b. Anonymes, Pseudonymes Et Cryptonymes

Lorsqu’il rend compte de la publication de L’Écossaise 619, présentée comme la traduction d’une comédie de M. Hume, « pasteur de l’Eglise d’Edimbourg, déjà connu par deux belles tragédies, joüées à Londres » et « frère de ce célèbre philosophe Mr. Hume 620 », Grimm se lance dans un long développement sur « ces petites supercheries courantes par lesquelles les modernes sont en usage de se dérober au public », et dont la portée, au-delà de l’exemple précis de la pièce de Voltaire, peut s’élargir aux pamphlets qui sont rédigés dans le cadre de nos querelles. Grimm se demande notamment pourquoi cet « usage » est « aujourd’hui si commun en littérature » :

‘Serait-ce qu’un auteur pusillanime, incertain du succès, veut avoir entendu le jugement du public avant que de se montrer ? C’est cela quelquefois. Mais, plus souvent encore, c’est que la matière qu’il traite est hardie et que ses principes l’exposeraient à la persécution. C’est que son ouvrage ne cadre pas avec son état. C’est que nos petits critiques, dont il redoute la piqûre, ne sont pas ses amis. C’est qu’il espère que ces messieurs, ne sachant point à qui ils ont affaire et craignant la honte d’avoir insulté à leur maître, se contiendront à peu près dans les bornes de la modération. C’est que, s’il y a dans son ouvrage un peu de style et d’idées, il sera d’abord attribué à M. de Voltaire ou à quelque autre écrivain estimé et connu, et que cette prévention passagère en fera le succès. C’est qu’on permet à celui qui se cache de dire plus librement ce qu’il pense. C’est que le gouvernement peut ignorer quand il lui plaît un auteur qui ne se nomme pas. C’est que le public est plus difficile sur un ouvrage avoué que sur un ouvrage dont l’auteur fait semblant de se cacher. Il y a une sorte de poésie dans ce mensonge, et la poésie nous plaît toujours jusque dans les plus petites choses. Au reste, il y a peu de vrais connaisseurs, et la plupart des lecteurs ne prononcent que d’après le nom. [...] Ce qu’il y a de sûr, c’est que cet usage de se cacher sous des noms fictifs ou véritables remplira l’histoire de la littérature d’obscurités et d’embarras621.’

Ce témoignage met ainsi en lumière les différentes raisons qui peuvent expliquer ce recours à l’anonymat ou au pseudonyme. Outre la publicité que l’anonymat peut conférer à un texte622, cette manoeuvre s’expliquerait par un souci élémentaire de protection, de la part de l’auteur de propos « libres », voire « hardis », désireux d’échapper à la « piqûre » des « petits critiques » ou, comme nous l’avons vu, de bénéficier de la tolérance d’un gouvernement qui « peut ignorer quand il lui plaît un auteur qui ne se nomme pas623 ». Ce qu’illustrent, par exemple, Les Philosophes aux abois, ou Lettres de M. de Chaumeix à Messieurs les encyclopédistes, au sujet d’un libelle anonyme intitulé Justification de plusieurs articles du Dictionnaire encyclopédique, ou Préjugés légitimes contre Ab[raham] Jos[eph] de Chaumeix. Chaumeix interprète l’anonymat des auteurs de ce « libelle » dans une perspective polémique :

‘Si ces Auteurs gardent l’incognito, c’est qu’ils n’ont rien de bon à dire ; peut-on les méconnoître sous ce voile imposteur ? telæ eorum non erunt in vestimentum.
Pour moi, Messieurs, je ne puis mieux faire, ce me semble, que de m’adresser à vous, pour ce qui concerne & votre doctrine & votre justification. Si quelque autre se trouvoit y avoir intérêt, à votre exemple, je dirois, qu’il se nomme, & j’ajouterois, s’il l’ose 624.’

