c. Les Notes

Dans l’« Avertissement » qui ouvre la Théorie du libelle de Linguet, les « Editeurs » supplient « les Lecteurs de ne lire les Notes qu’après avoir lu l’Ouvrage entier. Elles sont essentielles ; mais elles perdroient peut-être de leur énergie, ou elles en feroient perdre du texte, si on l’interrompoit, sur-tout à une première lecture, pour les consulter581 ». Une telle remarque attire certes l’attention du lecteur sur les notes que comporte l’ouvrage, et en particulier sur leur caractère « essentiel ». Mais elle lui fournit également, sinon un mode de lecture, du moins une procédure qu’il est invité à suivre : la lecture de ces notes étant considérée comme un moment de rupture, il importe de ne pas disperser son attention en opérant un va-et-vient entre le texte et les notes, faute de quoi l’« énergie » du texte, voire des notes elles-mêmes, risquerait de s’en trouver amoindrie, à tout le moins lors d’une « première lecture » (ce qui sous-entend, et ce n’est pas indifférent, qu’une seconde lecture est toujours possible, et éventuellement souhaitable). C’est dire que le texte pamphlétaire se signale par une intensité telle que sa lecture ne souffre aucune distraction. C’est dire aussi que ces notes, dont il nous faudra définir la raison d’être « essentielle », en raison même de la procédure de lecture qui vient d’être signalée, occupent dans le texte imprimé une place stratégique.

Par exemple, si, dans l’édition du Russe à Paris publiée dans Le Recueil des facéties parisiennes, certaines notes, peu nombreuses, sont situées en bas de page (elles se limitent exclusivement à indiquer des références), les notes plus “ conséquentes ” sont rejetées à la fin du texte, comme le précise la remarque suivante, placée à la suite de la première note en bas de page : « NB. Voyez les Notes indiquées par des Lettres Alphabétiques à la fin582 ». On constate alors qu’au fil des éditions successives de ce texte, certaines notes en bas de page viennent s’ajouter au texte alors que les éditeurs renoncent au rejet des notes à la fin du texte, et que, semble-t-il à la demande de Voltaire, quelques notes sont supprimées dans l’édition Cramer et Bardin dite « encadrée » de 1775. Les éditeurs de Kehl précisent en effet :

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Figure 7 : Le Russe à Paris, extrait du Recueil des facéties parisiennes (B.M. Lyon, 810061) : texte avec appel de notes (partie gauche) et texte des notes séparées s’y rapportant (partie droite)
‘Nous avons rétabli les notes de cette satire d’après les premières éditions. L’auteur avait cru devoir en supprimer quelques-unes583. Ce qui occupait les esprits en 1760 était oublié en 1775. Il faut se rappeler, en les lisant, l’époque où elles ont été faites, & la nécessité où se trouvait M. de Voltaire de dévoiler l’hypocrisie des hommes qui, sous le masque du patriotisme, comme sous le manteau de la religion, cherchaient à perdre auprès de Louis XV des écrivains vertueux & amis du bien public, dont tout le crime était d’avoir excité leur envie, ou blessé leur orgueil584.’

Au-delà de l’emplacement éditorial où les notes peuvent être situées, une telle remarque pose le problème de leur fonction dans l’économie du pamphlet. Si en effet Voltaire a pu croire « devoir en supprimer quelques-unes », parce que « ce qui occupait les esprits en 1760 était oublié en 1775 », cela signifie notamment que le contenu de ces notes pouvait être perçu alors comme caduque, ce qui implique, de la part des éditeurs de Kehl, une remise en contexte dès lors qu’ils décident de les restituer : « Il faut se rappeler, en les lisant... ». Cela signifie surtout que ces notes caduques remplissaient à l’époque une fonction polémique que Voltaire considèrerait comme superflue en 1775, lorsqu’il participe à l’établissement de la nouvelle édition de ses Oeuvres complètes entreprise par les frères Cramer. Cette interprétation tendrait à accréditer l’hypothèse selon laquelle Voltaire souhaiterait rééditer un texte comme Le Russe à Paris pour sa seule valeur “ littéraire ”, en le dégageant de tout ce qui le rattachait au contexte polémique dans lequel il a pris naissance. Mais une telle interprétation paraît contradictoire avec l’usage des notes tel qu’il le pratique dans cette même édition « encadrée » de 1775, il est vrai à propos d’autres textes. Nous y reviendrons.

