a. Les Circuits Clandestins

Commençons par un détour par une représentation “ littéraire ” du phénomène. Dans sa comédie intitulée L’Homme dangereux, Palissot met en scène plusieurs personnages ayant trait au monde de l’édition clandestine. Au début de la pièce, Valère, faiseur de libelles, demande à son domestique Pasquin d’aller porter « quelque libelle », qu’il fait attribuer à son rival Dorante, à un « petit imprimeur » appelé significativement... M. Pamphlet :

          VALERE.
Ecoute. Il faut aller trouver à l’instant même,
Dans le plus grand secret, ce petit imprimeur
A qui j’ai tant de fois servi de protecteur654.
          PASQUIN.
Monsieur Pamphlet !
          VALERE.
Lui-même. Il me sert avec zéle.
Porte lui cet écrit.
          PASQUIN à part.
               Bon ! c’est quelque libelle.
          VALERE.
Avant que midi sonne, en le suivant des yeux,
Il pourra t’en livrer un exemplaire ou deux.
Fais partir le premier à l’adresse d’Oronte.
Qu’il arrive au plus tard pour le diner. J’y compte.
L’autre sera pour moi. Ne perds pas un moment655.

La diffusion du libelle est ici fort restreinte, puisqu’il n’est question d’imprimer qu’« un exemplaire ou deux », le premier adressé à Oronte qui en est la cible656, l’autre conservé par l’auteur lui-même. Mais ce menu travail ne rebute pas pour autant M. Pamphlet : « les tems sont si durs ! » Alors qu’à la fin de la pièce l’usurpateur est en passe d’être démasqué, M. Pamphlet n’oublie pas de présenter à Valère le « petit mémoire » qui consigne tous les menus travaux qu’il lui a demandé d’effectuer, et pour lesquels il a négligé de le payer :

          M. PampHLET. [à Valère]
[...] Il ne faut qu’un moment.
L’objet n’est pas bien fort, mais ce sont des avances.
Daignez avoir égard à mes vives instances.
Je suis humilié d’y mettre tant de feu ;
Mais les tems sont si durs ! Le comptoir rend si peu !
Imprimeur, colporteur, relieur & libraire,
Avec tous ces métiers je suis dans la misère ;
Mais j’ai toujours grand soin, malgré ma pauvreté,
De ne peser mon gain qu’au poids de l’équité657.

Pour limitée et “ stylisée ” qu’elle soit, cette représentation esquisse les principaux jalons d’un circuit clandestin, qui va de l’auteur à l’imprimeur (qui est ici, comme souvent à l’époque, un imprimeur-libraire) au lecteur. À quelques détails près, c’est le circuit qu’emprunte un pamphlet comme la Vision de Charles Palissot.

Dans ses Mémoires, l’abbé Morellet fournit un certain nombre de renseignements sur les circonstances qui l’ont amené à écrire et à diffuser ce pamphlet :

‘Le sieur Palissot venait de donner sa comédie des Philosophes, où Helvétius, Rousseau, Diderot, d’Alembert, etc., étaient traduits sur la scène comme des coquins, ennemis de toute autorité, et destructeurs de toute morale.’

Tout commence alors par un dîner chez Trudaine, au cours duquel Morellet rencontre La Condamine :

‘On ne parlait que de la pièce nouvelle qui avait eu déjà sa première représentation. Il me tira dans une embrasure et me dit : « Voulez-vous connaître l’homme qui se fait aujourd’hui le chevalier des moeurs et de la religion ? voici l’histoire de sa vie ». Il me lut en même temps un petit écrit dans la forme des Quand, où Palissot était peint des pieds à la tête. J’avais alors la mémoire assez fidèle ; je connaissais La Condamine comme bon homme et comme bon fureteur, et même pas trop crédule pour un curieux. Les faits qu’il avait recueillis se placèrent très naturellement dans le cadre qui s’offrit à moi658.’

Le texte de Morellet, rédigé dans la nuit, est présenté à d’Alembert et à Turgot et, une fois contresigné, Morellet l’envoie « à Lyon, à Jean-Marie Bruyset, libraire », son « compatriote » et son « ami ». Morellet rappelle en effet que c’est le même Bruyset qui « avait déjà imprimé les Si et les Pourquoi, et la Prière universelle 659 ». On observe au passage que le choix du libraire est avant tout dicté par des liens d’amitié, noués entre deux hommes originaires de la même région, qui, de surcroît, ont déjà eu l’occasion de travailler ensemble à la diffusion de pamphlets antérieurs, en l’occurrence au cours de la campagne lancée contre Pompignan. Élémentaire prudence, qui explique que Morellet ne se soit pas adressé à un éditeur parisien, mais ait préféré faire transiter son pamphlet par Lyon660.