Mais si les coups de Chaumeix peuvent s’abattre sur la « doctrine » de ces auteurs, il s’agit là d’une cible sans nom (il s’adresse à « Messieurs les encyclopédistes »), puisque dans un texte signé comme celui de Chaumeix, ce serait s’exposer à commettre une erreur, et à encourir le risque de se voir accuser de diffamation, que de désigner nommément un adversaire qui se cache, et peut toujours protester contre une attribution injustifiée. C’est sans doute un semblable souci de prudence qui engage Voltaire à se plaindre auprès de Michel Lullin de Châteauvieux :

‘Bardin le libraire m’envoya il y a trois jours un libelle intitulé Dialogues chrétiens par M. V., à Genève. On dit qu’il y a un ministre de votre ville très vilipendé dans ces Dialogues. Je dis à Bardin le fils chez moi que je le trouvais fort impudent de m’apporter un libelle à la tête duquel l’imprimeur a mis par Monsieur V. [...] Le Conseil est éclairé et sage, il verra si cette affaire vaut la peine d’être suivie ; il peut faire brûler le livre, punir le libraire et l’auteur.
Je me borne à mon devoir qui est de vous donner avis de cette affaire ; je laisse à votre prudence, Monsieur, et à votre bonté pour moi de faire de ma lettre l’usage que vous trouverez à propos, m’en remettant uniquement à vos lumières et à votre autorité625.’

De là les nombreuses dénégations dont Voltaire accompagne fréquemment ses pamphlets, dénégations qui, au-delà de la précaution d’usage, peuvent participer d’une stratégie publicitaire, voire d’une attitude ludique. Car il est difficile de faire le départ entre les dénégations purement “ formelles ” et celles qui expriment une volonté sincère de ne pas se voir attribuer un pamphlet. Lorsque Voltaire déclare au marquis de Thibouville : « Je n’ai point fait les quand, mais il me prend envie de les avoir faits626 », une telle dénégation correspond certes quasiment à un aveu. Mais que dire de l’énergie que déploie Voltaire à nier la paternité de la Lettre au docteur Pansophe ? La « déclaration de l’éditeur », qui fait suite à la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, reproduit une lettre de Voltaire, datée du 1er décembre 1766, qui reprend en l’inversant le même argument qu’il avait pu avancer à propos des Quand, dans la lettre citée : « Je n’ai pas écrit la Lettre au docteur Pansophe. Je m’en ferais honneur si elle était de moi627 ». Peut-on croire une affirmation si solennelle ? L’argument ne manque pas de poids en effet : étant donné que la haine entre Voltaire et Rousseau est de notoriété publique, Voltaire n’aurait apparemment aucun intérêt à renier son pamphlet. Pourtant, non content de clamer son innocence628, Voltaire va jusqu’à avancer plusieurs hypothèses pour découvrir le nom du “ véritable ” auteur ! Le 20 novembre 1766, il lance le nom de l’abbé Coyer puis, devant les protestations renouvelées de l’intéressé, Voltaire fait volte-face : ce sera donc Charles Borde629 !

Dans la Correspondance littéraire, Grimm reproduit une lettre datée du 15 décembre 1767 et intitulée « La Défense de mon maître », « que M. de Voltaire a fait écrire à son laquais » Valentin. Cette lettre intervient alors que les coups pleuvent de part et d’autre entre Marmontel et ses amis d’une part, et les jésuites qui ont attaqué Bélisaire de l’autre, au nombre desquels Riballier et Coger. La querelle a notamment été alimentée par un pamphlet qui a pour titre l’Honnêteté théologique, vite attribué à Voltaire. La « Défense de mon maître » commence en ces termes :

‘Mon maître [...] a reçu deux lettres outrageantes et calomnieuses, signées Cogé, licencié en théologie, et professeur de rhétorique au collège Mazarin. Mon maître, âgé de soixante et quatorze ans, et achevant ses jours dans la plus profonde retraite, ne savait pas, il y a quelques mois, s’il y avait un tel homme au monde. Il peut être licencié, et ses procédés sont assurément d’une grande licence. Il écrit des injures à mon maître ; il dit que mon maître est l’auteur d’une Honnêteté théologique. Mon maître sait quelles malhonnêtetés théologiques on a faites à M. Marmontel, qui est son ami depuis vingt ans ; mais il n’a jamais fait d’Honnêteté théologique, il ne conçoit pas même comment ces deux mots peuvent se trouver ensemble. Quiconque dit que mon maître a fait une pareille honnêteté est un malhonnête homme, et en a menti. On est accoutumé à de pareilles impostures. Mon maître n’a pas même lu cet ouvrage, et n’en a jamais entendu parler630.’