La fonction première et évidente assignée aux notes consiste bien à élucider les allusions qui risquent d’échapper à des lecteurs qui ne seraient pas au fait de l’actualité du moment, soit parce qu’ils sont éloignés des lieux de la polémique, soit parce qu’avec le temps, le contexte a pu, peu à peu, leur échapper. C’est d’ailleurs tout le sens de la remarque de l’abbé Coyer, lorsqu’il évoque les nombreuses personnalités qui jalonnent les scènes de la comédie de Palissot : « Si l’Auteur des Philosophes veut jouir de sa gloire dans quelques années d’ici », suggère-t-il un rien sarcastique, « on lui conseille de distribuer aux Spectateurs des exemplaires de la Piéce, avec de bonnes Notes marginales, afin d’être entendu585 ». Il désigne par là un recours habituel aux notes destinées à mettre en lumière une allusion ou un trait satirique que l’exigence de vivacité de l’écriture pamphlétaire interdit d’expliciter dans le corps même du texte. C’est ainsi, par exemple, que le passage suivant du Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs comporte deux notes qui, en même temps qu’elles précisent les allusions et désignent en quelque sorte la cible des attaques portées contre les encyclopédistes, fournissent au lecteur les références justifiant le bien-fondé de ces attaques. Après tout, remarque ironiquement Moreau, ces Cacouacs « ne sont point si méchans » :

Texte :
Car, au défaut des loix dont ils n’ont point voulu se former l’idée importune, ils respectent, comme je l’ai dit, les coutumes établies. Ainsi ils ne tuent point, parce que dans tous les pays qu’ils ont habités, ils ont trouvé établi l’usage de faire pendre quiconque ôtoit la vie. Pour le vol, ils ne se permettent que celui des pensées des autres, & cela parce que les hommes n’ont point encore eu l’injustice de circonscrire des *bornes à ce genre de possessions.
Ils sont grands parleurs : leur langage a quelque chose de sublime & d’inintelligible qui inspire le respect & entretient l’admiration. Tout dans leur discours est image, sentiment, passion même ; car ils ont découvert que l’enthousiasme# étoit le moyen le plus sûr pour connoître la propriété des choses586.

Notes de bas de page :
Discours sur l’inégalité parmi les hommes, p. 95.
# Entretiens à la suite du Fils naturel.’

Les notes servent parfois à rappeler au lecteur le contexte de la querelle qui a été à l’origine de la rédaction du pamphlet. Ainsi de cette longue note que l’on trouve, dans l’édition Cramer in-4°, dans le texte des Trois Empereurs en Sorbonne, au moment où les trois empereurs sont conduits en Sorbonne, et assistent quelque peu médusés au « discours en latin » que « Ribaudier en personne » est en train d’« estropier » :

Texte :
O morts ! s’écriait-il, vivez dans les supplices(2),
Princes, sages, héros, exemples des vieux tems,
Vos sublimes vertus n’ont été que des vices,
Vos belles actions des péchés éclatans587.

Note de bas de page :
(2) Il est nécessaire de dire au public qui l’a oublié, qu’un nommé Thibaudier588 principal au collège Mazarin, & un régent nommé Cogé, s’étant avisés d’être jaloux de l’excellent livre moral de Bélisaire, cabalèrent pendant un an pour le faire censurer par ceux qu’on appelle Docteurs de Sorbonne. Au bout d’un an ils firent imprimer cette censure en latin & en français. Elle n’est cependant ni française ni latine ; le titre même est un solécisme, Censure de la Faculté de Théologie contre le livre &c. On ne dit point, censure contre, mais, censure de. Le public pardonne à la Faculté de ne pas savoir le français, on lui pardonne moins de ne pas savoir le latin. Determinatio Sacræ Facultatis in libellum, est une expression ridicule. Determinatio ne se trouve ni dans Cicéron, ni dans aucun bon auteur ; determinatio in, est un barbarisme insupportable ; & ce qui est encor plus barbare, c’est d’appeller Bélisaire un libelle en faisant un mauvais libelle contre lui.
Ce qui est encor plus barbare, c’est de déclarer damnés tous les grands-hommes de l’antiquité qui ont enseigné & pratiqué la justice. Cette absurdité est heureusement démentie par St. Paul, qui dit expressément dans son Epitre aux Juifs tolérés à Rome : Lorsque les Gentils qui n’ont point la loi font naturellement ce que la loi commande n’ayant point notre loi, ils sont loi à eux-mêmes. Tous les honnêtes-gens de l’Europe & du monde entier ont de l’horreur & du mépris pour cette détestable ineptie qui va damnant toute l’antiquité. Il n’y a que des cuistres sans raison & sans humanité qui puissent soutenir une opinion si abominable & si folle, désavouée même dans le fond de leur coeur. Nous ne prétendons pas dire que les docteurs de Sorbonne sont des cuistres, nous avons pour eux une considération plus distinguée ; & nous les plaignons seulement d’avoir signé un ouvrage qu’ils sont incapables d’avoir fait, soit en français, soit en latin.’

