b. Les Principes De Classement

L’étude des oeuvres complètes nous renseigne d’autre part sur le principe de classement qui a été adopté par les éditeurs successifs pour rassembler les pamphlets voltairiens. Nous venons de le voir pour le premier de ces volumes (les autres figurent dans nos tableaux561), les premières “ collections complettes ” des oeuvres de Voltaire se sont constituées, à partir de l’édition des frères Cramer en 1756, par adjonction successive de volumes de Mélanges, parus en 1761, puis en 1765, en 1767-1769, enfin en 1770-1776. Et ce sont notamment ces volumes qui accueillent les textes pamphlétaires retenus par Cramer au fur et à mesure de leur publication. Comme le signalent Andrew Brown et Ulla Kölving, malgré la situation de monopole d’édition que créait l’établissement d’une Collection complette des oeuvres de Voltaire numérotée en continu, les projets de Cramer furent contrecarrés, après la publication du dix-huitième volume, par celle, en 1761, d’un « tome dix-neuvième » non autorisé (la Troisième suite des mélanges). Ce qui explique « la création de recueils intitulés Nouveaux mélanges, vendus à la fois comme des ouvrages à part et comme des volumes intégrés à l’ensemble de la Collection complette ». En outre, « des ouvrages trop longs pour être considérés comme faisant partie des “ mélanges ” furent imprimés avec une typographie du style de celle de la Collection, toujours à destination de ce double marché. Mais ces volumes in-8° ne présentaient pas la tenue qui convenait aux bibliothèques de ces hommes haut-placés pour lesquels Cramer et Panckoucke entreprirent l’imposante édition in-4° de 1768-1777562 ».

Un tel mode de publication explique que le principe de classement adopté dans ces éditions antérieures à 1770 fasse appel à la notion quelque peu nébuleuse de « Mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc. », qui permet de regrouper au sein d’un même volume certains textes pamphlétaires, mais aussi des textes qui ne trouvent pas leur place dans les catégories retenues pour l’édition de 1756. Encore convient-il de noter, à propos de cette édition, que si l’on perçoit bien, par exemple, l’unité de la section des « Ouvrages dramatiques, avec les pièces relatives à chacun » (t. VII-X), la distinction apparaît particulièrement subtile entre les « Mélanges de poésies, de littérature, d’histoire et de philosophie » (t. II) et les « Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie » (t. IV) ! Or c’est précisément à ce dernier tome de Mélanges, flanqué d’une « Suite » (t. V) que viennent s’ajouter, en 1761, le volume rassemblant la « Seconde Suite des Mélanges de littérature, d’histoire, de philosophie, etc. » (et la présence de la mention et cætera est à cet égard significative...) ainsi que son « Supplément ». C’est dire que cette catégorie des Mélanges ne se distingue pas par sa précision, et traduit bien l’embarras dans lequel se trouvent les éditeurs lorsqu’il s’agit de classer ces pièces fugitives au nombre desquelles figurent les pamphlets que nous aimerions bien isoler. Publication échelonnée et embarras de classification expliquent d’ailleurs sans doute que les frères Cramer fassent paraître en 1774 une Table générale des Oeuvres de M. de Voltaire sur l’édition de Genève, au moment de la réimpression de 1770-1773 de leur édition des oeuvres complètes.

Le classement ne se précise guère, après 1770, dans l’édition Cramer in-4° (1768-1796), dans les éditions Panckoucke in-12 (1771 et 1772-1777), ou encore dans l’édition Cramer et Bardin dite « édition encadrée » de 1775, qui se bornent à distinguer d’une manière tout aussi floue « Mélanges de poésies » et « Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie », le tri s’effectuant non pas en fonction d’une spécificité de contenu, mais en fonction de l’opposition entre la poésie et la prose.

Il convient en outre de signaler que ces éditions, retenues parce qu’elles voient l’apparition de textes pamphlétaires nouveaux, ne sont pas les seules dans les années 1770. Outre le cas particulier des contrefaçons, on observe en effet que de nombreuses éditions “ nouvelles ” ont tendance à copier les éditions antérieures, sinon dans l’ordre strict de présentation des pièces, du moins dans le principe général de structuration des volumes des oeuvres complètes. Notre étude se limitera donc à prendre en considération les éditions qui, présentant une répartition nouvelle des pièces fugitives qui nous intéressent, “ font date ” dans l’histoire de l’édition des oeuvres complètes de Voltaire.

C’est ainsi qu’il faut attendre l’édition de Kehl (1784-1789) pour qu’un effort de classement plus précis se fasse jour. Même s’ils distinguent toujours, conformément à la tradition, textes en vers et textes en prose, les éditeurs de Kehl isolent en effet plusieurs catégories qui sont appelées à une certaine fortune dans les éditions ultérieures des oeuvres complètes. Dans le tome XIV, ils distinguent tout d’abord les « Poésies mêlées » (au sein desquelles se retrouvent notamment les Chansons en l’honneur de maître Le Franc de Pompignan) de la catégorie des « Satires », qui regroupe la “ trilogie ” écrite en 1760 du Pauvre Diable, de La Vanité et du Russe à Paris contre le même Pompignan, mais aussi les Trois Empereurs en Sorbonne rédigés en 1767 lors de la querelle de Bélisaire. L’autre innovation majeure consiste dans la création d’un volume de « Facéties » (t. XLVI), regroupant des pamphlets rédigés entre 1759 et 1769, distinct d’autres pièces en prose regroupées, quant à elles, dans trois volumes de « Mélanges littéraires » (t. XLVII-XLIX).

