a. Les Autorisations

La publication des pamphlets s’effectue certes de manière souterraine, mais elle n’échappe pas toujours à la vigilance de la police de la Librairie. C’est ainsi que la lecture du journal manuscrit de l’inspecteur de la Librairie Joseph d’Hémery nous apprend que les autorités connaissent l’existence de l’essentiel des pamphlets publiés à l’occasion des querelles qui nous intéressent606. Or, le scrupuleux inspecteur ne se contente pas de signaler l’existence de ces textes : il précise quelquefois l’identité présumée de leur auteur, et presque toujours le régime selon lequel il a été publié. En vertu des règlements en vigueur, si certains textes, non pamphlétaires, peuvent recevoir une « approbation », voire un « privilège », les pamphlets paraissent en principe « sans permission ». On s’aperçoit cependant que de nombreux textes pamphlétaires bénéficient d’une « permission tacite », ou d’une « espèce de tolérance », expressions qui signifient assez le flou qui préside à leur publication, et qui s’explique largement par l’inadéquation des règlements officiels avec le quotidien de l’édition dans notre période607.

Malesherbes explique l’origine et la définition des « permissions tacites » qui sont volontiers accordées aux textes que l’on ne peut pas officiellement approuver ni même permettre, mais dont on ne veut pas non plus interdire la diffusion. Dans son Cinquième Mémoire sur la Librairie de mars 1759, « contenant un éclaircissement sur ce qu’on appelle Permissions tacites », Malesherbes retrace l’origine de cette forme d’autorisation, qui est à rechercher dans le fait que les « hommes puissans » se montrent de plus en plus « délicats » sur la question des allusions les concernant :

‘Depuis que le goût d’imprimer sur toutes sortes de sujets est devenu plus général, et que les particuliers, surtout les hommes puissans, sont aussi devenus plus délicats sur les allusions, il s’est trouvé des circonstances où on n’a pas osé autoriser publiquement un livre, et où cependant on a senti qu’il ne serait pas possible de le défendre. C’est ce qui a donné lieu aux premières permissions tacites ; et comme on croyait qu’il y aurait très-peu de cas où elles seraient nécessaires, on n’a pas imaginé de remonter à la source, et de réformer un réglement devenu respectable par son ancienneté. Cependant elles se sont multipliées au point d’être devenues aujourd’hui aussi communes que les permissions publiques.’

Cette pratique, d’abord exceptionnelle, s’est donc considérablement étendue, au point de devenir une pratique quasiment “ institutionnalisée ”. On aurait en effet tort de croire que « les permissions tacites sont de pures permissions verbales ou de simples actes de tolérance ». C’était peut-être le cas des premières permissions tacites, et cela arrive sans doute encore occasionnellement, « à cause du défaut de principes fixes en vertu desquels le Censeur puisse se réputer à l’abri de tout reproche ». Mais

‘les véritables permissions tacites sont bien différentes de ces actes de tolérance ou peut-être de connivence.
Les permissions tacites étant devenues aussi communes qu’elles le sont aujourd’hui, on a senti la nécessité d’y mettre une forme, et cette forme est qu’on les inscrit sur un registre déposé à la Chambre syndicale, et entre les mains du Lieutenant de Police. Cette forme est moins authentique que celle des permissions publiques, mais n’est pas moins constante.’

Dans son Mémoire sur la liberté de la presse de la fin de 1788, Malesherbes précise encore que

‘les permissions tacites, ainsi que les permissions publiques, ne sont données que sur le rapport d’un Censeur, qui signe son approbation et paraphe le manuscrit ou un exemplaire imprimé, et la liste en est déposée à la Chambre syndicale des Libraires de Paris.
Il n’y a donc de différence entre ces permissions illégales et les autres, qu’en ce qu’elles ne passent pas au sceau, et que le public ne voit pas le nom du Censeur608.’

On perçoit donc la nuance qui existe entre des textes publiés avec « permissions tacites », qui ont nécessairement subi l’examen d’un censeur, et les textes qui paraissent « sans permission », c’est-à-dire sans la plus légère caution. On relève également une nuance entre les « permissions tacites » et cette « espèce de tolérance » que l’on rencontre parfois dans le journal d’Hémery, et qui paraît correspondre à ces « actes de tolérance ou peut-être de connivence » qu’évoque Malesherbes.

L’usage a ainsi imposé toute une gradation dans l’autorisation non publique des textes609, que l’on retrouve lorsqu’on s’intéresse aux pamphlets de notre période. Certes, de nombreux pamphlets paraissent « sans permission ». C’est évidemment le cas des pamphlets imprimés à l’étranger, qui sont alors « distribués sans permission » en France, comme l’illustrent de nombreux textes voltairiens : ainsi des Quand, cette « critique sanglante du discours de M. Lefranc de Pompignan à sa réception à l’Académie », signalés par Hémery le 17 avril 1760610. Mais le Mémoire pour Abraham Chaumeix est aussi imprimé à Paris « sans permission », en tant que « libelle affreux contre M. Chaumeix et tous ceux qui ont mal parlé du Dictionnaire encyclopédique » (5 avril 1759)611.