Remarquons pour leur justification qu’ils se sont intitulés dans le titre sacrée faculté, en langue latine, & qu’ils ont eu la discrétion de supprimer en français ce mot sacrée.

Comme nous avons déjà pu le remarquer à propos des avertissements, on voit que la restitution du contexte est l’occasion, pour Voltaire, de lancer de nouvelles attaques contre les docteurs de Sorbonne même si, loin de les traiter de « cuistres », et encore moins de « cuistres sans raison & sans humanité » (sa « considération [...] distinguée » le lui interdisant), il se contente de les « plaindre seulement d’avoir signé un ouvrage qu’ils sont incapables d’avoir fait » !

On peut d’ailleurs remarquer que, dans ce même pamphlet, certaines notes se répondent et se complètent. Le discours de Riballier s’achève en ces termes :

Texte :
Ravaillac et Damiens, s’ils sont de vrais croyans(5),
S’ils sont bien confessés, sont ses heureux enfans.
Un Fréron bien huilé verra Dieu face à face(6) ;
Et Turenne amoureux, mourant pour son pays,
Brûle éternellement chez les anges maudits.
Tel est notre plaisir : telle est la loi de grace589.

Notes en bas de page :
(5) Selon les mêmes principes Ravaillac doit être dans le paradis, dans le jardin ; & Henri IV dans l’enfer qui est sous terre ; car Henri IV mourut sans confession, & il était amoureux de la princesse de Condé. Ravaillac au contraire n’était point amoureux, & il se confessa à deux docteurs de Sorbonne. Voyez quelles douces consolations nous fournit une théologie qui damne à jamais Henri IV, & qui fait un élu de Ravaillac & de ses semblables. Avouons les obligations que nous avons à Ribaudier de nous avoir développé cette doctrine.
(6) Mr. l’abbé Caille a sans doute accollé ces deux noms pour produire le contraste le plus ridicule. On appelle communément à Paris un Fréron, tout gredin insolent, tout polisson qui se mêle de faire de mauvais libelles pour de l’argent. Et Mr. l’abbé Caille oppose un de ces faquins de la lie du peuple qui reçoit l’extrême-onction sur son grabat, au grand Turenne qui fut tué d’un coup de canon sans le secours des saintes-huiles, dans les tems qu’il était amoureux de Madame de Coetquen. Cette note rentre dans la précédente, & sert à confirmer l’opinion théologique qui accorde la possession du jardin au dernier malotru couvert d’infamie, & qui la refuse aux plus grands-hommes, & aux plus vertueux de la terre.’

Comme l’indique Voltaire, la note (6) « rentre dans la précédente », et vient apporter une « confirmation » supplémentaire à l’appui de l’accusation qu’il porte contre les docteurs de Sorbonne. Outre ces échos ménagés d’une note à l’autre, on peut observer, d’une édition à l’autre, une inflation du discours infrapaginal, qui procède par ajouts successifs.

« Manquant de tout », en proie à un « chagrin poignant », le Pauvre Diable se rend chez Pompignan. Cette visite mérite bien une note :

Texte :
J’allai trouver Le Franc de Pompignan(e),
Ainsi que moi natif de Montauban,
Lequel jadis a brodé quelque phrase
Sur la Didon qui fut de Métastase [...]590.

