a. Des Stratégies “ Concertées ”

C’est une nouvelle fois vers Voltaire qu’il faut se tourner pour observer quelle orchestration il est capable de donner à ses pamphlets. Au coeur de la campagne contre Pompignan, l’éditeur du Russe à Paris ne manque pas de signaler, à la fin de l’avant-propos qui précède le texte du pamphlet, qu’il se flatte « d’imprimer dans peu » les « autres Poëmes » de M. Alethof, « dans lesquels on trouvera plus d’érudition, & un style beaucoup plus châtié768 ». C’est donc à l’occasion de la publication d’un pamphlet que Voltaire assure, par anticipation, la publicité d’autres textes encore en préparation.

Car si on assiste souvent à une inflation des discours annonçant la publication d’un pamphlet, Voltaire est en outre passé maître dans l’art de l’amplification : il sait faire courir des « bruits » relatifs à la probable parution imminente d’un nouvel écrit, les entretenir et les amplifier, afin de piquer la curiosité du public, mais aussi de le préparer à recevoir son texte. Et c’est d’abord dans sa correspondance qu’il ménage ces effets d’annonce. Ainsi de la première Anecdote sur Bélisaire, dont Voltaire entretient Damilaville le 18 mars 1767 (Best. D 14053) : « On me parle d’une lettre de l’abbé Mauduit ; je ne sais ce que c’est ». La stratégie voltairienne est déjà en place dans cette simple phrase : il présente l’existence de ce pamphlet comme une rumeur déjà constituée (« on me parle de... »), puisque même lui, pauvre “ rat ” retiré dans son “ fromage suisse ” en a eu vent, mais une rumeur enveloppée d’un halo de mystère (qui est cet inconnu, ce on qui l’en a averti ?), qu’épaissit encore l’ignorance (feinte) dans laquelle Voltaire prétend être du contenu exact de ce texte (« je ne sais ce que c’est »). Secret de polichinelle évidemment, un des coins du voile étant partiellement levé : qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un pamphlet en forme de « lettre769 », et qui émane d’un certain « abbé Mauduit770 » !

Cette stratégie est déjà déployée à propos des pamphlets antérieurs à 1767. Le 27 juin 1760, Voltaire annonce en effet La Vanité au comte d’Argental en ces termes : « Tout le monde admire la modestie de Lefranc de Pompignan, et on voit combien le roi et tout l’univers, prennent le parti de ce grand homme771 ; je crois que Mlle Vadé lui en dira deux mots. » (Best. D 9010). De même pour le Russe à Paris, à Thieriot, le 30 juin 1760 (Best. D 9017) : sur les « affaires politiques du moment », « on peut d’ailleurs consulter [...] M. Aléthof, jeune Russe qui parle français comme vous et dont on m’a montré un petit ouvrage que vous verrez dans peu ».

Une telle mise en scène, de nature à “ lancer ” un pamphlet est en outre fréquemment relayée par les comptes rendus qui paraissent dans la presse, et qui contribuent à inciter le « public » à rechercher le pamphlet dont on mentionne l’existence. Dans l’avertissement qu’il place en tête des Philosophes aux abois, Chaumeix retrace les différentes phases de la rumeur longtemps entretenue par les encyclopédistes sur la publication imminente d’une réponse aux Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, qui prendra la forme des Préjugés légitimes contre A.-J. de Chaumeix :

‘Il y a près de deux ans que les Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie ont commencé à paroître dans le Public. Lorsque les deux premiers volumes étoient encore sous presse, on répandoit dans le monde qu’un Auteur, choisi à cet effet, travailloit à y répondre.
Quand on a vû que les Puissances se disposoient à faire justice des erreurs monstrueuses que ce Dictionnaire contient, le Journal Encyclopédique a promis une réponse aux Préjugés légitimes, dans laquelle on comptoit dévoiler les infidélités de l’Antagoniste de la Société sans liaison.
Cette promesse a depuis été réitérée. Un Encyclopédiste devoit se charger de la cause commune, ne pas se borner à justifier ces Ecrivains ; mais encore attaquer l’Agresseur lui-même. En annonçant au Public ce futur Ouvrage, on demandoit du tems & l’on faisoit entendre que cette réponse rétabliroit les Encyclopédistes dans le degré d’honneur, où ils s’étoient eux-mêmes placés.
Enfin, après bien des délais, cette Justification vient de paroître [...]772.’

