Dans l’« Avertissement » qui ouvre la Théorie du libelle de Linguet, les « Editeurs » supplient « les Lecteurs de ne lire les Notes qu’après avoir lu l’Ouvrage entier. Elles sont essentielles ; mais elles perdroient peut-être de leur énergie, ou elles en feroient perdre du texte, si on l’interrompoit, sur-tout à une première lecture, pour les consulter581 ». Une telle remarque attire certes l’attention du lecteur sur les notes que comporte l’ouvrage, et en particulier sur leur caractère « essentiel ». Mais elle lui fournit également, sinon un mode de lecture, du moins une procédure qu’il est invité à suivre : la lecture de ces notes étant considérée comme un moment de rupture, il importe de ne pas disperser son attention en opérant un va-et-vient entre le texte et les notes, faute de quoi l’« énergie » du texte, voire des notes elles-mêmes, risquerait de s’en trouver amoindrie, à tout le moins lors d’une « première lecture » (ce qui sous-entend, et ce n’est pas indifférent, qu’une seconde lecture est toujours possible, et éventuellement souhaitable). C’est dire que le texte pamphlétaire se signale par une intensité telle que sa lecture ne souffre aucune distraction. C’est dire aussi que ces notes, dont il nous faudra définir la raison d’être « essentielle », en raison même de la procédure de lecture qui vient d’être signalée, occupent dans le texte imprimé une place stratégique.
Par exemple, si, dans l’édition du Russe à Paris publiée dans Le Recueil des facéties parisiennes, certaines notes, peu nombreuses, sont situées en bas de page (elles se limitent exclusivement à indiquer des références), les notes plus “ conséquentes ” sont rejetées à la fin du texte, comme le précise la remarque suivante, placée à la suite de la première note en bas de page : « NB. Voyez les Notes indiquées par des Lettres Alphabétiques à la fin582 ». On constate alors qu’au fil des éditions successives de ce texte, certaines notes en bas de page viennent s’ajouter au texte alors que les éditeurs renoncent au rejet des notes à la fin du texte, et que, semble-t-il à la demande de Voltaire, quelques notes sont supprimées dans l’édition Cramer et Bardin dite « encadrée » de 1775. Les éditeurs de Kehl précisent en effet :
Au-delà de l’emplacement éditorial où les notes peuvent être situées, une telle remarque pose le problème de leur fonction dans l’économie du pamphlet. Si en effet Voltaire a pu croire « devoir en supprimer quelques-unes », parce que « ce qui occupait les esprits en 1760 était oublié en 1775 », cela signifie notamment que le contenu de ces notes pouvait être perçu alors comme caduque, ce qui implique, de la part des éditeurs de Kehl, une remise en contexte dès lors qu’ils décident de les restituer : « Il faut se rappeler, en les lisant... ». Cela signifie surtout que ces notes caduques remplissaient à l’époque une fonction polémique que Voltaire considèrerait comme superflue en 1775, lorsqu’il participe à l’établissement de la nouvelle édition de ses Oeuvres complètes entreprise par les frères Cramer. Cette interprétation tendrait à accréditer l’hypothèse selon laquelle Voltaire souhaiterait rééditer un texte comme Le Russe à Paris pour sa seule valeur “ littéraire ”, en le dégageant de tout ce qui le rattachait au contexte polémique dans lequel il a pris naissance. Mais une telle interprétation paraît contradictoire avec l’usage des notes tel qu’il le pratique dans cette même édition « encadrée » de 1775, il est vrai à propos d’autres textes. Nous y reviendrons.