Note en bas de page (éd. Panckoucke, 1773) :
(e) L’homme dont il s’agit était d’ailleurs un Magistrat & un homme de Lettres de mérite. Il eut le malheur de prononcer à l’Académie un discours peu mesuré, & même très-offensant. Il est vrai que la Tragédie de Didon est faite sur le modèle de celle de Métastasio ; mais aussi il y a de très-beaux morceaux qui sont à l’Auteur Français.’

Comme s’il ne suffisait pas de mentionner l’existence de si « beaux morceaux », Voltaire va fournir à son lecteur quelques exemples, dans l’édition Cramer de 1775 :

Ajout, dans l’éd. Cramer « encadrée » (1775) 591 :
Il faut avouer qu’en général la piéce est mal écrite. Il n’y a qu’à voir le commencement.
          Tous mes Ambassadeurs irrités & confus,
          Trop souvent de ta Reine ont subi les refus.
          Voisin de ses états faibles dans leur naissance,
          Je croyais que Didon redoutant ma vengeance,
          Se résoudrait sans peine à l’hymen glorieux,
          D’un monarque puissant fils du maître des Dieux.
          Je contiens cependant la fureur qui m’anime,
          Et déguisant encor mon dépit légitime ;
          Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
          Je viens sous le faux nom de mes Ambassadeurs,
          Au milieu de la cour d’une Reine étrangère,
          D’un refus obstiné pénétrer le mystère :
          Que fais-je...... n’écouter qu’un transport amoureux.
Des Ambassadeurs ne subissent point des refus, on essuie, on reçoit des refus.
Si tous ses Ambassadeurs irrités & confus ont subi des refus, comment ce Jarbe pouvait-il croire que Didon le soumettrait sans peine à cet hymen glorieux ? Jarbe d’ailleurs a-t-il envoyé tous ses Ambassadeurs ensemble, ou l’un après l’autre ?
Il contient cependant la fureur qui l’anime, & il déguise encor son dépit légitime. S’il déguise ce dépit légitime & qu’il est si furieux, il ne croit donc pas que Didon l’épousera sans peine. Epouser quelqu’un sans peine & déguiser son dépit légitime, ne sont pas des expressions bien nobles, bien tragiques, bien élégantes.
Il vient sous le faux nom de ses Ambassadeurs, être en proie à des hauteurs ? comment vient-on sous le faux nom de ses Ambassadeurs ? on peut venir sous le nom d’un autre, mais on ne vient point sous le nom de plusieurs personnes à la fois. De plus, si on vient sous le nom de quelqu’un, on vient à la vérité sous un faux nom, puisqu’on prend un nom qui n’est pas le sien, mais on ne prend pas le faux nom d’un Ambassadeur quand on prend le véritable nom de cet Ambassadeur même.
Il veut pénétrer le mystère d’un refus obstiné. Qu’est-ce que le mystère d’un refus si net, & déclaré avec tant de hauteur ? Il peut y avoir du mystère dans des délais, dans des réponses équivoques ; dans des promesses mal tenues ; mais quand on a déclaré avec des hauteurs à tous vos Ambassadeurs qu’on ne veut point de vous, il n’y a certainement là aucun mystère.

Que fais-je..... n’écouter qu’un transport amoureux, que fait-il, il n’écoutera qu’un transport, il sera terrible dans ce tête-à-tête.
Le grand malheur de tant d’auteurs est de n’employer presque jamais le mot propre ; ils sont contens pourvu qu’ils riment, mais les connaisseurs ne sont pas contens.’

Or il faut remarquer que cet ajout entretient un écho avec un pamphlet intitulé Fragment d’une lettre sur Didon, tragédie, qui présente les mêmes attaques contre la pièce de Pompignan, focalisées sur le même extrait592. On voit donc que les notes peuvent en outre faciliter le système de renvois d’un pamphlet à l’autre593, soit qu’elles reproduisent des extraits de pamphlets594, soit qu’elles incitent le lecteur à s’y reporter.