Il est difficile d’être dupe un instant d’une telle déclaration. Comme il en a l’habitude, Voltaire prétend tout ignorer de l’affaire, mais cette ignorance est si clairement feinte qu’elle ne convainc personne (ce que, semble-t-il, elle ne cherche guère à faire). Voltaire a en effet déjà employé le mot « honnêteté » par antiphrase lorsqu’il a fait paraître ses Honnêtetés littéraires. Du reste, lorsque, en septembre 1767, Grimm mentionne pour la première fois l’Honnêteté théologique, il ne manque pas de faire le rapprochement :

‘Le pamphlet nouveau de Ferney [...] est intitulé Honnêteté théologique. C’est pour faire le pendant des Honnêtetés littéraires, qui sont sorties cet été de la même manufacture631.’

D’ailleurs, le badinage que Voltaire-Valentin développe autour des termes « honnêteté théologique » / « malhonnêteté théologique » et « une pareille honnêteté » / « un malhonnête homme », ne fait que confirmer, s’il en était besoin, qu’il s’agit là d’une plaisanterie. Et, à fréquenter Voltaire, « on est accoutumé à de pareilles impostures » !

Cependant Voltaire n’a peut-être pas entièrement tort lorsqu’il affirme n’avoir « jamais fait d’Honnêteté théologique ». En effet, son correspondant parisien Damilaville serait l’auteur de ce texte... mais l’aurait fait passer pour un écrit de Voltaire ! C’est ce qu’indique Grimm dans l’article qu’il consacre, en décembre 1768, à la mort de Damilaville :

‘Damilaville fit, l’année dernière, un pamphlet intitulé l’Honnêteté théologique, pour venger Marmontel des attaques de l’absurde Riballier et de son aide de camp Cogé ; c’est son meilleur ouvrage. Il nous le donna pour être de M. de Voltaire, et tout le monde le crut.’

Grimm poursuit en soulignant néanmoins que Voltaire est certainement intervenu dans la rédaction (ce en quoi il est peu crédible qu’il n’ait « pas même lu cet ouvrage »...), ne serait-ce qu’en « rebouisant » le texte :

‘En effet, [Damilaville] l’avait fait imprimer à Genève, et M. de Voltaire l’avait rebouisé. La première phrase, par exemple : « Depuis que la théologie fait le bonheur du monde », porte trop visiblement son cachet pour être d’un autre. Cogé lui-même, qui n’est pas le moins bête du troupeau des cuistres, y avait été trompé, et croyait être redevable de l’Honnêteté théologique à l’honnête M. de Voltaire632.’

Comparée à celle de la Lettre au docteur Pansophe, cette autre forme de dénégation nous replonge, de manière différente, dans l’indécidable. Dans la Défense de mon maître, Voltaire exhibe à tel point la dimension ludique de son démenti qu’il tend à accréditer l’hypothèse qu’il est lui-même l’auteur du pamphlet, ce qui, d’autre part, ne fait que corroborer les propres déclarations de Damilaville, lesquelles cependant seraient un leurre ! Le jeu des masques et des dénégations atteint donc une complexité telle que rien ne peut être affirmé avec certitude : étant admis que les deux hommes ont participé à la rédaction du pamphlet, Damilaville est-il pour l’essentiel l’auteur du texte, ou n’est-il que le prête-nom de Voltaire ?

On ne peut dès lors que reprendre les analyses conduites par René Pomeau à propos du Dictionnaire philosophique, qui définissent également la stratégie du Voltaire pamphlétaire :

‘Dans cette campagne de désaveu, des intentions diverses et même contradictoires se superposent. Il se livre à la joie de jouer la comédie, de remplir sa vocation d’acteur. Il veut se montrer, il veut que le public s’occupe de sa personne. En même temps il aspire au secret. Il est à la fois expansif et dissimulateur. Ce qui conduit au déguisement, tout à la fois mesure de prudence et expression d’une de ses tendances fondamentales. Ce Dubut ou Des Buttes, c’est lui, et ce n’est pas lui. Sous ce masque comme sous l’alibi de l’équipe de philosophes, il attire l’attention, mais en se dérobant. De sorte que sa correspondance sur le Dictionnaire philosophique se trouve être à la fois une campagne de désaveu et une campagne de lancement. Il faut que tout le monde sache qu’il paraît un Dictionnaire philosophique qui n’est pas de Voltaire633.’