« Au bout de quelques jours », ajoute Morellet, Bruysset « me renvoya, imprimée, la Préface des Philosophes ou Vision de Charles Palissot ; je la donnai à quelques colporteurs ; elle se répandit fort promptement [...] ». Là s’arrêtent les informations que fournissent les Mémoires. Cependant, à la suite du tollé suscité par le pamphlet, des recherches sont entreprises pour retrouver le coupable : sur la dénonciation du colporteur, Morellet est démasqué et embastillé. Les archives de la police, qui contiennent notamment le compte rendu des interrogatoires des personnes incriminées, confirment et précisent les affirmations de Morellet.

Au cours de son interrogatoire, Morellet signale que le pamphlet, dont il reconnaît être l’auteur, « a été imprimé à Genève par les soins de Jean-Marie Bruyset libraire à Lyon et adressé à Paris au nommé Désauges colporteur, au nombre de mille exemplaires ou environ, lequel Désauges en a fait passer un certain nombre au nommé Robin, libraire au Palais-Royal, qui les a distribués et vendus661 ». Version qui se trouve corroborée par la déclaration de Pierre Désauges, au cours de son interrogatoire du 10 juin 1760 :

‘Est aussi comparu Pierre Désauges, bourgeois de Paris, y demeurant rue Saint-Jacques, lequel nous a dit et déclaré qu’un voiturier lui apporta, le vendredi vingt-trois mai dernier au soir, un ballot contenant douze cent cinquante exemplaires de la Prière universelle, et pareil nombre de la Préface ; que le déclarant reçut le lendemain une lettre du sieur Bruyset, imprimeur-libraire à Lyon, lequel lui marquoit que s’il n’avoit pas été en correspondance avec le déclarant, il ne se seroit point chargé d’un ballot qui lui avoit été adressé pour le déclarant662 ; que l’abbé Morellet, demeurant à Paris, rue des Cordeliers au collége de Bourgogne, vint trouver le même jour ou le lendemain le déclarant, et après lui avoir dit : c’est moy qui vous ay fait adresser un ballot, et je ne vous cacheray point que je suis l’auteur de la Préface et des notes de la Prière universelle ; si vous ne voulez point vous charger des exemplaires de ces deux ouvrages je les enverrai à Robin. Au surplus, si vous vous en chargez, je ne veux que vingt-cinq exemplaires de chacun des dits ouvrages ; que le déclarant a remis en conséquence les dits cinquante exemplaires au dit sieur abbé Morellet, à qui il a dit qu’il enverroit deux cent vingt-quatre livres au dit sieur Bruyset, qui lui avoit écrit avoir payé cette somme en l’acquit du déclarant, qui, par le conseil du dit abbé Morellet, a envoyé deux cents exemplaires ou environ de la Préface au dit Robin, qui a ignoré que les dits envois vinssent de la part du déclarant663.’

Dans le développement de ce compte rendu d’interrogatoire au style inimitable, la filière se précise donc : sur les 1 250 exemplaires de la Vision qu’il a reçus de Bruysset, Désauges en confie 50 à l’abbé Morellet, et en envoie 200 ou environ (en fait, beaucoup plus664) au libraire Robin du Palais-Royal, « qui a ignoré que les dits envois vinssent de la part de [Désauges] ». Ce que confirme une lettre de l’inspecteur d’Hémery à Sartine du 31 mai 1760, qui rend compte de la perquisition effectuée chez Robin :

‘dans la perquisition que nous y avons faite, nous n’avons trouvé aucun exemplaire de la Préface de la comédie des Philosophes ou la vision de Charles Palissot, ni de la Prière de Pope ; mais le dit Robin nous a déclaré que le 28 de ce mois un particulier à lui inconnu, vêtu d’une veste bleue, luy a apporté au Palais-Royal 250 exemplaires de la préface en question [...] ; le 29, pareil nombre, et ce matin encore d’autres [...]665.’

Désauges affirme avoir entreposé le surplus des exemplaires « chez le sieur Carel, maître à danser, demeurant au deuxième étage de la maison où [il] demeure » et de fait, lorsque les inspecteurs d’Hémery et de Rochebrune perquisitionnent chez Désauges, sa femme remet « trois paquets contenant les dits [...] ouvrages imprimés » qu’ils saisissent666.