La fonction première et évidente assignée aux notes consiste bien à élucider les allusions qui risquent d’échapper à des lecteurs qui ne seraient pas au fait de l’actualité du moment, soit parce qu’ils sont éloignés des lieux de la polémique, soit parce qu’avec le temps, le contexte a pu, peu à peu, leur échapper. C’est d’ailleurs tout le sens de la remarque de l’abbé Coyer, lorsqu’il évoque les nombreuses personnalités qui jalonnent les scènes de la comédie de Palissot : « Si l’Auteur des Philosophes veut jouir de sa gloire dans quelques années d’ici », suggère-t-il un rien sarcastique, « on lui conseille de distribuer aux Spectateurs des exemplaires de la Piéce, avec de bonnes Notes marginales, afin d’être entendu585 ». Il désigne par là un recours habituel aux notes destinées à mettre en lumière une allusion ou un trait satirique que l’exigence de vivacité de l’écriture pamphlétaire interdit d’expliciter dans le corps même du texte. C’est ainsi, par exemple, que le passage suivant du Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs comporte deux notes qui, en même temps qu’elles précisent les allusions et désignent en quelque sorte la cible des attaques portées contre les encyclopédistes, fournissent au lecteur les références justifiant le bien-fondé de ces attaques. Après tout, remarque ironiquement Moreau, ces Cacouacs « ne sont point si méchans » :
‘ Texte :Les notes servent parfois à rappeler au lecteur le contexte de la querelle qui a été à l’origine de la rédaction du pamphlet. Ainsi de cette longue note que l’on trouve, dans l’édition Cramer in-4°, dans le texte des Trois Empereurs en Sorbonne, au moment où les trois empereurs sont conduits en Sorbonne, et assistent quelque peu médusés au « discours en latin » que « Ribaudier en personne » est en train d’« estropier » :
‘ Texte :Remarquons pour leur justification qu’ils se sont intitulés dans le titre sacrée faculté, en langue latine, & qu’ils ont eu la discrétion de supprimer en français ce mot sacrée.
Comme nous avons déjà pu le remarquer à propos des avertissements, on voit que la restitution du contexte est l’occasion, pour Voltaire, de lancer de nouvelles attaques contre les docteurs de Sorbonne même si, loin de les traiter de « cuistres », et encore moins de « cuistres sans raison & sans humanité » (sa « considération [...] distinguée » le lui interdisant), il se contente de les « plaindre seulement d’avoir signé un ouvrage qu’ils sont incapables d’avoir fait » !
On peut d’ailleurs remarquer que, dans ce même pamphlet, certaines notes se répondent et se complètent. Le discours de Riballier s’achève en ces termes :
‘ Texte :Comme l’indique Voltaire, la note (6) « rentre dans la précédente », et vient apporter une « confirmation » supplémentaire à l’appui de l’accusation qu’il porte contre les docteurs de Sorbonne. Outre ces échos ménagés d’une note à l’autre, on peut observer, d’une édition à l’autre, une inflation du discours infrapaginal, qui procède par ajouts successifs.
« Manquant de tout », en proie à un « chagrin poignant », le Pauvre Diable se rend chez Pompignan. Cette visite mérite bien une note :
‘ Texte :Comme s’il ne suffisait pas de mentionner l’existence de si « beaux morceaux », Voltaire va fournir à son lecteur quelques exemples, dans l’édition Cramer de 1775 :
‘ Ajout, dans l’éd. Cramer « encadrée » (1775) 591 :Or il faut remarquer que cet ajout entretient un écho avec un pamphlet intitulé Fragment d’une lettre sur Didon, tragédie, qui présente les mêmes attaques contre la pièce de Pompignan, focalisées sur le même extrait592. On voit donc que les notes peuvent en outre faciliter le système de renvois d’un pamphlet à l’autre593, soit qu’elles reproduisent des extraits de pamphlets594, soit qu’elles incitent le lecteur à s’y reporter.
Les notes apparaissent donc comme un des éléments de l’agonistique du texte pamphlétaire. Non seulement elles permettent à l’auteur de prolonger l’effet de son pamphlet, mais elles s’avèrent également être une arme particulièrement efficace pour contrer l’adversaire sur son propre terrain. De là une pratique qui consiste à reproduire le pamphlet de l’adversaire, que l’on assaisonne de notes assassines. Ainsi, dans les « pièces justificatives » qu’il joint au texte imprimé de sa comédie de L’Homme dangereux, Palissot réimprime entre autres un extrait des Quand qu’avait écrits La Condamine à la suite de la représentation des Philosophes. Les notes qu’il ajoute remplissent certes une fonction d’auto-justification, mais elles sont aussi l’occasion de renvoyer à son agresseur la monnaie de sa pièce, comme on en jugera par le passage suivant :
‘ Extrait des Quand :On observe le même phénomène dans le Recueil des facéties parisiennes, lorsque Voltaire réimprime la Lettre du S r Palissot au public, et y adjoint quelques notes bien senties. Il arrive même parfois que les notes du Patriarche se présentent comme des « réponses » à celles de Palissot...