Aussi la « poésie » que perçoit Grimm « dans ce mensonge » peut-elle revêtir un caractère « plaisant », qui culmine dans le recours vertigineux634 à des « noms fictifs ou véritables ». Tantôt, en effet, Voltaire signe ses pamphlets du nom d’un personnage réel, vivant ou mort. Comme l’indique Desnoiresterres, « ce procédé d’unir le mort au vivant, la fable à la vérité, de gratifier de ses oeuvres des auteurs qui, à coup sûr, ne les auraient pas faites, a été, de tous temps, un de ses péchés mignons ; mais ce sera dans la suite l’artifice et le jeu de tous les jours et de toutes les heures. Ceux qui ne sont plus, tels que Desmahis et Vadé, ne pourront protester ; quant aux autres, il ne fera que rire de leur indignation ou de leur ébahissement635 ».

Telle n’est pas la réaction du marquis de Ximenès, qui signe les Lettres à M. de Voltaire sur la Nouvelle Héloïse. Comme l’explique Voltaire à Mme de Fontaine, « M. de Chimènes a bien voulu que son nom parût à la fin des lettres qui écrasent cette rapsodie inconséquente. [...] Nous sommes Bertrand et Raton636 ». Comme dans la fable, Voltaire tire à boulets rouges avec la patte de Chimènes, et ce dernier se rengorge orgueilleusement : « je me suis proposé, écrit-il, non d’avoir raison contre [Rousseau] (qui ne mérite guère qu’on le réfute sérieusement) mais de faire rire mes lecteurs à ses dépens » ; « il paraît que j’y ai réussi dans quelques sociétés de Paris, et que même mon ouvrage n’a pas été indifférent à la République de Genève car on m’y a fait l’honneur d’y répandre déjà des libelles contre moi637 ».

On ne sait rien de la réaction de M. de l’Écluse lorsque Voltaire fait paraître la Lettre de M. de l’Écluse chirurgien dentiste, seigneur du Tilloy, près de Montargis, à M. son curé, au cours de la campagne contre Pompignan. Desnoiresterres nous dresse le portrait de ce truculent personnage :

‘Ce Lécluse, ancien acteur forain, présentement chirurgien-dentiste, était un de ces aventuriers qui ne se bornent point à un métier, et qui, grâce à leur savoir-faire, se glissent un peu partout. Celui-ci, étant venu exercer quelque temps à Genève, fut appelé aux Délices pour donner des soins à madame Denis, et plut par ses saillies, sa bonne humeur et son extravagance, à Voltaire, qui en amusa sa compagnie comme d’un bouffon, tout en le traitant extérieurement avec politesse et même avec amitié638.’

Les « saillies » de M. de l’Écluse semblaient donc le disposer à endosser la paternité de quelque lettre facétieuse dans cette “ chasse au Pompignan ” que pratique alors Voltaire comme exercice de santé quotidien.

Jean-Joseph Vadé, quant à lui, est mort et enterré ? Sa cousine Catherine639 ne manquera pas de « mettre en lumière » cet « ouvrage en vers aisés » qu’est Le Pauvre Diable. Et Voltaire de jouer640 de ce prête-nom à grand renfort de calembours, au début de sa dédicace à « Maître Abraham [Chaumeix] » :

‘Comme il est parlé de vous dans cet Ouvrage de feu mon Cousin Vadé, je vous le dédie. C’est mon Vadé mecum ; vous direz sans doute, Vadé retro ; & vous trouverez dans l’oeuvre de mon Cousin plusieurs passages contre l’Etat, contre la Religion, les Moeurs, &c. partant vous pouvez le dénoncer, car je préfere mon devoir à mon Cousin VADE 641.’