Les notes apparaissent donc comme un des éléments de l’agonistique du texte pamphlétaire. Non seulement elles permettent à l’auteur de prolonger l’effet de son pamphlet, mais elles s’avèrent également être une arme particulièrement efficace pour contrer l’adversaire sur son propre terrain. De là une pratique qui consiste à reproduire le pamphlet de l’adversaire, que l’on assaisonne de notes assassines. Ainsi, dans les « pièces justificatives » qu’il joint au texte imprimé de sa comédie de L’Homme dangereux, Palissot réimprime entre autres un extrait des Quand qu’avait écrits La Condamine à la suite de la représentation des Philosophes. Les notes qu’il ajoute remplissent certes une fonction d’auto-justification, mais elles sont aussi l’occasion de renvoyer à son agresseur la monnaie de sa pièce, comme on en jugera par le passage suivant :

Extrait des Quand :
Quand on a fait une banqueroute constatée ... quand on a fait plusieurs vols ou secrets*, ou publics ; quand entre autres, on a volé à ses associés leur part dans le Privilège des Gazettes Etrangères, on ne doit pas introduire sur la scéne un valet qui vole son maître...**. parce qu’on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu595.

Notes :
* De vols secrets ? Ame de fiel & de fange ! L’absurdité se joint ici à l’atrocité, & votre imposture se trahit elle-même. Si M. P... a fait des vols secrets, d’où les savez-vous ? & si vous les savez, comment resteraient-ils encore secrets ? Votre humanité s’allarmerait-elle d’une simple médisance, tandis qu’elle vous permet de vomir les calomnies les plus noires ? Vous qui publiez, comme des vérités, d’horribles mensonges, tairiez-vous, comme des mensonges, des vérités si utiles à vos fureurs ? Ah ! feindre ainsi d’épargner M. P... d’une main, lorsque vous l’assassinez de l’autre, c’est le servir mieux que ses amis-mêmes. C’est faire éclater, à la fois votre scélératesse & son innocence.’
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Figure 8 : Lettre du S r  Palissot... au public, extraits du Recueil des facéties parisiennes (B.M. Lyon, 810061)
‘** Le Gazettier de scandales qui n’a pas rougi d’écrire ces horreurs, ne sait pas que le Philosophe Zénon fut volé par son valet, & que celui-ci prétendait excuser son larcin par les principes philosophiques de son maître. Il ne se doute pas que cette scéne empruntée des Annales de la Philosophie, est un des traits les plus heureux de la pièce de M. P... ; que cet auteur ne pouvait présenter d’une manière plus piquante, à la fois, & plus rapide, le danger qui résulte de certaines opinions qui anéantissent toute Morale ; qu’un seul geste tient lieu, dans cette scéne, d’une foule de raisonnemens qui auraient été déplacés, & qu’il met en action toutes les conséquences qui découlent de ces opinions dangereuses, auxquelles on a donné le nom de philosophie ; qu’enfin ce trait ayant toujours entraîné l’applaudissement & le rire, le public a réfuté lui-même les impertinences de ceux qui ont reproché à M. P... cette situation vraiment comique, & sans laquelle son sujet eut été manqué. On conçoit pourtant que cette scéne a pu déplaire au calomniateur anonyme à qui l’on daigne répondre ; & cela par la raison qu’il indique lui-même : il ne doit pas entendre parler de corde de sang froid.’

On observe le même phénomène dans le Recueil des facéties parisiennes, lorsque Voltaire réimprime la Lettre du S r  Palissot au public, et y adjoint quelques notes bien senties. Il arrive même parfois que les notes du Patriarche se présentent comme des « réponses » à celles de Palissot...

La note peut en effet devenir une des formes de l’écriture pamphlétaire596. C’est ainsi, par exemple, qu’à la suite du discours prononcé par Pompignan devant l’Académie, et devant la teneur des attaques portées contre les philosophes, l’abbé Morellet juge à propos de sortir « de l’obscurité où elle était ensevelie » la traduction de la Prière Universelle de Pope qu’avait jadis commise Pompignan, d’autant que « les ouvrages de M. Le Franc ont acquis beaucoup de célébrité depuis son Discours à l’Académie ». Il poursuit son avertissement en ces termes :

‘Nous avons pensé que le public recevrait avec plaisir une nouvelle édition de cette pièce ; les notes et les critiques que nous y avons jointes pouvant servir à prémunir les fidèles contre les principes de la philosophie moderne qu’on retrouve dans cette prière, et que M. Le Franc a si bien combattus dans son Discours : nous espérons que l’auteur même nous saura gré de notre zèle, et que les personnes religieuses trouveront dans nos remarques un grand sujet d’édification597.’

