a. Le Choix Des Textes

S’agissant du choix des textes, nous remarquons qu’au fil des éditions, la totalité des pamphlets de notre corpus se trouve tôt ou tard insérée dans les oeuvres complètes de Voltaire. Ce phénomène s’explique sans doute, notamment dans le cas des éditions les plus récentes, par un souci de totalisation, par une volonté évidente de récupérer tous les textes de Voltaire, y compris ceux qui ont pu être jusque là “ oubliés ”. Mais précisément ces “ oublis ” peuvent-ils être significatifs ? Nous constatons en effet que dans les premières éditions, certains pamphlets figurent dans les oeuvres complètes, et d’autres pas. Étant donné que ces éditions sont réalisées par les frères Cramer, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui avaient imprimé les pamphlets dans leur édition originale, et que d’autre part, la correspondance de Voltaire semble indiquer que l’auteur s’intéresse de très près à la constitution des “ collections complettes ” de ses oeuvres, un tel choix ne peut pas ne pas être innocent. Plusieurs éléments d’explication peuvent alors être avancés.

On peut évidemment supposer, dans un premier temps, que ce choix est motivé par la perception que manifesteraient éditeur et auteur de la “ qualité littéraire ” des textes retenus. Est-ce à dire pour autant que les textes délaissés seraient de qualité littéraire moindre ? Il est à cet égard étonnant que la Relation de la maladie... du jésuite Berthier ne figure pour la première fois que dans l’édition de Kehl (1784-1789), et la Relation du voyage de frère Garassise dans l’édition Lequien (1820-1826). Ce sont pourtant là deux des “ facéties ” voltairiennes les plus connues, au point de figurer dans les manuels scolaires modernes à l’usage des lycéens, du “ Lagarde et Michard ” aux Itinéraires littéraires de l’éditeur Hatier. Pour tenter d’expliquer cette absence, il faut, semble-t-il, prendre en considération le fait que certaines pièces ont pu déjà faire l’objet d’une réédition dans des recueils imprimés, et ce dans un passé tout récent. Leur absence pourrait alors s’expliquer par des raisons éditoriales (voire commerciales), une réédition trop proche n’apparaissant pas nécessaire, dans la mesure où les amateurs disposent de ces recueils imprimés (et pouvant éventuellement nuire à leur succès). C’est ainsi, par exemple, que la Relation de la maladie... du jésuite Berthier, avec la relation du voyage de frère Garassise fait partie du Recueil des facéties parisiennes que Voltaire fait imprimer par les frères Cramer en 1760, aux côtés notamment des pamphlets touchant la querelle de la comédie des Philosophes et des pamphlets contre Lefranc de Pompignan, au nombre desquels la “ trilogie ” que forment La Vanité, Le Russe à Paris et Le Pauvre Diable. Or précisément ces trois pièces figurent aussi dans la Seconde Suite des Mélanges qu’en 1761 les frères Cramer impriment dans le volume qui constitue la seconde partie du tome V de la Collection complette des Oeuvres de M. de V... parue en 1756. Est-ce à dire que l’intégration rapide de ces trois textes dans les oeuvres complètes signalerait leur éminente valeur littéraire ? D’autant qu’outre le Recueil des facéties parisiennes, elles apparaissent également dans les trois autres recueils de pièces fugitives imprimés cette même année 1760. C’est en tout cas ce que laisse supposer une lettre que Voltaire adresse, vers le 17 janvier 1761, à son imprimeur Gabriel Cramer (Best. D 9557) :

‘Je vous parle du Pauvre Diable, du Russe et de la Vanité que je veux imprimer à la fin du seul volume où ces pièces puissent convenir. Ce volume qui contiendra Tancrède, Fanime, etc. ne doit renfermer que des choses sérieuses et instructives. Tout doit être à sa place. Je vous prie instamment de me faire le petit plaisir que je vous demande.’

Le critère du choix ne doit pourtant pas nous faire succomber à un effet d’optique séduisant. Il ne faudrait pas en effet conclure hâtivement à la supériorité littéraire des pamphlets voltairiens parce qu’ils ont été recueillis dans les oeuvres complètes. Il est sans doute vraisemblable que les pamphlets qui apparaissent dès les premières éditions considérées ont été jugés par l’auteur et / ou les éditeurs comme étant littérairement plus remarquables que ceux qui n’ont pas été retenus. Encore avons-nous vu que des raisons d’ordre strictement éditorial voire commercial pouvaient aussi être alléguées pour expliquer l’absence de certains textes. Mais le phénomène apparaît de moins en moins évident au fil des éditions successives, en particulier des éditions posthumes, qui se caractérisent davantage par le souci de rassembler dans les volumes d’oeuvres complètes tous les textes voltairiens, y compris des pièces de circonstances qui n’étaient pas nécessairement perçues comme investies d’une (forte) “ valeur ” littéraire. Il faut dès lors se garder de conclure que tout écrit de Voltaire qui apparaît dans ses oeuvres complètes est littérairement remarquable. Du moins n’est-ce pas là un critère suffisant pour déclarer que les pamphlets voltairiens présentent, du fait de leur insertion dans les oeuvres complètes, une littérarité qui serait supérieure, par exemple, à celle de pamphlets qui émanent de ses « frères » ou de ses adversaires. Nécessité nous est faite, avant de risquer un tel jugement, de prendre en compte d’autres facteurs, à commencer par des considérations d’ordre stylistique560.

Notes
560.

 Sur cette question, voir notre quatrième partie.