a. Variantes

Signalons d’entrée que l’examen de ces variantes peut s’avérer décevant. L’enquête que nous avons conduite nous a en effet appris qu’elles étaient en fait assez limitées, ce qui constitue une raison supplémentaire pour redoubler de prudence face aux conclusions séduisantes que nous pourrions être tentés de tirer. Considérons néanmoins les évolutions que l’on peut observer à partir d’un passage d’une vingtaine de vers (vers 29 à 56), tirés de La Vanité, qui mettent en scène les paroles et les gestes d’un « pauvre energumène » qui n’est autre que « l’ami Pompignan »568 :

[...]
29     L’intérèt du Public se joint à ma vengeance,
          des plaisans (6)
          des plaisirs (4) (5)
30     Je prétends des plaisants     réprimer la licence ;
          mes vers bons (2)
          bons mes vers (1) (3) (4) (5) (6)
          bon mes Vers (0)
31     Pour trouver mes vers bons, il faut faire une loi,
          parler au (1) (2) (4) (5) (6)
          trouver le (0)
32     Et de ce même pas je vais parler au Roi.
33     Ainsi, nouveau venu sur les rives de Seine,
          lui-même (3) (4) (5) (6)
          soi-même (2)
          lui-même (0)
34     Tout rempli de soi mème un pauvre énerguméne,
          amusoit (3)
          amusant (2)
          amusait (1) (4) (5) (6)
          amusoit (0)
35     De son plaisant délire amusait les passants ;
36     Souvent notre amour propre éteint notre bon sens ;
37     Souvent nous ressemblons aux grenouilles d’Homére,
38     Implorant à grands cris le fier Dieu de la guerre,
39     Et les Dieux des Enfers, & Bellone, & Pallas,
          nous (3)
          se (2) (4) (5) (6)
          nous (0) (1)
40     Et les foudres des Cieux pour se     vanger des rats.
41     Voyez, dans ce réduit, ce crasseux Janséniste,
42     Des nouvelles du temps infidéle copiste,
          ces (1) (2) (4) (5) (6)
          les (0)
43     Vendant sous le manteau ces     Mémoires sacrés,
     Des      des (3)
     De      de (2) (4) (5) (6)
     De      des (1)
     Des      des (0)
44     De Bedaux de Paroisse, & de Clercs tonsurés ;
45     Il pense fermement dans sa superbe extase
46     Ressusciter les temps des combats d’Athanase :
47     Ce petit bel esprit, Orateur du barreau,
48     Allignant froidement ses phrases au cordeau,
49     Citant mal-à-propos des Auteurs qu’il ignore,
50     Voit voler son beau nom du couchant à l’aurore :
          Les (3)
          Ses (1) (2) (4) (5) (6)
          Les (0)
51     Ses flateurs à dîner l’appellent Ciceron,
          appellé (3)
          surnommé (1) (2) (4) (5) (6)
          appellé (0)
52     Bertier dans son Collége est surnommé Varron ;
53     Un Vicaire à Chaillot croit que tout homme sage
          à (3)
          dans (1) (2) (4) (5) (6)
          à (0)
54     Doit penser dans Pékin comme dans son village ;
          ville (3)
          vieille (1) (2) (4) (5) (6)
          Ville (0)
55     Et la vieille badaude, au fond de son quartier,
56     Dans ses voisins badauds voit l’univers entier.

Les variantes répertoriées correspondent d’abord à la correction de “ coquilles ” qui avaient pu se glisser dans l’édition antérieure : le pluriel « bons » est ainsi restitué au v. 31 ; au v. 55, l’adjectif « vieille » remplace logiquement le nom « Ville » qui n’avait guère de sens. Remarquons toutefois que d’autres erreurs peuvent être ajoutées : dans l’édition du Recueil de pièces curieuses et intéressantes (2), des tournures neutres viennent se substituer aux tournures personnelles au v. 34 et au v. 40, ce qui crée une incorrection ; en outre, l’emploi du participe présent au v. 35 prive la phrase d’un verbe conjugué. Ces erreurs sont corrigées dans les éditions ultérieures. Enfin, dans le tome XIX de l’édition Cramer in-4°, la substitution du mot « plaisirs » au mot « plaisans » au v. 30 entraîne un changement de sens qui n’est guère cohérent dans un contexte où il est question du « mépris » manifesté « à Paris » pour les vers de Pompignan. Ici encore, les éditions ultérieures restituent le terme convenable.

