iii. Accès Aux Textes

Au terme de cette analyse des circuits de diffusion des pamphlets, il importe de ne pas céder à une illusion d’optique. Il faut souligner que tous les pamphlets ne sont pas diffusés sur la même échelle, et ne sauraient non plus avoir le même impact. Les difficultés que nous avons rencontrées à trouver des documents qui rendent compte du mode de diffusion de ces textes par nature éphémères nous ont sans doute poussé à mettre en avant des cas particuliers qu’il est peut-être délicat d’ériger en exemples canoniques. Les documents aujourd’hui conservés concernent des pamphlets qui, à l’époque, ont « fait du bruit750 » et, à ce titre, s’avèrent en un sens exceptionnels. Reste que si, de ce point de vue, il est plus facile de présenter des textes qui circulent et se diffusent très largement, dans la réalité, la situation est plus contrastée.

Il est toujours délicat de juger de l’ampleur des tirages effectués lors de l’impression d’un pamphlet. Outre que les cas sont tout à fait divers, l’évaluation en elle-même ne résulte bien souvent que d’une conjecture. Ainsi, à propos des Pièces relatives à Bélisaire, comme l’explique John Renwick. La question des tirages est certes toujours problématique, lorsqu’il s’agit de littérature subversive. Par ailleurs, l’ensemble des pièces du dossier ne nous étant pas parvenu, « aucune des circonstances entourant la publication des Pièces relatives ne peut être clairement établie ». Malgré tout, « à en juger par les seuls 73 exemplaires qui ont pu être saisis [...], après plus de six semaines de vente chez Hallé, Merlin et Morin, il ne semblerait pas improbable que le total puisse être évalué à plusieurs centaines751 ».

Ce chiffre semble néanmoins inférieur à celui du tirage de la Vision, pour laquelle nous disposons de données plus précises. Sur les quelque 1 250 exemplaires qu’il a reçus du colporteur Désauges, le libraire Robin reconnaît en effet « en avoir débité au Palais-Royal 900 exemplaires au moins752 ». Mais il faut convenir qu’un tel tirage semble particulièrement élevé753, même s’il n’atteint pas l’ampleur exceptionnelle de la diffusion de la Diatribe du docteur Akakia, dont on aurait vendu six mille exemplaires en un jour754 ! A contrario, certains pamphlets sont imprimés à une échelle très réduite, et font parfois l’objet d’une diffusion “ confidentielle ”. L’inspecteur d’Hémery signale par exemple, le 15 février 1759, que l’ouvrage intitulé Remerciement d’un particulier à Messieurs les philosophes du jour « ne s’est point vendu et n’a été imprimé que pour donner755 ».

On comprend dès lors que l’accès à certains textes demeure problématique : tantôt en effet ils ne sont imprimés qu’en petit nombre, tantôt l’engouement qu’ils suscitent les rend rares... et chers. Le 28 juillet 1760, Favart signale au comte de Durazzo que la Prière de Pope de Morellet, « que l’on avoit d’abord pour douze sols, se vend à présent six livres », précisément parce que ce pamphlet est rare, et recherché. Mais les pamphlets de Voltaire ne sont pas moins prisés : Favart écrit, le 7 mai 1762, que

‘M. de Voltaire travaille avec plus d’ardeur et de fécondité que jamais ; ce sont tous les jours quelques nouvelles pièces fugitives qu’il envoie imprimées à quelques amis sûrs et si jaloux de ces petites productions, qu’il est assez difficile de les avoir ; on n’en tire que vingt ou trente exemplaires, que le libraire Cramer disperse en plusieurs endroits par l’ordre de M. de Voltaire756.’

Aux inconvénients de la diffusion par un circuit privé se conjuguent ainsi ceux dus aux petits tirages. Mais les « frères » ne sont parfois eux-mêmes pas mieux lotis, cette fois-ci en raison des rigueurs de la surveillance policière. Le 1er juillet 1767, Grimm déplore « la sévérité avec laquelle on continue d’empêcher l’importation et le débit des productions de cette fabrique précieuse » de Ferney. Au mois de juin déjà, il déclarait :

‘Nous vivons dans une grande disette de toutes ces précieuses denrées, et la liberté du commerce est si gênée à cet égard, depuis quelques années, que cette branche intéressante pour tous les philosophes négociants sera bientôt absolument anéantie. À peine arrive-t-il un ou deux de ces écrits à bon port ; le reste est confisqué à la poste ou aux barrières, et il serait impossible de persuader au possesseur d’un exemplaire échappé de s’en dessaisir.’

Toutes ces raisons expliquent que certains pamphlets ne soient pas disponibles à Paris. C’est notamment le cas des Honnêtetés littéraires qu’en avril 1767, « on n’a point à Paris, mais qui existent757 ». Quant au pamphlet intitulé Lettre de l’archevêque de Cantorbéry, pourtant imprimé à Genève, Grimm va l’insérer dans sa feuille manuscrite, « parce qu’il n’y a pas eu moyen de se le procurer imprimé758 ».