La teneur polémique d’un texte expliquerait donc qu’on lui refuse une permission ou, a contrario, qu’un texte comme le Discours sur la satyre contre les philosophes puisse paraître « avec une espèce de tolérance » (14 août 1760), en raison de la modération du ton qui le caractérise612. Ce jugement mérite toutefois d’être nuancé. Si en effet Le Pauvre Diable de Voltaire est d’abord imprimé « sans permission » (3 juillet 1760), Hémery signale le 31 juillet que la réédition à la suite du Pauvre Diable, de La Vanité et de la Requête de Jérôme Carré est alors imprimée « avec une espèce de tolérance613 ». En outre, il précise, le 29 mai 1760, que Les Philosophes aux abois paraissent « avec une espèce de tolérance, à cause de toutes les brochures qu’on a écrites contre Chaumeix ». De même, la Lettre de l’auteur de la comédie des Philosophes peut être imprimée par Duchesne « avec une espèce de permission tacite qui lui a été accordée après que la satire a paru » (5 juin 1760 ; la satire en question est la Vision de Morellet614). Au-delà de la teneur polémique, d’autres considérations peuvent donc inciter à “ autoriser non officiellement ” un texte, qui consistent dans le souci de tenir la “ balance égale ” entre les différents adversaires.

On voit dès lors s’esquisser les grandes lignes de la politique de Malesherbes dans les affaires de la Librairie. Ainsi, à la suite de la représentation de la comédie de L’Écossaise qui met en scène Fréron sous les traits de l’infâme M. Wasp, et de la riposte de Fréron, qui publie dans l’Année littéraire un « compte rendu satirique » de la pièce sous le titre Relation d’une grande bataille, Fréron entend consacrer un nouvel article à L’Écossaise, dans lequel il s’en prend à Voltaire et à d’Alembert. Le 10 août 1760, face aux réticences du censeur et aux protestations de Fréron, Malesherbes justifie son indulgence en avançant le principe de la « loi du talion » :

‘Je crois, Monsieur, que Fréron se fera plus de tort qu’à personne en parlant de l’Écossaise, d’autant plus que ce qu’il en dit n’est pas trop bon. Cependant, il n’est pas juste de lui interdire sur cela la critique littéraire.
Ce qu’il dit à la fin de M. de Voltaire et de M. d’Alembert, n’est plus littéraire ; mais quant à M. de Voltaire, ce serait trop blesser la loi du talion que de ne pas permettre à M. Wasp de lui rétorquer quelques personnalités. Pour M. d’Alembert, je ne connois point d’ouvrage dans lequel il ait attaqué personnellement Fréron ; aussi j’ai rayé l’article qui le regarde ; ce n’est pas que cet article fasse grand mal ; mais il faut suivre une règle, quoique nous en soyons un peu écartés dans la feuille de la bataille, parce que, dans ce moment, le pauvre Fréron était dans une crise qui exigeait quelque indulgence615.’

Dans une lettre au Lieutenant de police Sartine, écrite le 11 juin 1760 lorsqu’il apprend l’incarcération de Morellet, Malesherbes expliquait déjà que

‘le principal soin du gouvernement dans ces matières est de punir le délit où il se trouve sans protéger un parti de gens de lettres plutôt que l’autre. Il serait misérable que les dépositaires de l’autorité parussent entrer dans de pareilles tracasseries. C’est dans cet esprit qu’on a fermé les yeux sur les brochures dans lesquelles les auteurs se sont accablés d’injures réciproques, mais qu’on a sévi du moment qu’ils y ont mêlé des personnes auxquelles ils devaient porter respect616.’

Malesherbes s’efforce donc d’adopter une attitude impartiale dans les querelles opposant philosophes et anti-philosophes. Comme le souligne Pierre Gros-claude,

‘ce n’est pas une sinécure que d’être, en ces années troublées, directeur de la Librairie. Il fallait toute la patience, toute la longanimité, toute l’inépuisable bienveillance d’un Malesherbes et aussi toute sa puissance de travail, pour supporter cette humeur batailleuse des gens de lettres, pour garder une âme égale en présence de ces perpétuelles récriminations, de ces exigences sans cesse renouvelées. Tout le monde a recours à lui, le presse, le sollicite, les philosophes dont il est l’ami mais qui voudraient l’entraîner à des compromissions redoutables, et leurs adversaires, qui n’ont pas toujours tort et envers lesquels il s’efforce d’être équitable617.’

Pour autant, sans aller jusqu’à conclure, avec Brunetière, qu’« il est permis de regretter que [...] ce soit toujours ou presque toujours contre Fréron et du parti de la philosophie qu’il ait cru devoir se ranger », il convient de nuancer la politique de Malesherbes, et de voir comment son impartialité de principe est en fait tempérée par ses sympathies pour les philosophes : s’il est vrai qu’il « n’aurait [...] pas accepté de se faire le docile instrument d’un parti dont quelles que fussent ses sympathies et ses amitiés, il n’approuvait pas toujours la désinvolture et l’audace », il est en fait incontestable qu’« il s’emploie habilement à protéger les philosophes et leurs amis » :

‘Sincèrement hostile à toutes les polémiques personnelles et diffamatoires, il les réprouve chez tous ceux qui en font usage, mais il est bien aise de s’armer de ce principe pour imposer silence aux auteurs de libelles anti-encyclopédistes [...]618.’