D’autres variantes semblent en revanche relever d’un choix stylistique. Dans le Recueil des facéties parisiennes, le remplacement au v. 52 du verbe « appeler » par le verbe « surnommer » évite la lourdeur d’une répétition inutile, et rendue d’autant plus évidente par le parallélisme des vers 51 et 52 : « Les flatteurs, à dîner, l’appellent Ciceron ; / Berthier, dans son Collége, est appellé Varon ». L’emploi du démonstratif « ces » à la place de l’article « les » au v. 43 contribue en outre à prolonger l’effet produit par l’hypotypose amorcée au v. 41 : « Voyez dans ce réduit ce crasseux Janséniste ». Enfin, c’est sans doute pour assurer le balancement du v. 44 que les systèmes parallèles « des... & des » ou « de... & de » sont préférés au système irrégulier et bancal « de... & des ». Une semblable raison expliquerait le choix de la préposition « dans » à la place de « à » au v. 54, qui permet aussi de souligner par cette reprise l’opposition établie entre « Pékin » et « son village ».

Ces variantes sont-elles dictées par Voltaire, ou ne résultent-elles que de la correction d’erreurs typographiques qui se seraient glissées dans des éditions fautives, auquel cas ce qui nous apparaîtrait comme une “ amélioration ” du texte ne correspondrait en définitive qu’à la “ restitution ” du texte original ? En l’absence du témoignage de l’auteur, toute conclusion est soumise à caution. Il est en revanche certain que Voltaire a, par exemple, retouché le texte du Pauvre Diable sur les épreuves envoyées par son éditeur. Après lui avoir demandé, vers le 11 juin 1760, de lui redonner « la dernière feuille du Pauvre Diable », afin de « corriger quelque chose » (Best. D 8971), Voltaire dicte à Gabriel Cramer ses corrections (Best. D 8978) :

Gresset dévot qui crut être badin.
     Corrigez
Gresset dévot qui fut un peu badin.
Gresset se trompe, il est très peu coupable.
     Corrigez
Gresset se trompe, il n’est pas si coupable.

Vous ferez plaisir à Mlle Vadé mi Caro Gabriele d’envoyer au correspondant ces légers changements, en disant que le copiste s’est trompé, les mots étant mal effacés.’

Et de fait, la seconde correction est effectivement retenue dans Le Pauvre Diable. Quant au premier vers, il devient, à la suite d’un changement ultérieur dont nous n’avons pas la trace : Gresset dévot, longtemps petit badin.

Voltaire est également intraitable sur les erreurs typographiques, soit qu’elles gênent la compréhension du texte, soit qu’elles entraînent une erreur historique qu’un adversaire un peu pointilleux pourrait avoir beau jeu de lui faire remarquer. Ainsi s’adresse-t-il le 7 juillet 1760 à Thieriot (Best. D 9044) :

‘Je vous renvoie Le Pauvre Diable du cousin Vadé. Quel est l’animal qui l’a imprimé ? Il y manquait un vers. J’ai pris la liberté de le suppléer. J’espère que Catherine le trouvera bon.
Quel est aussi le butor qui a imprimé les notes du Russe, et qui dit qu’Henri IV fut assassiné le 10 mai569 ? C’est le 14. J’ai encore pris la liberté de corriger cette faute.’

Remarquons que les corrections “ stylistiques ” concernent des textes en vers570, et qui plus est des textes qui, comme nous l’avons signalé, semblent particulièrement chers à Voltaire571.