Voltaire s’amuse donc à inventer une famille à un personnage disparu642. On ne s’étonnera dès lors pas qu’il confère un état civil et une histoire à ces prête-noms parfois pittoresques qu’il se plaît à forger de toutes pièces.

Voltaire affectionne décidément les oeuvres posthumes : tout comme Vadé, Ivan Alethof643, « secrétaire de l’ambassade russe » vient de mourir, dans des circonstances que Voltaire rapporte dans l’avant-propos du Russe à Paris :

‘Tout le monde sçait que Mr. ALETHOV ayant appris le François à Archangel, dont il étoit644 natif, cultiva les Belles-Lettres avec une ardeur incroyable, & y fit des progrès plus incroyables encore. Ses travaux ruinerent sa santé. Il étoit aisé à émouvoir, comme Horace, Irasci celerem ; il ne pardonnoit jamais aux Auteurs qui l’ennuyoient. Un Livre du Sr. Gauchat, & un Discours du Sieur Le Franc de Pompignan, le mirent dans une telle colere, qu’il en eut une fluxion de poitrine. Depuis ce temps, il ne fit que languir, & mourut à Paris le premier Juin 1760, avec tous les sentimens d’un vrai Catholique Grec, persuadé de l’infaillibilité de l’Eglise Grecque. Nous donnons au Public son dernier Ouvrage, qu’il n’a pas eu le temps de perfectionner : c’est grand dommage ! mais nous nous flattons d’imprimer dans peu les autres Poëmes, dans lesquels on trouvera plus d’érudition, & un style beaucoup plus châtié645.’

Combien était-il légitime de châtier le Pompignan ! Jérôme Carré le sait bien, lui qui n’a fui la persécution de cet autre natif de Montauban que pour trouver celle de Fréron, et qui en est réduit à adresser une Très humble Requête à Messieurs les Parisiens pour la traduction de sa comédie de L’Écossaise :

‘Messieurs, je m’appelle Jerome Carré, natif de Montauban. Je suis un pauvre jeune homme sans fortune ; & comme je me trouve forcé de m’exiler de ma Patrie, à cause que M. Lefranc de Pompignan m’y persécute, je suis venu implorer la protection des Parisiens.
J’ai traduit la Comédie de l’Ecossaise de M. Hume. Les Comédiens François & les Italiens vouloient la représenter. Elle auroit peut-être été jouée cinq ou six fois ; & voilà que M. Freron employe son autorité & son crédit pour empêcher ma Traduction de paroître, lui qui encourageoit tous les jeunes gens, quand il étoit Jésuite, les opprime aujourd’hui646.’

Signalons qu’après avoir ainsi développé la biographie de Jérôme Carré, Voltaire lui confère une adresse, lors de la réédition de ce texte dans la Collection complette des Oeuvres de M. de V... Ce qui lui fournit l’occasion de terminer sa lettre par une grossièreté :

‘Votre très-humble & très-obéissant Serviteur, JEROME CARRÉ, natif de Montauban, demeurant dans l’impasse d° St. Thomas du Louvre ; car j’appelle impasse, Messieurs, ce que vous appellez cu de sac : je trouve qu’une rue ne ressemble ni à un cu ni à un sac : je vous prie de vous servir du mot d’impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cu, en dépit du Sr. F[réron] ci devant J[ésuite]647.’

La pratique de l’anonymat ou le recours aux pseudonymes et aux cryptonymes participent donc d’une stratégie concertée : soit prudence, soit entreprise publicitaire, soit enfin attitude purement ludique, il s’agit d’avancer masqué, même si, dans le cas de Voltaire, le masque est souvent transparent, et si la bizarrerie des pseudonymes qu’il choisit devient paradoxalement une sorte de “ cachet ” caractéristique du Patriarche648.

