ii. Le Monde De L’édition Clandestine

Il faut à présent en venir aux circuits proprement dits, par lesquels un pamphlet peut se trouver diffusé. Les situations sont bien évidemment diversifiées, en fonction notamment de l’auteur du pamphlet, de sa notoriété ou de l’impunité dont il peut bénéficier auprès des autorités de la Librairie voire, au-delà, du gouvernement. Du reste, comme le signale Malesherbes (et c’est là un de ses arguments forts en faveur de la liberté de la presse), dans un régime de prohibition, donc de clandestinité, auteurs, imprimeurs et libraires peuvent se montrer d’une ingéniosité et d’une inventivité sans limites, qui les poussent à rechercher toujours de nouveaux « expédiens » pour « tromper la Police » et diffuser ces petits écrits, d’autant plus précieux qu’ils sont interdits. Et « l’expérience apprend qu’il y en a une infinité qu’aucune loi n’a pu prévoir, et qui réussissent aux fraudeurs » :

‘un Libraire à qui on refuse la permission pour les trois quarts des livres qu’il présente, et précisément pour ceux que le public goûte le plus, n’a que l’alternative d’être fraudeur ou ruiné. Dès-lors le plus grand nombre tentera le premier parti. Quelques-uns seront pris et punis, et la punition qui leur sera infligée ne sera point pour eux une note infamante : on ne les regardera que comme malheureux, parce qu’on saura qu’avant leur faute ils étaient à plaindre, et que c’est pour ainsi dire la nécessité qui les a forcés à la commettre.
D’autres réussiront, et la richesse qu’ils acquerront par ce moyen sera pour leurs confrères un aiguillon puissant pour les imiter. De plus, indépendamment du mauvais exemple, les moyens qu’ils auront employés, soit en établissant des imprimeries furtives, soit en ouvrant des routes secrètes pour le débit de leurs marchandises, serviront à d’autres. Et il faut observer, à cette occasion, qu’il serait difficile à un Libraire de frauder pour la première fois, parce que les précautions prises par les réglemens pour veiller à sa conduite, sont sages, et qu’il y a peu de chose à y ajouter ; mais il est de fait que la fraude se perfectionne comme les autres arts. D’ailleurs, elle passe en habitude : on le voit non-seulement dans la Librairie, mais dans toute autre espèce de contrebande : ceux qui y sont accoutumés ne peuvent plus faire autre chose. Il faut détruire cette habitude funeste ; il faut fermer une fois les canaux du commerce illicite : les moyens violens y ont été inutiles jusqu’à présent. La sévérité de M. Hérault n’a pas empêché les imprimeries clandestines plus efficacement que celle des Fermiers-Généraux n’a empêché l’introduction du faux sel et du faux tabac652.’

C’est dire que si la tâche est difficile pour la Police, qui dispose d’une série d’espions susceptibles de la renseigner, elle est encore plus hasardeuse pour nous qui, deux siècles plus tard, nous efforçons de pénétrer les rouages de ces circuits clandestins. Notre approche ne peut guère se fonder que sur des documents qui existent encore aujourd’hui, et qui s’avèrent souvent lacunaires. Telle remarque nous allèche en nous présentant un début de piste, qui n’est malheureusement relayée par aucun document annexe nous permettant de remonter toute la filière suivie pour la diffusion d’un pamphlet. C’est donc un éclairage nécessairement partiel que nous proposons, qui s’efforce d’envisager plusieurs cas de figures, sans toutefois prétendre rendre compte de l’« infinité des expédiens » qu’évoque Malesherbes.

Les poursuites engagées contre l’abbé Morellet, après la publication de la Vision de Charles Palissot, ont donné lieu à la rédaction de toute une série de documents de police, conservés à la Bibliothèque Nationale de France653. Ils nous fournissent l’occasion précieuse de reconstituer dans son ensemble les différentes étapes de la publication du pamphlet contre Palissot, qui nous offre là un exemple de diffusion clandestine. Nous nous intéresserons ensuite au cas particulier de Voltaire, qui parvient, grâce à une série de correspondants, à acheminer les pamphlets qu’il a fait imprimer à Genève jusqu’à la capitale où ils pourront éventuellement être réimprimés et plus largement répandus. Nous avons ainsi avec Voltaire l’exemple d’une mise en place rigoureuse de circuits privés, qui constituent un préalable à la diffusion clandestine “ habituelle ” des pamphlets. Il nous faudra enfin aborder rapidement la question de la diffusion des pamphlets par voie de presse qui, bien évidemment, en l’absence de toute liberté en la matière, s’avère à plusieurs égards limitée, s’agissant des pamphlets de notre période.

Notes
652.

 Malesherbes, Mémoires sur la Librairie et sur la liberté de la presse, pp. 46-48.

653.

 B.N.F., ms. fr. 22191 ; n. a. fr. 1214 et 3348. La plupart de ces textes ont été reproduits dans deux ouvrages qui nous serviront de référence : celui de J. Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, Paris, Didot, 1829, et celui de D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, Paris, Hachette, 1912.