Il faut donc pour finir faire état de la diffusion des pamphlets sous une forme manuscrite, avant éventuellement que le texte en soit imprimé. Cette pratique ne semble pas accidentelle. À la suite du tonitruant discours de Pompignan devant l’Académie française, Grimm note qu’« un certain Clodoré, dont la plume ressemble infiniment à celle de M. de Voltaire, a fait des Quand, notes utiles sur le discours du nouvel académicien ». Or Maurice Tourneux, après avoir précisé que « les Quand sont effectivement de Voltaire », signale qu’« on faisait quelquefois avant l’impression courir ces petits pamphlets manuscrits, et signés de noms imaginaires ; Grimm en aura peut-être vu une copie portant cette signature pseudonyme759 ». D’ailleurs les éditeurs de La Véritable Vision de Charles P[alissot] précisent dans un « Avis » précédant le texte imprimé que « la petite pièce » qui suit « courut manuscrite à Paris quelque tems après que la Dunciade eut paru760 ». C’est aussi le même Palissot qui, dans une lettre datée du 23 juin 1760, sollicite auprès de Malesherbes une permission tacite pour imprimer le libelle des Quand adressés au S r  Palissot, dont il signale qu’il circule deux mille copies manuscrites761. Les aléas d’une diffusion manuscrite ne sont pas, dès lors, sans faire surgir avec une particulière acuité la question de la stabilité du texte.

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Figure 9 : Préface de la comédie des Philosophes, extraits d’une copie manuscrite (B.M. Lyon, Rés. ms. 6650(1))
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Que le manuscrit précède l’édition imprimée, ou qu’il soit réalisé à partir d’une impression antérieure762, toute diffusion manuscrite fait en effet encourir le risque d’une transformation du texte, au gré de la copie. C’est ce que déplore Favart dans la lettre qu’il adresse au comte de Durazzo, le 20 juillet 1760 : « J’attends de Genève un exemplaire du Pauvre Diable imprimé dans cette ville. On n’en a à Paris que des copies imparfaites763 ». Remarquons cependant qu’il ne précise pas s’il s’agit de « copies » manuscrites ou imprimées. D’ailleurs, plus généralement, l’incertitude qui frappe le texte pamphlétaire est encore accrue par des réflexes de prudence, qui peuvent inciter à tronquer certains passages jugés audacieux, en particulier lorsqu’il s’agit d’imprimés. C’est ainsi qu’il arrive à Grimm de restituer, dans la Correspondance littéraire, certains passages qui ont été omis lors des éditions des textes. Par exemple, la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, qui a « eu beaucoup de succès à Paris », « a été réimprimée tout de suite ». Grimm précise pourtant, en novembre 1766, qu’« on y a seulement retranché le passage suivant » :

‘« Quelques ex-jésuites ont fourni à des évêques des libelles diffamatoires sous le nom de mandements. Les parlements les ont fait brûler. Cela s’est oublié au bout de quinze jours. »
Il faut placer ce passage après ces mots : « Il y a des sottises et des querelles dans toutes les conditions de la vie »764.’

On voit par conséquent que les incertitudes qui caractérisent le texte des pamphlets, ainsi que les aléas de sa diffusion, ne sont pas sans répercussions sur la réception dont il est l’objet, mais aussi sur l’éventail du « public » qu’il est susceptible de toucher.

Notes
750.

 Sur cette question du retentissement du pamphlet, voir notre chap. 3, § 2.

751.

 J. Renwick, « Marmontel, Voltaire and the Bélisaire affair », p. 285 (nous traduisons).

752.

 Cité par J. Delort, Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, p. 322.

753.

 Il faudrait également prendre en considération le phénomène des rééditions. Sur cette question, voir notre chap. 3, § 2.2.

754.

 Sur le retentissement de ce pamphlet “ personnel ” de Voltaire contre Maupertuis, qui n’entre pas dans la définition de notre corpus, voir R. Pomeau et Ch. Mervaud, dir., De la Cour au jardin, 1750-1759, chap. VI, « Akakia, ou la rupture », p. 121.

755.

 B.N.F., ms. fr. 22161, f° 8.

756.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, pp. 72-73 et 268.

757.

 Cor. lit., t. VII, pp. 349, 345 et 282.

758.

 Ibid., t. VIII, p. 47.

759.

 Ibid., t. IV, p. 237 et n. 1.

760.

 La Véritable Vision de Charles P[alissot], p. 34.

761.

 Voir D. Delafarge, L’Affaire de l’abbé Morellet en 1760, p. 67, n. 1. Gageons qu’à cette date l’usage des presses portatives ne s’est pas encore largement répandu. Malesherbes mentionne cette pratique dans son Mémoire sur la liberté de la presse, rédigé il est vrai à la fin de 1788 : « il s’est découvert un art nouveau, car les arts qui servent à la fraude sont ceux dont les progrès sont le plus rapides : celui dont je parle est l’art des petites presses portatives qu’on peut enfermer dans une armoire, avec lesquelles chaque particulier peut imprimer lui-même et sans bruit. On m’a assuré qu’il y en a à présent plus de cent dans Paris » (p. 322).

762.

 Après avoir signalé l’inflation du prix de vente de la brochure intitulée Mémoire pour Abraham Chaumeix (« le premier jour elle fut vendue six sols, le soir elle valait six francs, le lendemain on la payait deux ou trois louis ; il y a des gens qui l’ont payée jusqu’à six louis »), Grimm ajoute que « ceux qui n’ont pu l’avoir imprimée l’ont fait copier à la main » (Cor. lit., t. IV, p. 109).

763.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, p. 69.

764.

 Cor. lit., VII, pp. 162-163.