Grimm remarque à cet égard que ces « notes remplies d’esprit et de sel » forment, « à quelques longueurs et à quelques lignes entortillées près », une brochure qui lui « paraît un chef-d’oeuvre de plaisanterie598 ». Qu’on en juge par cet extrait :

PRIERE UNIVERSELLE

V. Empêche que mon coeur, de tes dons efficaces
     Ne rejette les heureux fruits ;
     Recevoir, c’est payer tes grâces,
     Je t’obéis, quand je jouis.

Qu’est-ce que des dons efficaces ? et qu’est-ce que le fruit des dons ?

NOTES.
Il n’y a aucune espèce de religion qui ait cru que recevoir les grâces de Dieu, c’est les payer. Toutes ont établi un culte extérieur pour être l’expression de la reconnaissance envers l’Etre Suprême. Au reste, en rétractant cette maxime, qui est une des plus libres de la Prière universelle, il paraît que M. L. F. s’était réservé le droit de se conduire envers l’Académie française, comme le déiste de Pope envers Dieu. S’il n’a point fait de remercîment, c’est qu’il a cru sans doute qu’en recevant la grâce que lui faisait l’Académie, il l’avait payée. M. L. F. tient encore un peu aux erreurs de sa jeunesse599.’

Il est à cet égard significatif que le terme de « Notes » figure dans le titre de certains pamphlets : ainsi, par exemple, des Quand de La Condamine adressés au S r  Palissot qui portent, sur la belle-page, le titre de Notes utiles, ou Prologue de la Comédie des Philosophes, des Quand de Voltaire, sous-titrés « Notes utiles sur un discours prononcé devant l’Académie française le 10 mars 1760 », ou encore des Notes sur la Lettre de Voltaire à M. Hume qui aggravent encore les accusations portées contre Rousseau600.

Les pamphlets font donc l’objet d’une présentation différente, selon que l’on considère les éditions du texte en “ feuilles ”, dans des recueils imprimés, ou dans les volumes insérés dans les oeuvres complètes d’un écrivain. Or, le choix de tel site éditorial n’est pas sans incidences sur le mode de diffusion que va suivre le texte. Il est évident, par exemple, qu’il est plus facile d’acheminer une feuille volante qu’un recueil. Nous nous attacherons, dans le chapitre suivant, à suivre les méandres de ces circuits de diffusion, en nous attachant plus particulièrement au cas des pamphlets diffusés dans leur édition originale sous forme de “ feuilles ”.

En outre, la diversité des sites éditoriaux nous permet de mettre en évidence la “ durée de vie ” différenciée que peut connaître un pamphlet. Il existe en effet toute une gradation, entre le pamphlet qui ne peut guère espérer avoir qu’un impact ponctuel, celui qui fait l’objet de rééditions, qui est repris dans un ou plusieurs recueils, et qui finit par être intégré dans les oeuvres complètes de son auteur. Cette gradation permet en quelque sorte de mesurer l’influence qu’a pu avoir un texte qui se présente d’abord comme un texte de circonstance, et dont l’effet se trouve prolongé par ces (ré)éditions successives. Cette diversité n’est pas non plus indifférente lorsqu’on s’attache à définir les modalités de la réception d’un pamphlet. Un même texte peut en effet faire l’objet de lectures sensiblement différentes, selon qu’il se présente sous la forme d’une “ feuille ” dont on s’amuse sur le moment, ou s’il est conservé par des amateurs de “ curiosités ”601. À tout le moins, et au-delà de ces cas particuliers, le texte pamphlétaire ne suscite pas, de la part du lecteur, la même perception, lorsqu’il lui parvient sous la forme de ces “ feuilles ” échappées de quelque « manufacture », ou sous celle d’un recueil imprimé ou d’un volume de mélanges, qui entérinent en quelque sorte la conservation d’une « pièce fugitive ». Nous reviendrons sur cette question dans notre chapitre 3.

Notes
581.

 Théorie du libelle, p. 5.

582.

 Le Russe à Paris, dans Recueil des facéties parisiennes, p. 60.

583.

 Les éditeurs de Kehl ne restituent pas les notes qui font double emploi avec celles de l’édition « encadrée » de 1775 qu’ils reproduisent telles quelles. En revanche, ils reprennent en particulier les notes (b) et (c) des premières éditions, qui concernent respectivement Pompignan et Palissot, alors que l’édition « encadrée » se contentait de renvoyer le lecteur aux « notes de l’Épître au Roi de la Chine » : sur Pompignan, voir notamment la n. 4 (t. XIII, pp. 212-213) ; sur Palissot, la n. 10 (pp. 215-216).