Lorsque, dans les Lettres écrites de la montagne, il proteste contre le décret de prise de corps dont il est l’objet à la suite de la parution de l’Émile et du Contrat social, Rousseau se livre à une mise au point sur la distinction qu’il convient d’effectuer entre les ouvrages anonymes et ceux qui sont signés du nom de leur auteur, comme l’ont toujours été les siens. À l’évidence, le principe de l’anonymat évite bien des poursuites : « pourvû que les noms des Auteurs n’y soient pas », explique-t-il dans la cinquième Lettre, « ces Auteurs, quoique tout le monde les connoisse et les nomme, ne sont pas connus du Magistrat ». Il poursuit alors en désignant Voltaire à mots couverts :

‘Plusieurs même sont dans l’usage d’avouer ces Livres pour s’en faire honneur, et de les renier pour se mettre à couvert ; le même homme sera l’Auteur ou ne le sera pas, devant le même homme selon qu’ils seront à l’audience ou dans un soupé. C’est alternativement oui et non, sans difficulté, sans scrupule. De cette façon la sûreté ne coûte rien à la vanité.’

Un tel « usage » n’est évidemment pas du goût du citoyen de Genève, qui y voit le moyen de se garantir « la sûreté » à peu de frais, en ménageant même « la vanité » de l’auteur. D’autant que cette « manière de procéder » correspond, comme nous avons pu le signaler, à des pratiques courantes dans la Librairie, que Rousseau n’est pas loin de juger hypocrites :

‘Cette maniere de procéder contre des Livres anonymes dont on ne veut pas connoître les Auteurs est devenue un usage judiciaire. Quand on veut sévir contre le Livre, on le brûle, parce qu’il n’y a personne à entendre, et qu’on voit bien que l’Auteur qui se cache n’est pas d’humeur à l’avouer ; sauf à rire le soir avec lui-même des informations qu’on vient d’ordonner le matin contre lui. Tel est l’usage.’

Rousseau, quant à lui, est bien loin de vouloir s’exercer à de telles « adresses ». Et c’est en tant qu’« Auteur mal-adroit, c’est-à-dire, un Auteur qui connoit son devoir, qui le veut remplir » qu’il « se croit obligé de ne rien dire au public qu’il ne l’avoue, qu’il ne se nomme, qu’il ne se montre pour en répondre ». C’est pourquoi il en appelle à l’« équité », qui « veut qu’on ne sépare point la cause du Livre de celle de l’homme, puisqu’il déclare en mettant son nom ne les vouloir point séparer », et qui « veut qu’on ne juge l’ouvrage qui ne peut répondre, qu’après avoir ouï l’Auteur qui répond pour lui649 ».

Il nous semble cependant réducteur de ne considérer cette « adresse », dont Rousseau se défend de jouer, comme une seule mesure de prudence. L’exemple de Voltaire, qui est, nous l’avons dit, en ligne de mire dans tout ce développement, nous a en effet permis de mettre en évidence la dimension ludique qui s’attache notamment au choix de ses pseudonymes, auxquels il confère souvent non seulement un nom, mais aussi une identité. Une telle « adresse » peut enfin donner lieu à une interprétation plus générale, qui nous renseigne sur le mode de fonctionnement propre au pamphlet. Si en effet, comme l’affirme Rousseau, signer de son nom un texte c’est en revendiquer l’“ autorité ”, et s’engager en tant que personne à en répondre, la démarche pamphlétaire paraît tout autre. Le discours pamphlétaire est, comme nous le verrons650, un discours artificieux, qui se signale comme tel d’un bout à l’autre. Et le pamphlétaire, qui tient sur ses adversaires des propos mensongers qu’il sait malignement orchestrés, ne peut ni bien évidemment prétendre répondre de leur véracité, ni même s’en déclarer responsable. Car l’astuce profonde de la démarche pamphlétaire consiste précisément dans cette dissociation, que permet l’anonymat ou le recours au pseudonyme, entre l’auteur réel et l’auteur fictif du texte qui, endossant le rôle du pamphlétaire, rend possible le régime particulier de fiction qui gouverne le discours pamphlétaire.

Ce jeu de masques se rattache ainsi à une mise en scène généralisée de l’énonciation qui, au-delà de l’auteur, touche également le destinataire du pamphlet651, s’il est vrai que le statut fictif de l’auteur apparaît nécessaire pour que la fiction existe.

Notes
619.