Alors qu’un tel classement prévaut encore en particulier dans les éditions Renouard, Lequien et Dalibon, qui ne font guère que grossir chacune de ces rubriques de nouvelles pièces fugitives, tout change en revanche avec l’édition Lefèvre établie par Beuchot (1829-1834). Si pour les autres textes voltairiens il adopte le même classement que les éditeurs de Kehl, Beuchot renonce aux distinctions que nous venons d’exposer, et propose une simplification des Mélanges, qu’il groupe dans une série unique qui occupe quatorze volumes (t. XXXVII-L), rangée dans l’ordre chronologique. C’est encore le principe de classement qu’adopte Moland dans l’édition Garnier de 1877-1885, qui reproduit les textes dans la version établie par Beuchot, tout en accueillant quelques pamphlets nouveaux (par exemple, la Lettre de M. de Voltaire au Dr J.-J. Pansophe et la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, rédigées à l’occasion de la querelle qui oppose Rousseau à Hume en 1766), ou en réintégrant des pamphlets que des éditions antérieures avaient classés dans d’autres rubriques (notamment la Très humble requête à MM. les Parisiens, signée Jérôme Carré, qui en 1760 avait servi à lancer la représentation de l’Écossaise, et se trouvait, depuis l’édition de 1770, traditionnellement imprimée avec le texte de la pièce, dans le volume consacré aux « Ouvrages dramatiques »563).

Signalons malgré tout la résurgence des catégories de l’édition de Kehl dans l’édition du « Siècle » (1867-1873), postérieure à celle de Beuchot, à cette différence près toutefois que si cette édition reproduit bien, dans son tome VI, les « Facéties » qu’isolaient les éditeurs de Kehl, elle élargit quelque peu, dans le tome IV, la catégorie des « Satires », qui regroupe non plus les textes en vers de l’édition de Kehl, mais certains pamphlets en prose qui figurent dans les Mélanges de Beuchot564, sans que rien justifie a priori le regroupement de ces textes qui ne présentent ni une unité de cible, ni une unité chronologique, puisqu’il s’agit de textes rédigés en 1760, 1764 et 1766-1767, dans le cadre des querelles avec Fréron, avec Pompignan, avec Rousseau, de la querelle entre Rousseau et Hume, enfin de la querelle de Bélisaire.

On le voit, l’évolution de ces principes de classement successifs, qu’adoptent les uns, auxquels les autres renoncent, traduit bien l’embarras des éditeurs lorsqu’ils s’efforcent de mettre de l’ordre dans les nombreuses pièces fugitives de Voltaire. Embarras qui est également le nôtre lorsque nous nous efforçons d’isoler, dans l’abondante production de ces pièces fugitives, les textes qui correspondent à ce que nous nommons, faute de terme consacré, des “ pamphlets ”. Car c’est bien à nouveau un problème de terminologie que font surgir les incertitudes des catégories que nous venons d’évoquer. Qu’entendre en effet par « facétie » ? par « satire » ? À l’évidence, les regroupements effectués par les éditeurs successifs des oeuvres complètes ne nous aident guère à préciser notre étude lexicologique des termes employés pour désigner nos “ pamphlets565 ”.

Pourtant, en renonçant aux catégories héritées de l’édition de Kehl, Beuchot et après lui Moland mettent l’accent sur deux idées malgré tout essentielles. D’une part, la distinction « satire » / « facétie » n’est peut-être pas pertinente, surtout si, comme on l’observe dans l’édition du « Siècle », la catégorie de la « satire » peut faire l’objet d’une extension apparemment arbitraire, qui rompt la distinction jusque là observée entre pièces en vers et pièces en prose. D’autre part, et c’en est là une conséquence, si elle ne facilite pas le tri entre les différents textes, la présentation d’une unique catégorie de Mélanges classée dans l’ordre chronologique présente le premier avantage de ne pas distinguer les textes en vers des textes en prose, opposition qui peut être pertinente lorsqu’on fait intervenir des considérations d’ordre poétique et générique (on distingue les poèmes des contes et des essais, par exemple), mais qui le semble moins lorsqu’il s’agit de textes dont la vocation première est polémique, l’emploi des vers ou de la prose s’expliquant par des choix d’écriture sur lesquels on aura l’occasion de revenir, plus que par l’objectif à atteindre proprement dit. Les exemples des querelles avec Pompignan ou encore de la querelle de Bélisaire l’illustrent en effet, Voltaire recourt tantôt à la prose, tantôt aux vers pour lancer des attaques qui n’apparaissent pas qualitativement distinctes dans un cas ou dans l’autre. La classification de Beuchot présente en outre l’avantage de classer les pièces dans l’ordre chronologique de leur rédaction, ce qui revient en définitive à faire se succéder les pièces qui interviennent dans le cadre d’une même querelle. Nous avons nous-même adopté ce principe, qui nous semble en accord avec la fonction essentiellement polémique des textes que nous étudions.

Notes
561.

 Voir Annexe 1.

562.

 A. Brown et U. Kölving, « Voltaire and Cramer ? », dans Le Siècle de Voltaire, p. 170 (nous traduisons).

563.

 C’est à nouveau le parti qui a été retenu dans la récente édition des Oeuvres complètes d’Oxford.

564.

 Il s’agit des Anecdotes sur Fréron, des Lettres sur la Nouvelle Héloïse, du Sentiment des citoyens, de la Note sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume, de la Lettre du secrétaire de M. de V. au secrétaire de M. Lefranc de Pompignan, de la Lettre de Gérofle à Cogé, de la Réponse catégorique au sieur Cogé, enfin de la Lettre d’un avocat de Besançon au nommé Nonotte.

565.

 Sur ces questions de terminologie, voir notre première partie.