La note peut en effet devenir une des formes de l’écriture pamphlétaire596. C’est ainsi, par exemple, qu’à la suite du discours prononcé par Pompignan devant l’Académie, et devant la teneur des attaques portées contre les philosophes, l’abbé Morellet juge à propos de sortir « de l’obscurité où elle était ensevelie » la traduction de la Prière Universelle de Pope qu’avait jadis commise Pompignan, d’autant que « les ouvrages de M. Le Franc ont acquis beaucoup de célébrité depuis son Discours à l’Académie ». Il poursuit son avertissement en ces termes :
‘Nous avons pensé que le public recevrait avec plaisir une nouvelle édition de cette pièce ; les notes et les critiques que nous y avons jointes pouvant servir à prémunir les fidèles contre les principes de la philosophie moderne qu’on retrouve dans cette prière, et que M. Le Franc a si bien combattus dans son Discours : nous espérons que l’auteur même nous saura gré de notre zèle, et que les personnes religieuses trouveront dans nos remarques un grand sujet d’édification597.’Grimm remarque à cet égard que ces « notes remplies d’esprit et de sel » forment, « à quelques longueurs et à quelques lignes entortillées près », une brochure qui lui « paraît un chef-d’oeuvre de plaisanterie598 ». Qu’on en juge par cet extrait :
‘ PRIERE UNIVERSELLEIl est à cet égard significatif que le terme de « Notes » figure dans le titre de certains pamphlets : ainsi, par exemple, des Quand de La Condamine adressés au S r Palissot qui portent, sur la belle-page, le titre de Notes utiles, ou Prologue de la Comédie des Philosophes, des Quand de Voltaire, sous-titrés « Notes utiles sur un discours prononcé devant l’Académie française le 10 mars 1760 », ou encore des Notes sur la Lettre de Voltaire à M. Hume qui aggravent encore les accusations portées contre Rousseau600.
Les pamphlets font donc l’objet d’une présentation différente, selon que l’on considère les éditions du texte en “ feuilles ”, dans des recueils imprimés, ou dans les volumes insérés dans les oeuvres complètes d’un écrivain. Or, le choix de tel site éditorial n’est pas sans incidences sur le mode de diffusion que va suivre le texte. Il est évident, par exemple, qu’il est plus facile d’acheminer une feuille volante qu’un recueil. Nous nous attacherons, dans le chapitre suivant, à suivre les méandres de ces circuits de diffusion, en nous attachant plus particulièrement au cas des pamphlets diffusés dans leur édition originale sous forme de “ feuilles ”.
En outre, la diversité des sites éditoriaux nous permet de mettre en évidence la “ durée de vie ” différenciée que peut connaître un pamphlet. Il existe en effet toute une gradation, entre le pamphlet qui ne peut guère espérer avoir qu’un impact ponctuel, celui qui fait l’objet de rééditions, qui est repris dans un ou plusieurs recueils, et qui finit par être intégré dans les oeuvres complètes de son auteur. Cette gradation permet en quelque sorte de mesurer l’influence qu’a pu avoir un texte qui se présente d’abord comme un texte de circonstance, et dont l’effet se trouve prolongé par ces (ré)éditions successives. Cette diversité n’est pas non plus indifférente lorsqu’on s’attache à définir les modalités de la réception d’un pamphlet. Un même texte peut en effet faire l’objet de lectures sensiblement différentes, selon qu’il se présente sous la forme d’une “ feuille ” dont on s’amuse sur le moment, ou s’il est conservé par des amateurs de “ curiosités ”601. À tout le moins, et au-delà de ces cas particuliers, le texte pamphlétaire ne suscite pas, de la part du lecteur, la même perception, lorsqu’il lui parvient sous la forme de ces “ feuilles ” échappées de quelque « manufacture », ou sous celle d’un recueil imprimé ou d’un volume de mélanges, qui entérinent en quelque sorte la conservation d’une « pièce fugitive ». Nous reviendrons sur cette question dans notre chapitre 3.
Théorie du libelle, p. 5.
Le Russe à Paris, dans Recueil des facéties parisiennes, p. 60.