 On sait que la comédie de L’Écossaise a été imprimée avant d’être représentée par les Comédiens français : sur cette question, voir notre première partie, à l’article “ Comédie satirique ”.

620.

 L’Écossaise, préface, p. V.

621.

 Cor. lit., t. IV, pp. 260-261. Le Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes de Barbier et Les Supercheries littéraires dévoilées de Quérard, à partir d’une documentation largement tributaire des témoignages (parfois incertains) de l’époque, confirment dans leurs travaux le caractère prophétique de la dernière phrase de Grimm.

622.

 Nous reviendrons sur cette question dans notre chap. 3, § 1.

623.

 Le témoignage de Condorcet confirme une telle manoeuvre. Voltaire, explique-t-il, a attribué son Épître à Uranie à l’abbé de Chaulieu : « Nous ne disculpons point Voltaire d’avoir donné son ouvrage à l’abbé de Chaulieu ; une telle imputation, indifférente en elle-même, n’est, comme on sait, qu’une plaisanterie. C’est une arme qu’on donne aux gens en place, lorsqu’ils sont disposés à l’indulgence, sans oser en convenir, et dont ils se servent pour repousser les persécuteurs plus sérieux et plus acharnés » (Vie de Voltaire, p. 49).

624.

 Chaumeix, Les Philosophes aux abois, pp. 4-5.

625.

 Best. D 9195, 5 septembre 1760.

626.

 Best. D 8922, 20 mai 1760.

627.

 Mélanges, éd. établie par J. van den Heuvel, p. 858.

628.

 Voltaire aborde à nouveau la question de la Lettre au docteur Pansophe dans sa Lettre à Hume du 24 octobre 1766 : « Le sieur Rousseau m’accuse de lui avoir écrit en Angleterre une lettre dans laquelle je me moque de lui. Il a accusé M. d’Alembert du même crime.

Quand nous serions coupables au fond de notre coeur, M. d’Alembert et moi, de cette énormité, je vous jure que je ne le suis point de lui avoir écrit. Il y a sept ans que je n’ai eu cet honneur ; je ne connais point la lettre dont il parle, et je vous jure que si j’avais fait quelque mauvaise plaisanterie sur M. Jean-Jacques Rousseau, je ne la désavouerais pas » (Mélanges, p. 841).

629.

 On lira avec délectation le détail de ces manoeuvres successives de Voltaire dans l’ouvrage d’Henri Gouhier, Rousseau et Voltaire..., pp. 292-294. On sera en particulier sensible à la manière dont Voltaire parvient à convaincre Borde qu’il ne peut qu’être l’auteur de ce pamphlet contre Rousseau, qui d’ailleurs lui ferait autant d’« honneur » qu’il ferait de « tort » au Patriarche. Si ces affirmations réitérées ne semblent guère avoir convaincu les contemporains (Jacques van den Heuvel, qui se fonde sur les témoignages de Marmontel, de Grimm, de Fréron, et de Rousseau lui-même, affirme que la Lettre au docteur Pansophe émane bien de Voltaire), elles semblent pourtant avoir porté leurs fruits à long terme, puisque Maurice Tourneux pense que « la lettre du docteur Pansophe est de Borde » (Cor. lit., t. VII, p. 33, n. 2), et que le catalogue de la bibliothèque de l’Arsenal classe ce pamphlet, sous le nom de Borde, parmi les « oeuvres postérieures à Voltaire »...

630.

 Cor. lit., t. VIII, p. 29.

631.

 Ibid., t. VII, pp. 418-419.

632.

 Ibid., t. VIII, p. 224.

633.

 R. Pomeau, dir., « Écraser l’infâme », 1759-1770, Oxford, The Voltaire Foundation, chap. XII, « La raison par l’alphabet », p. 203.

634.

 On n’en finirait pas d’étudier tous les prête-noms de Voltaire, qui dépassent les deux cents. On en trouvera le détail dans le dernier volume de la correspondance éditée par Theodore Besterman (Oeuvres complètes, Oxford, The Voltaire Foundation, Correspondance and relative documents, vol. 135, pp. 382-390). On se contentera ici d’en fournir un aperçu, en mettant en évidence la variété des situations et des personnages.