584.

 Oeuvres complètes, édition de Kehl (1784-1789), t. XIV, p. 152.

585.

 Discours sur la satyre contre les philosophes, p. 14.

586.

 Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 16-17.

587.

 Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1768-1796, t. XIX (1771), p. 509. La note est reprise dans les éditions ultérieures des Oeuvres complètes de Voltaire.

588.

 Sur les variations que Voltaire se plaît à faire subir aux noms propres de ses adversaires, voir notre quatrième partie, chap. 1, § 2.

589.

 Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1768-1796, t. XIX (1771), p. 510. Dans l’édition de Kehl, la note (6) est complétée par l’ajout suivant : « N.B. On a prétendu que Turenne avait quitté dès 1670 madame de Coatquen qui se sacrifiait au chevalier de Lorraine, mais il aima toujours les femmes à la fureur. Ce grand homme qui, avec des talens militaires du premier ordre & une ame héroïque, avait un esprit peu éclairé & un caractère faible, était, à ce qu’on dit, devenu dévot dans ses dernières années ; mais l’aventure de madame de Coatquen est postérieure à son abjuration de la religion protestante. C’était un singulier spectacle qu’un homme qui avait gagné des batailles, occupé le matin de savoir au juste ce qu’il faut croire pour n’être pas damné, & cherchant le soir à se damner en commettant le péché de fornication : & que le siècle où l’on admirait tout cela était un pauvre siècle ! Quoi qu’il en soit, il est très-vraisemblable que DIEU a pardonné à Turenne ses maîtresses ; mais lui a-t-il pardonné d’avoir exécuté l’ordre de brûler le Palatinat, & de n’avoir pas renoncé au commandement plutôt que de faire le métier d’incendiaire ? » (Oeuvres complètes, édition de Kehl, t. XIV, p. 203).

590.

 Oeuvres complètes, Neuchâtel [Paris], 1772-1777, t. XV (1773), p. 67.

591.

 Oeuvres complètes, Genève, Cramer, 1775, t. XII, pp. 136-138. Ajout reproduit dans les éditions ultérieures.

592.

 Nous étudierons ce passage dans notre quatrième partie, chap. 1, § 1.1.

593.

 Sur le parti que tirent les pamphlétaires de cette pratique des renvois, voir notre quatrième partie, chap. 3, § 1.

594.

 Dans la note (b) du Russe à Paris, qui figure dans l’édition du Joli Recueil en 1760, Voltaire reproduisait déjà une strophe des Pour contre Pompignan. Il observe en effet que « ce n’est pas sans raison qu’un Pere de la Doctrine Chrétienne lui a dit :

     Pour vivre un peu joyeusement,

     Croyez-moi, n’offensez personne :

     C’est un petit avis qu’on donne

     Au sieur Le Franc de Pompignan » (p. 35).

595.

 L’Homme dangereux, p. 178.

596.

 Outre les exemples que nous citons, on lira avec profit l’article de Yannick Séité, « Voltaire cible des notes infrapaginales de La Nouvelle Héloïse », dans U. Kölving et Ch. Mervaud, dir., Voltaire et ses combats, Actes du congrès international Oxford-Paris 1994, Oxford, The Voltaire Foundation, 1997, pp. 1023-1035.

597.

 La Prière universelle de Pope, pp. 27-28.

598.

 Cor. lit., t. IV, p. 268.

599.

 La Prière universelle de Pope, pp. 33-34.

600.

 Si, aux dires de Grimm, la Lettre était « fort gaie », « les Notes qu’on vient d’y ajouter forment un vilain et dégoûtant libelle », qui suscite sa réprobation (Cor. lit., t. VII, p. 205).

601.

 Dans ses Mémoires, Favart témoigne en particulier de l’intérêt que manifeste le comte de Durazzo pour les pamphlets que s’échangent les gens de lettres. En outre, on peut encore consulter des recueils factices, parfois annotés de la main des collectionneurs qui les ont constitués : par exemple, à la Bibliothèque de l’Arsenal, la collection du comte d’Argenson et, à la B.N.F., les volumes de Stromates de l’érudit Jamet.