Quant à Robin, chez qui on ne trouve « aucun exemplaire », il a dû en vendre une bonne partie directement. Malesherbes écrit en effet à Sartine, le 26 mai 1760, parlant de la Prière universelle et de la Vision :

‘Ces deux brochures ne sont sûrement revêtues d’aucune permission, et cependant elles ont été vendues ce matin chez les marchands établis au Palais-Royal et ailleurs avec la même publicité qu’un ouvrage imprimé avec privilège. Je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien faire cesser ce scandale, mais ce n’est pas assez. Il y a plus de 500 exemplaires de débités et il est temps de mettre un frein à cette licence667.’

Mais il est aussi fortement probable que Robin ait confié à d’autres colporteurs le soin de diffuser le pamphlet. Une lettre de l’inspecteur d’Hémery du 29 mai 1760 commence ainsi :

‘Je ne manquerai pas demain matin de prendre les ordres de M. le lieutenant de police au sujet des distributeurs de la brochure intitulée Préface de la comédie des Philosophes, et l’orage tombera sur Robin du Palais-Royal qui vend et distribue ces infamies aux colporteurs de sa connaissance668.’

On voit donc que de l’auteur au lecteur se met en place toute une chaîne d’intermédiaires, imprimeur, colporteur, libraire, qui repose tantôt sur des liens personnels de confiance, tantôt sur de mystérieux personnages, tel cet « inconnu [...] vêtu d’une veste bleue » qui amène les exemplaires à Robin. En outre, dans l’exemple que nous venons de développer, apparaît clairement la place centrale des colporteurs, en l’occurrence de Désauges. Mais c’est précisément là le maillon fragile de la chaîne, ces colporteurs faisant l’objet de toutes les attentions de la police de la Librairie669.

Ces incertitudes expliquent peut-être qu’à l’occasion de la diffusion des Pièces relatives à Bélisaire, les philosophes préfèrent se passer des services des colporteurs, et se charger eux-mêmes de répandre la brochure. Selon John Renwick, les enquêtes de l’inspecteur d’Hémery « aboutirent [...] à des résultats inattendus. Il devait en effet découvrir en fin de compte que les Pièces relatives circulaient dans un réseau assez fermé ». En effet, « les philosophes savaient par expérience que certains colporteurs étaient à la solde de la police. C’est pourquoi, pour permettre aux pamphlets de circuler aussi longtemps que possible, ils évitèrent d’entretenir un contact direct avec ces colporteurs ». En réalité, c’étaient « d’Alembert, Damilaville, Morellet et d’Argental (!) qui les distribuaient par lots à leurs amis », ou des « libraires patentés qui les vendaient sous le manteau670 ».

Cette analyse se trouve corroborée par les documents touchant les affaires de la Librairie. La lettre suivante, datée du 5 septembre 1767, nous apprend ainsi que ces Pièces relatives à Bélisaire ont été imprimées à Genève, et distribuées à Paris par les philosophes à des personnes de confiance, lesquelles se chargent à leur tour de les diffuser :

‘Enconsequence de vos ordres je n’ai rien negligé pour découvrir les distributeurs de l’ouvrage intitulé ; Pieces Relatives a Belizaire : il a eté Imprimé a Geneve, mais comme j’ai deja eu lhonneur de vous en rendre compte M, il n’a eté vendu par aucun Colporteur, du moins a ma Connoissance ; ce sont Mrs Dargental, Dalembert, delamilaville et l’abbé Morlet qui le distribuent et qui en déposent 6. ou 12. Exemp. chez des personnes de leur connoissance qui les vendent ensuite. ceux que j’ai eu me sont parvenus par une personne de confiance. j’en ai eu même du suisse de M. Dargental qui en a refusé a un Colporteur que j’ai envoyé. j’aurai M. la plus grande attention, et si je puis decouvrir quelque Colporteur, je ne le manquerai pas : ce sera certainement le moyen de mettre ces Mrs. a découvert671.’

Malgré ces précautions, la police de la Librairie parvient à remonter la filière : deux « colporteurs de confiance », qu’« il n’est pas possible de Compromettre » se sont fait vendre des exemplaires par un certain Hallé, « relieur que M. Le Lieutenant Gnal de Police connoit », et qui fait également office de colporteur. Le 16 décembre 1767, l’inspecteur rend compte de ses investigations : « quoiqu’hallé m’en ait fait le plus grand mistere ainsi que le S. Merlin, il y a apparence qu’ils sont d’intelligence pour le debit de ces ouvrages ». Et de fait, le rapport du 23 décembre permet de reconstituer le trajet suivi par les Pièces relatives à Bélisaire.