Enfin, certaines variantes s’expliquent par une intention délibérée de modifier la portée critique d’un pamphlet. On se souvient que si l’abbé Morellet fait l’objet de poursuites à la suite de la publication de La Vision de Charles Palissot, c’est essentiellement parce qu’un passage de ce pamphlet s’en prend à la Princesse de Robecq, protectrice de Palissot572. Lorsqu’il entreprend de rééditer ce texte dans le Recueil des facéties parisiennes, Voltaire, pour des raisons évidentes, omet le paragraphe concernant l’ancienne maîtresse de Choiseul. L’orage étant passé, lorsqu’il fait paraître pour la première fois ses Mélanges, l’abbé Morellet peut restituer le paragraphe incriminé. Son éditeur affirme néanmoins, dans un avertissement, qu’en « réimprimant » l’ensemble de cette pièce, « on a dû en retrancher les imputations violentes et les exagérations que les bruits publics et sans doute l’esprit de parti avaient répandues contre l’auteur de la pièce des Philosophes, qui avait certes des torts bien graves envers ceux qu’on appelait de ce nom, mais qu’il ne fallait pas combattre avec les armes que lui-même employait573 ». On jugera néanmoins, par la comparaison des extraits suivants des deux versions, que le texte des Mélanges, même édulcoré, présente encore une appréciable violence.

Texte original paru en 1760 Texte réimprimé dans les Mélanges de 1818

ET on verra une grande Dame bien malade désirer pour toute consolation avant de mourir d’assister à ta première représentation, & dire : c’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance.
ET cette grande Dame fera un legs pieux par son testament pour acheter à perpétuité tous les billets de parterre aux représentations de ta Comédie, & ils seront distribués pour l’amour de Dieu à des gens qui s’engageront à applaudir, & pour être encore plus sûr de leurs suffrages tu feras dire finement par un de tes Acteurs que l’ancien goût tient encore au parterre.
[...]
ET [on racontera] comment tu as fait abjurer le Christianisme à un de tes camarades dans une partie de débauche & comment tu as fait de ta maison un mauvais lieu & comment ******** &c.
ET comment Maître Aliboron, dit Fréron, de l’Académie d’Angers, t’a trouvé propre à seconder ses grands desseins & t’a pris dans son trou pour abboyer avec lui & pour insulter aux talens & au génie,
ET tous tes autres faits & gestes ainsi qu’ils seront un jour écrits au livre des grandes chroniques de Bissêtre ;
ET lorsqu’on aura remué les ordures de ta vie, on s’étonnera de te voir devenu tout à coup l’Apôtre des moeurs & le défenseur de la Religion, & on demandera comment un homme qui n’a ni Religion, ni moeurs, ni probité, ose-t-il parler de probité, de moeurs & de Religion, & tu répondras que la foi couvre la multitude des péchés, & qu’il vaut mieux être frippon qu’incrédule & crapuleux que Philosophe, & on trouvera ta réponse bonne ; [...]

ET on verra une grande Dame bien malade (madame de R...) désirer pour toute consolation avant de mourir d’assister à ta première représentation, & dire : c’est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante en paix, car mes yeux ont vu la vengeance.
ET cette grande Dame fera dans son testament un legs pieux pour acheter cent billets de parterre à chaque représentation de ta Comédie, & ils seront distribués pour la plus grande gloire de Dieu et pour la tienne à des gens qui s’engageront à applaudir, & pour être encore plus sûr de leurs suffrages tu feras dire finement par un de tes Acteurs que l’ancien goût tient encore au parterre.
[...]
ET [on racontera] comment, dans une orgie, tu as fait abjurer le Christianisme à un de tes camarades (Poinsinet),

ET comment Fréron, de l’Académie d’Angers, t’a trouvé propre à seconder ses grands desseins & t’a pris dans son trou pour abboyer avec lui & pour insulter aux talens & au génie,


ET lorsqu’on aura ainsi recueilli tes faits et gestes, et pris quelque connaissance de tes petits ouvrages, on s’étonnera de te voir devenu tout à coup l’Apôtre des moeurs & le défenseur de la Religion, & tu répondras que la foi couvre la multitude des péchés, & qu’il vaut mieux être délateur qu’incrédule & calomniateur que Philosophe, & on trouvera ta réponse bonne ; [...]