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la publication des pamphlets “ littéraires ” est donc assez facile au niveau de la Librairie, dont l’organisation est définie par tout un système d’autorisations non officielles, et dont le fonctionnement se caractérise par un principe de tolérance, qui doit sans doute beaucoup à la personnalité de Malesherbes.

Ces facilités ne signifient naturellement pas que les auteurs puissent tout imprimer, et en particulier à visage découvert. Le jeu a ses règles, et l’une d’entre elles consiste à respecter les convenances, à ne pas mettre le directeur de la Librairie dans l’obligation d’engager des poursuites contre un auteur téméraire, qui pousserait l’audace jusqu’à signer de son nom un pamphlet un peu vif.

Notes
606.

 Le journal de l’inspecteur d’Hémery nous a d’ailleurs été d’une aide précieuse pour établir la chronologie de la publication des textes polémiques sur lesquels porte cette étude : voir notre bibliographie.

607.

 Sur cette question, voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.1.

608.

 Malesherbes, Mémoires sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 249, 245-246 et 311.

609.

 Malesherbes évoque également le cas des « assurances d’impunité » : « Souvent on sentait la nécessité de tolérer un livre, et cependant on ne voulait pas avouer qu’on le tolérait ; ainsi on ne voulait donner aucune permission expresse : par exemple, c’est ce qui arrivait lorsqu’il avait été fait, en pays étranger, une édition de quelques livres qui déplaisaient au Clergé, et par conséquent à un Cardinal Ministre, et que cette édition s’était répandue en France malgré les obstacles qu’on y avait opposés.

Dans ce cas, et dans beaucoup d’autres, on prenait le parti de dire à un Libraire, qu’il pouvait entreprendre son édition, mais secrétement ; que la Police ferait semblant de l’ignorer, et ne le ferait pas saisir ; et comme on ne pouvait pas prévoir jusqu’à quel point le Clergé et la Justice s’en fâcheraient, on lui recommandait de se tenir toujours prêt à faire disparaître son édition dans le moment qu’on l’en avertirait, et on lui promettait de lui faire parvenir cet avis avant qu’il ne fût fait des recherches chez lui.

Je ne sais pas bien quel nom donner à ce genre de permission, dont l’usage est devenu commun. Ce ne sont proprement que des assurances d’impunité » (Ibid., p. 314). Nous n’avons pas rencontré cette expression dans le journal de l’inspecteur d’Hémery.

610.

 B.N.F., ms. frr. 22161, ffos 89 verso-90.

611.

 Ibid., f° 43 verso.

612.

 Ibid., ffos 107 verso-108. Grimm explique que, dans la polémique suscitée par la représentation de la comédie des Philosophes, le Discours, qui est de l’abbé Coyer, et la Vision de Charles Palissot de l’abbé Morellet « sont les seuls qui resteront de cette triste et frivole querelle. La Vision prouvera que les philosophes ne sont pas plats quand ils font tant que de prendre la plume ; le Discours restera comme un monument de sagesse et d’équité » (Cor. lit., t. IV, pp. 276-277). Non seulement la Vision est imprimée « sans permission », mais son auteur est poursuivi et emprisonné à la Bastille. Sur cette question, voir notre deuxième partie, chap. 1, § 1.1.

613.

 B.N.F., ms. fr. 22161, ffos 102 verso et 109.

614.

 Ibid., ffos 97 et 98.

615.

 Cité par P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, pp. 155-156.

616.

 Ibid., p. 159.

617.

 P. Grosclaude, Malesherbes témoin et interprète de son temps, p. 152.

618.

 Ibid., pp. 158-160. On trouve une illustration caractéristique de la politique de Malesherbes dans une lettre adressée à Charles-Georges Le Roy, le 23 août 1759, écrite à l’occasion de la querelle suscitée par la publication de L’Esprit : « le principe de la liberté de la presse est celui pour lequel je combats depuis neuf ans et pour lequel je me suis fait des ennemis de tout le clergé, de tous les devots, même de presque tout ce qu’on appelle gens d’Etat. Or ce principe me conduit à desapprouver l’exces des persecutions qu’on a fait eprouver à M. Helvetius, mais à permettre les attaques litteraires. Ainsi, outre qu’il ne me serait peut-etre pas possible d’arreter des declamations dont les auteurs sont appuyes de la force reunie de tous les partis, j’agirois contre mes propres maximes si je le tentois. Je tacheray cependant par des voyes indirectes d’engager l’auteur du Journal chretien à ne plus parler du livre De l’Esprit, mais je ne lui imposerai surement pas silence par un acte d’autorité » (Correspondance générale d’Helvétius, vol. II, lettre 444, p. 264).