Docteur Pansophe 528, présentant en page-titre titre intégral, fleuron, adresse typographique réduite à la mention fausse de la ville de Londres, année de publication, et se terminant par un cul-de-lampe, après la mention « Fin ». D’autre part, si les recueils apparaissent plus soignés que les “ feuilles ”, encore faut-il préciser que la qualité d’impression de ces recueils s’avère fort inégale. Si Le Joli recueil est effectivement “ joli 529” et se caractérise par une impression soignée, le Recueil des facéties parisiennes apparaît moins recherché530, pour ne rien dire des Pièces fugitives de Voltaire, dont la sobriété confine à l’austérité.

Notes
512.

 Cité par G. Genette, Seuils, p. 87.

513.

 G. Genette, Seuils, p. 87.

514.

 Sur le retentissement de ce pamphlet, voir notamment notre chap. 3, § 2.1.

515.

 Une note élucide d’entrée la signification de ce terme : « Il est à remarquer que le mot Grec κακòς, qui ressemble à celui de Cacouacs, signifie méchant. » (Mercure de France, oct. 1757, t. I, p. 15, n.)

516.

 Sur ce point, voir notre chap. 3, § 2.2.

517.

 Sur la question de l’importance de ce principe de variété, voir notre quatrième partie, chap. 4.

518.

 Cette question sera examinée dans notre chap. 2, § 1.2.

519.

 Ainsi, par exemple, de la Dunciade de Palissot, publiée en 1764 prétendûment « à Chelsea », en réalité à Paris.

520.

 Une exception à signaler toutefois : comme l’indique dans son journal l’inspecteur de la Librairie d’Hémery, « c’est réellement Palissot qui [...] a fait imprimer » les « Quand de M. Palissot », rédigés par La Condamine, et jusque là diffusés sous forme manuscrite (B.N.F., ms. fr. 22161, f° 98).

521.

 On se souvient que c’est par ce nom, qui est la traduction anglaise du mot “ frelon ”, que Voltaire appelle, dans sa comédie de l’Écossaise, un certain faiseur de feuilles qui ressemble fort à Fréron.

522.

 Sur la question des “ coquilles ” et des erreurs typographiques, voir plus loin, notre mise au point sur les variantes, § 4.

523.

 Cor. lit., t. VII, p. 33.

524.

 B.N.F., ms. fr. 22094, f° 194 verso. Michelin précise néanmoins que « le surplus non vendu a des particuliers a été vendu a un Epicier a la place St Michel ».

525.

 Les références de cette édition sont fournies dans la note 4 du présent chapitre.

526.

 Sur ce point, voir notre chap. 2, § 2.2.

527.

 La première correspond à la sixième édition des Quand, imprimée en lettres rouges (Ars., 8°BL 34230 (8)) ; la seconde au même texte, tel qu’il est réimprimé dans Le Joli Recueil (Ars., 8°BL 34230 (4)).

528.

 Cette édition figure dans un recueil factice de la Bibliothèque de l’Arsenal ( sous la cote 8°BL 34405 (2) (. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de ce même texte pour lequel Grimm signalait une édition à Londres, « défigurée par un nombre infini de fautes d’impression » (voir plus haut).

529.

 Ce qui ne l’empêche pas de comporter par ailleurs beaucoup d’erreurs typographiques, voir § 4.

530.

 Par exemple, l’Extrait des Nouvelles à la main de la ville de Montauban se présente sous une forme aussi peu élaborée que l’édition des Car décrite plus haut.