C’est Damilaville qui a remis 49 exemplaires du texte à Merlin, libraire rue de la Harpe. Merlin en a alors apporté à Morin, « Cloitre St honoré et marchand de Livres dans le jardin du Palais Royal672 », chez lequel les inspecteurs ont découvert et saisi 19 exemplaires. Parallèlement, Merlin a vendu des exemplaires à Hallé, qui en possédait 5 lors de la perquisition.

Les Pièces relatives à Bélisaire font donc l’objet d’une double diffusion. Comme la Vision de l’abbé Morellet, le texte connaît d’une part une diffusion clandestine “ traditionnelle ”, qui passe par un réseau de colporteurs et de libraires parisiens, dont Merlin et Robin673. Mais il est d’autre part distribué “ sous le manteau ” par les philosophes, à l’intérieur d’un circuit restreint qui repose sur des personnes de confiance. C’est également par cette double filière que sont diffusés l’essentiel des pamphlets de Voltaire.

Notes
654.

 On apprendra plus tard qu’en fait Valère l’a « tiré du Fort-l’Evêque », où Abraham Pamphlet « n’avai[t] été renfermé que pour avoir imprimé un de [ses] ouvrages » (L’Homme dangereux, III, 2).

655.

 Ibid., I, 4.

656.

 On peut voir là une allusion au contexte de la publication de la Vision de Charles Palissot : l’auteur, l’abbé Morellet, aurait eu l’impudence d’envoyer un exemplaire de son pamphlet à Mme la princesse de Robecq, qui se trouve brocardée en tant que protectrice de Palissot. Sur cette question, qui fournit une des causes principales des poursuites qui ont été entreprises contre Morellet, voir notre deuxième partie, chap. 1.

657.

 L’Homme dangereux, III, 11.

658.

 Morellet, Mémoires, p. 100.

659.

 Ibid., p. 101.

660.

 Robert Darnton mentionne l’existence de Jean-Marie Bruysset, libraire à Lyon. Il cite un extrait d’une lettre envoyée par Bruysset à la STN le 13 février 1775, dans laquelle il met l’accent sur la nécessaire relation de confiance qui doit régner dans les affaires, en particulier lorsqu’elles se concluent dans la clandestinité : « Il est sans doute dans le commerce peu de marchés qui puissent se passer d’une confiance réciproque, et la sécurité qu’elle donne est le premier principe qui puisse assurer une suite d’affaires et les rendre considérables » (Édition et sédition, p. 111).

661.

 Cité par J. Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, p. 333.

662.

 On retrouve, dans cette remarque, la prudence de Bruysset, que nous avons déjà signalée (ci-dessus, note 59).

663.

 Cité par J. Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, pp. 324-325.

664.

 Robin avoue en avoir débité « 900 exemplaires au moins ». Sur la question des tirages, voir plus loin, § 3.

665.

 Cité par J. Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, p. 321.

666.

 Ibid., pp. 325 et 327.

667.

 Cité par D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, p. 68.

668.

 Ibid., p. 69.

669.

 Morellet rappelle d’ailleurs que c’est le colporteur qui l’a vendu (Mémoires, p. 102).

670.

 J. Renwick, « Marmontel, Voltaire and the Bélisaire affair », p. 285 (nous traduisons).

671.

 B.N.F., n. a. fr. 1214, ffos 509-510.

672.

 Ibid., ffos 518-521.

673.

 Voltaire évoque fréquemment, dans sa correspondance, le sort de « Merlin l’enchanteur » et de « Robin mouton ». Joseph Merlin, protégé de Damilaville, correspondant de Voltaire, ami de Diderot et de Marmontel, libraire de Mme du Deffand réalise, au cours de notre période, une ascension apparemment extraordinaire. Jean-Paul Belin explique en effet que « quoiqu’il n’eût pas fait son temps d’apprentissage, quoiqu’il fût refusé par la Chambre syndicale, en dérogation à tous les règlements, un arrêt du Conseil d’Etat du 4 juin 1764 obligea la Communauté à le recevoir comme libraire, ce qu’elle fit le 22 juin. Le pauvre colporteur sous le manteau devenait l’égal des plus fiers libraires de la rue Saint-Jacques » (Le Commerce des livres prohibés, p. 88). Robin connaît le même destin : ce protégé du duc d’Orléans devient aussi libraire en 1764.