Les éditeurs de Kehl ne restituent pas les notes qui font double emploi avec celles de l’édition « encadrée » de 1775 qu’ils reproduisent telles quelles. En revanche, ils reprennent en particulier les notes (b) et (c) des premières éditions, qui concernent respectivement Pompignan et Palissot, alors que l’édition « encadrée » se contentait de renvoyer le lecteur aux « notes de l’Épître au Roi de la Chine » : sur Pompignan, voir notamment la n. 4 (t. XIII, pp. 212-213) ; sur Palissot, la n. 10 (pp. 215-216).
Oeuvres complètes, édition de Kehl (1784-1789), t. XIV, p. 152.
Discours sur la satyre contre les philosophes, p. 14.
Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 16-17.
Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1768-1796, t. XIX (1771), p. 509. La note est reprise dans les éditions ultérieures des Oeuvres complètes de Voltaire.
Sur les variations que Voltaire se plaît à faire subir aux noms propres de ses adversaires, voir notre quatrième partie, chap. 1, § 2.
Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1768-1796, t. XIX (1771), p. 510. Dans l’édition de Kehl, la note (6) est complétée par l’ajout suivant : « N.B. On a prétendu que Turenne avait quitté dès 1670 madame de Coatquen qui se sacrifiait au chevalier de Lorraine, mais il aima toujours les femmes à la fureur. Ce grand homme qui, avec des talens militaires du premier ordre & une ame héroïque, avait un esprit peu éclairé & un caractère faible, était, à ce qu’on dit, devenu dévot dans ses dernières années ; mais l’aventure de madame de Coatquen est postérieure à son abjuration de la religion protestante. C’était un singulier spectacle qu’un homme qui avait gagné des batailles, occupé le matin de savoir au juste ce qu’il faut croire pour n’être pas damné, & cherchant le soir à se damner en commettant le péché de fornication : & que le siècle où l’on admirait tout cela était un pauvre siècle ! Quoi qu’il en soit, il est très-vraisemblable que DIEU a pardonné à Turenne ses maîtresses ; mais lui a-t-il pardonné d’avoir exécuté l’ordre de brûler le Palatinat, & de n’avoir pas renoncé au commandement plutôt que de faire le métier d’incendiaire ? » (Oeuvres complètes, édition de Kehl, t. XIV, p. 203).
Oeuvres complètes, Neuchâtel [Paris], 1772-1777, t. XV (1773), p. 67.
Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1775, t. XII, pp. 136-138. Ajout reproduit dans les éditions ultérieures.
Nous étudierons ce passage dans notre quatrième partie, chap. 1, § 1.1.
Sur le parti que tirent les pamphlétaires de cette pratique des renvois, voir notre quatrième partie, chap. 3, § 1.
Dans la note (b) du Russe à Paris, qui figure dans l’édition du Joli Recueil en 1760, Voltaire reproduisait déjà une strophe des Pour contre Pompignan. Il observe en effet que « ce n’est pas sans raison qu’un Pere de la Doctrine Chrétienne lui a dit :
Pour vivre un peu joyeusement,
Croyez-moi, n’offensez personne :
C’est un petit avis qu’on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan » (p. 35).
L’Homme dangereux, p. 178.
Outre les exemples que nous citons, on lira avec profit l’article de Yannick Séité, « Voltaire cible des notes infrapaginales de La Nouvelle Héloïse », dans U. Kölving et Ch. Mervaud, dir., Voltaire et ses combats, Actes du congrès international Oxford-Paris 1994, Oxford, The Voltaire Foundation, 1997, pp. 1023-1035.
La Prière universelle de Pope, pp. 27-28.
Cor. lit., t. IV, p. 268.
La Prière universelle de Pope, pp. 33-34.
Si, aux dires de Grimm, la Lettre était « fort gaie », « les Notes qu’on vient d’y ajouter forment un vilain et dégoûtant libelle », qui suscite sa réprobation (Cor. lit., t. VII, p. 205).
Dans ses Mémoires, Favart témoigne en particulier de l’intérêt que manifeste le comte de Durazzo pour les pamphlets que s’échangent les gens de lettres. En outre, on peut encore consulter des recueils factices, parfois annotés de la main des collectionneurs qui les ont constitués : par exemple, à la Bibliothèque de l’Arsenal, la collection du comte d’Argenson et, à la B.N.F., les volumes de Stromates de l’érudit Jamet.