Chapitre 3
quelques Hypothèses Relatives À La Réception

A. M. ( Il faut lui porter un coup qu’il ne puisse ni parer, ni guérir : il faut lui détacher une brochure courte & sanglante, qui soit dévorée par les femmes, que les hommes qui se piquent de sçavoir un peu lire, puissent bégayer dans les cercles, qui soit prônée, annoncée comme un chef-d’oeuvre de plaisanterie...
Théorie du libelle, pp. 66-67.

C’est en ces termes que, dans sa Théorie du libelle, Linguet représente l’abbé A[ndré] M[orellet] lorsqu’il projette d’écrire la Théorie du paradoxe 765. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette Théorie du libelle 766, qui pour être elle-même un « libelle », n’en démonte pas moins avec précision les mécanismes notamment rhétoriques qui sont convoqués pour produire une « brochure courte & sanglante ». Nous nous intéresserons ici aux indications relatives à la réception des pamphlets, étape essentielle pour juger de l’impact de ces textes d’action, conçus en quelque sorte pour “ faire mouche ”.

Et l’on voit bien, en particulier, que l’une des “ recettes ” du succès d’une brochure réside dans la manière dont elle est « prônée, annoncée comme un chef-d’oeuvre de plaisanterie ». C’est dire qu’en plus de la teneur proprement dite du texte, il importe d’en assurer la publicité, en amont comme en aval. Cette publicité est ainsi un élément décisif de la logistique éditoriale, dans la mesure où elle permet de conférer au pamphlet un certain retentissement. Ces données nous paraissent enfin essentielles pour tenter d’esquisser les contours du public susceptible de lire ces pamphlets “ littéraires ” qui nous occupent. Au-delà de ces « femmes » qui « dévor[ent] » les brochures, et de ces « hommes qui se piquent de sçavoir un peu lire » et qui les « bégay[ent] dans les cercles » dont parle Linguet, est-il possible de cerner plus précisément la frange du « public » de l’époque qui s’intéressait à ces querelles littéraires ?

Notes
765.

 Dans la Théorie du paradoxe, Morellet s’en prend aux « extravagances » que Linguet avance lorsqu’il poursuit « avec acharnement » la théorie de la liberté du commerce des grains. Ce pamphlet, qui date de 1775, ne nous intéresse pas par la question qu’il aborde, mais parce que Linguet lui fait « une mauvaise réponse, intitulée la Théorie du libelle » (Morellet, Mémoires, pp. 200-201). Or cette « réponse » constitue pour nous un document précieux, en ce qu’elle témoigne de la perception qu’un homme de lettres de l’époque, volontiers pamphlétaire à ses heures, pouvait se faire de l’activité d’un « faiseur de libelles ».

766.

 Voir notre quatrième partie, chap. 1.