635.

 G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, pp. 454-455.

636.

 Best. D 9717, 1er avril 1761.

637.

 Cité par H. Gouhier, Rousseau et Voltaire..., pp. 162-163.

638.

 G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, p. 391.

639.

 Il est permis de penser que le choix de ce prénom n’est pas anodin. Dans Le Pauvre Diable, Voltaire s’en prend à tous ses ennemis du moment, Pompignan certes, mais aussi Chaumeix (comme l’annonce déjà la dédicace), ou encore Fréron. Or on se souvient qu’en réalité Fréron se prénommait Élie-Catherine.

640.

 L’attitude de Voltaire est ici clairement ludique. Comme il l’écrit au comte d’Argental le 17 novembre 1760 (Best. D 9413) : « On sait assez d’ailleurs que Tancrède est de moi tout comme Le Pauvre Diable ». Ce qui ne l’empêche pas, sans doute par prudence, d’« exig[er] absolument de Prault qu’il ne mette point [s]on nom », même « à la tête de la pièce ». Et de répéter : « Je n’en ai jamais chargé aucun titre de mes ouvrages. Cela est entièrement antipathique à mon goût ». À Helvétius, dont il ne se « console point » qu’il ait donné sous son nom le livre de L’Esprit, il répète le 13 août 1760 (Best. D 9141) : « Au reste il ne faut jamais rien donner sous son nom ; je n’ai pas même fait La Pucelle ; Me Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire je lui dirai qu’il est un calomniateur, que c’est lui qui a fait La Pucelle, qu’il veut méchamment mettre sur mon compte ».

641.

 Le Pauvre Diable, pp. 51-52.

642.

 On sait que, grâce à Voltaire, la famille Vadé va continuer à nourrir la République des lettres, puisqu’en 1764 paraîtront les Contes de Guillaume Vadé...

643.

 À l’évidence, Voltaire aime à forger de tels noms pour leur sémantisme plaisant. Gageons que M. Irénée Aléthès, « professeur en droit dans le canton d’Uri, en Suisse » fait également partie de la famille.

644.

 Voltaire qui comme on l’a dit (voir ci-dessus, note 39) est très attaché à ce que son nom ne paraisse pas à la tête de ses ouvrages, pousse même le raffinement jusqu’à interdire tous les indices tangibles qui pourraient aider à l’identifier. Ainsi des imparfaits en -ai, dont il est question dans une lettre à son éditeur Cramer datée de septembre-octobre 1759 (Best. D 8508), à propos cette fois-ci de la Relation... du jésuite Berthier : « Vous m’avez promis, mon cher Gabriel, une Bertiade. Je compte sur votre amitié, sur votre discrétion, et sur les imparfaits en oi, et non pas en ai, et si quid novi, scribe ».

645.

 Le Russe à Paris, pp. 19-20.

646.

 Très humble Requête à Messieurs les Parisiens, p. 4.

647.

 Collection complette des Oeuvres de M. de V...], t. V, seconde partie, p. 10. La même grossièreté est reprise dans le prologue de La Guerre civile de Genève : en imprimant l’Almanach Royal, Le Breton « a eu la grossièreté de dire que Mr. le Président... Mr. le Conseiller... demeure dans le cu de sac de Menard, dans le cu de sac des blancs Mantaux, dans le cu de sac de l’Orangerie ». « Comment, s’interroge Voltaire, peut-on dire qu’un grave Président demeure dans un cu ? Passe encor pour Fréron : on peut habiter dans le lieu de sa naissance ». Et de renvoyer, en note, au Pauvre Diable...

648.

 Sur les « types de position » qu’esquissent les dénégations de Voltaire et sur la dimension théâtrale qui résulte de tels dispositifs, voir G. Benrekassa, « L’interlocuteur voltairien : le masque et la plume », dans Le Siècle de Voltaire, pp. 89-97.

649.

 Lettres écrites de la montagne, dans Oeuvres complètes, t. III, cinquième lettre, pp. 792-793.

650.

 Voir notre quatrième partie, chap. 2, § 3.

651.

 Cette question sera approfondie dans notre quatrième partie, chap. 2, § 1.