Ce rapide examen des variantes appelle plusieurs séries de remarques. Il permet tout d’abord de donner quelque assise concrète à la question de la qualité de l’impression des pamphlets574, et révèle que, présentés en “ feuilles ”, réimprimés en recueils voire insérés dans des volumes de mélanges à adjoindre aux éditions des oeuvres complètes, les textes comportent un certain nombre d’erreurs typographiques qui sont corrigées au fil des éditions. D’autre part nous avons pu percevoir, notamment chez Voltaire, un souci de perfection “ technique ” mais aussi, semble-t-il, “ esthétique ”, qui le pousse à s’indigner des “ coquilles ” qu’il perçoit dans les versions imprimées qu’on lui renvoie, et à réclamer de ses éditeurs des améliorations multiples, qui tendent à étayer l’hypothèse selon laquelle, au-delà des textes qu’il semble affectionner particulièrement, Voltaire ne néglige pas ces « rogatons » qui s’échappent à vive allure de son inépuisable manufacture. Comme nous l’avons dit, cela ne signifie pas que tous les pamphlétaires manifestent le même scrupule, mais nous permet néanmoins de souligner que même des textes par ailleurs présentés comme des « plaisanteries » ou des « coyonneries » pouvaient, dans le cas de Voltaire au moins, faire l’objet d’une attention “ littéraire ”. Enfin, certaines variantes révèlent un souci de l’impact politique du pamphlet, et engagent une réflexion qu’il faudra approfondir575 sur les principes d’une “ politique ” voltairienne des imprimés.

Notes
568.

 Nous reproduisons le texte tel qu’il est publié dans l’édition in-4°, s.l., 1760 (Bengesco, n° 686, 1.). Au-dessus figurent successivement les variantes observées dans Le Joli Recueil (Genève, les libraires associés des Oeuvres du grand Voltaire, 1760 ( indexé (0)), dans le Recueil des facéties parisiennes (Genève, Cramer, 1760 ( indexé (1)), dans le Recueil de pièces curieuses et intéressantes (Amsterdam, Henri du Sauzet, 1760 ( indexé (2)), dans le tome V, seconde partie de la Collection complette publié par les frères Cramer en 1761 (indexé (3)), dans le tome XIX de l’édition in-4° des Oeuvres complètes publié par les frères Cramer en 1771 (indexé (4)), dans l’édition Panckoucke (Neuchatel, 1771 ( indexée (5)), dans l’édition Cramer « encadrée » de 1775 (indexée (6)). Sauf indication contraire, les variantes signalées sont suivies dans les éditions ultérieures. S’agissant de cet extrait, le texte du Troisième Recueil de nouvelles pièces fugitives de Mr. de Voltaire (Genève et Paris, Duchesne, 1762) est en effet conforme à celui du Recueil des facéties parisiennes. À l’exception de la marque de l’imparfait du v. 35, qui revêt une importance certaine dans le cas de Voltaire, nous n’indiquons pas les modifications orthographiques, ni celles qui concernent la ponctuation.

569.

 On peut effectivement lire, dans la note (d) du Russe à Paris : « On saisit des drogues & du verd-de-gris chez les Freres Jésuites de la rue St. Antoine, le 10 Mai 1760, jour de l’anniversaire de la mort de Henri le Grand. Il y a un grand procès sur cette contrebande entre les Freres Jésuites & les Apothicaires ; sur quoi un Janséniste a imprimé que les Freres Jésuites, après avoir empoisonné les ames, vouloient aussi empoisonner les corps ; mais ce sont de mauvaises plaisanteries » (p. 38).

570.

 Les corrections concernent également certains textes en prose, comme on l’observe, par exemple, dans le deuxième paragraphe des Pourquoi de l’abbé Morellet. L’éditeur du Joli Recueil imprime : « POURQUOI M. L. F. a-t-il employé la moitié de son Discours à déclamer contre l’incrédulité & à décrier les Gens de Lettres ? c’est que la réputation d’homme zélé pour [sic] lui devenir encore plus utile que ne lui a été celle d’Homme de Lettres ». Dans le Recueil des facéties parisiennes, « pour » est logiquement remplacé par « peut », forme qui est retenue dans l’édition des Mélanges de 1818. Signalons cependant que le Recueil de pièces intéressantes opte quant à lui pour une forme au futur : « la réputation d’homme zélé pourra lui devenir encore plus utile ».

571.

 Voir plus haut, Best. D 9557.

572.

 Voir notre cinquième partie, chap. 3, § 2.

573.

 Mélanges de littérature et de philosophie du dix-huitième siècle, pp. 1-2.

574.

 Question abordée plus haut : voir le § 1.

575.

 Voir notre cinquième partie, chap. 3.