Car si Voltaire affirme que c’est « en vain » que « les Journaux & les Mercures tâchent [...] de faire vivre un mois ou quinze jours les sottises nouvelles », parce qu’« entrainés eux-mêmes dans l’abîme, ils s’y précipitent avec elles, comme les nageurs mal-adroits vont au fond de l’eau en voulant donner la main aux passagers qui se noyent773 », il n’en reconnaît pas moins cette fonction dévolue aux périodiques, d’assurer une certaine (bien qu’éphémère) publicité à ces « sottises nouvelles ». Et c’est ainsi, par exemple, qu’après la harangue académique de Pompignan, Grimm signale le 15 mai 1760 qu’« un certain M. Clodoré, dont la plume ressemble infiniment à celle de M. de Voltaire, a fait des Quand 774, notes utiles sur le discours du nouvel académicien775 ». Mais Fréron n’est pas en reste qui, on s’y attend, sur un mode nettement plus critique, commence ainsi son article, daté du 16 juillet :

‘Vous avez lû, Monsieur, le libelle appelé les Quand, parce qu’il consiste en dix ou douze phrases qui toutes commencent par Quand : invention ridicule, de mauvais goût, & digne des siècles Gothiques où l’on s’occupoit gravement à faire des acrostiches. Dans un de ces Quand diffamatoires, on avance que M. de Pompignan a été privé pendant six mois de sa charge de Premier Président de la Cour des Aides de Montauban pour avoir traduit la Prière Universelle de Pope, qu’on prétend être celle d’un Déïste.’

Par la suite, Fréron aborde la question de l’attribution des Quand à Voltaire, sur un mode ironique qui ne trompe personne : une telle attribution est impossible, un tel « libelle » étant indigne de M. de Voltaire !

‘Ce libelle est trop mauvais pour un homme d’esprit, & trop infâme pour un homme honnête comme lui ; c’est la production d’un satyrique effronté, d’un pédant ténébreux qui a brisé tout frein & mis bas toute pudeur.’

On voit ainsi les paradoxes auxquels est confronté Fréron. Rendant compte du Mémoire présenté au roi, dans lequel Pompignan s’efforce de se disculper des accusations portées contre lui dans les pamphlets qui ont paru à la suite de son discours de réception à l’Académie française, Fréron ne peut pas ne pas mentionner l’existence des Quand. Or, ce faisant, il entretient malgré lui la publicité qui a déjà été orchestrée autour de ce pamphlet. Pis, il a beau s’indigner de ce qu’« on ose blesser la vérité & les choses les plus graves, calomnier le chef d’une Compagnie Souveraine, insulter un Magistrat respectable à tous égards, un citoyen sage & vertueux, un Poëte illustre, un orateur éloquent776 », en précisant une des accusations portées contre Pompignan dans « ces Quand diffamatoires », il se fait involontairement le relais du pamphlet de Voltaire, et flatte indirectement cette « malignité du public » maintes fois signalée777.

C’est dire que la publicité qui se développe autour du pamphlet, au-delà des stratégies concertées, peut résulter de phénomènes involontaires ou accidentels.

Notes
768.

 Le Russe à Paris, p. 20.

769.

 La première Anecdote sur Bélisaire, qui commence en ces termes : « Je vous connais, vous êtes un scélérat » (p. 921), prend en effet au début la forme d’une lettre fictive, dont le destinateur et le destinataire sont précisés plus loin : « Qui proférait ces douces paroles ? C’était un moine sortant de sa licence [« frère Triboulet » ( p. 924]. À qui les adressait-il ? C’était à un académicien de la première Académie de France [Marmontel] » (p. 923).

770.

 Comme nous l’avons analysé plus haut (voir notre chap. 2, § 1.2.), le recours aux pseudonymes participe de la stratégie publicitaire de Voltaire, et du jeu qu’il entretient autour de ses pamphlets. En note, il “ signe ” son Anecdote sur Bélisaire « par M. l’abbé Mauduit, qui prie qu’on ne le nomme pas »... Et Grimm de reprendre la plaisanterie, lorsqu’il parle de « la savante apologie en faveur [de Marmontel] envoyée de Ferney par le sieur abbé Mauduit, qui prie qu’on ne le nomme pas » (Cor. lit., t. VII, p. 291).

771.

 Allusion au Mémoire présenté au roi, par M. de Pompignan, le 11 mai 1760.

772.

 Chaumeix, Les Philosophes aux abois, p. 1.

773.

 Recueil des facéties parisiennes, préface, p. III. Ce n’est du reste pas sans une certaine mauvaise foi que Voltaire minimise l’influence de ces « innombrables vessies accumulées les unes sur les autres dans le goufre de l’oubli », faute de quoi on ne comprendrait pas la raison d’être de son Recueil qui se fixe pour objectif, à son tour, de « faire surnager un jour ou deux » quelques-unes de ces « impertinences » (p. IV). Sur la question des recueils imprimés, voir notre chap. 1, § 2. Reste que c’est sans doute sincèrement que Voltaire souligne la “ vanité ” de ces petites productions, promises à l’« éternité du néant ».

774.

 On se souvient que ce pamphlet a fait l’objet, de la part de Voltaire, d’une feinte dénégation à vocation publicitaire (voir notre chap. 2, § 1.2.).

775.

 Cor. lit., t. IV, p. 237.

776.

 An. lit., 1760, t. V, pp. 124, 129 et 126.

777.

 Sur les différents visages du « public » que dessinent les textes de l’époque, voir plus loin, § 3.1.