b. Une Publicité “ Involontaire ”

Outre les comptes rendus critiques, la publicité qui entoure le pamphlet naît parfois de la maladresse de celui qui en est la cible. Il n’est que d’observer les démarches, aussi multiples et énergiques qu’inefficaces, que déploie Pompignan pour mettre fin à la campagne de pamphlets dont il est victime. Comme le signale Collé lorsqu’il entend parler des Quand,

‘ce petit écrit a mis M. de Pompignan au désespoir, et madame Dufort, à présent sa femme778, a encore été plus outrée que lui ; il a fait l’impossible pour en arrêter le débit, et ses soins à cet égard n’ont fait qu’en multiplier les éditions. On mesure la fureur où il doit être par l’orgueil qu’il a ; et ceux qui le connaissent prétendent que sa colère ne doit pas avoir de bornes779.’

Manifestation d’un orgueil mal placé puisque non seulement Pompignan ne parvient pas à endiguer le flot des libelles déchaînés contre lui, mais prête de surcroît le flanc à de nouvelles attaques, centrées à présent sur la « vanité » de ce sot personnage. Sa maladresse fait donc le jeu de Voltaire...

D’ailleurs, toute tentative pour faire jouer les mécanismes de la répression ne contribue le plus souvent qu’à auréoler un pamphlet d’une célébrité de scandale supplémentaire. Grimm le signale le 15 mai 1759, la brochure intitulée Mémoire pour Abraham Chaumeix « a fait un bruit épouvantable, et les mesures que la police a prises dès le commencement pour la faire disparaître et pour en arrêter le débit n’ont fait qu’augmenter la rumeur et l’attention du public780 ». Et il n’est pas non plus inutile de rappeler à cet égard que les poursuites engagées contre Morellet après la parution de la Vision de Charles Palissot, loin d’étouffer le scandale, ont également contribué à la célébrité du pamphlet, et de son auteur781. Car, comme le note justement Voltaire, « un livre défendu est un feu sur lequel on veut marcher et qui jette au nez des étincelles782 ». Favart remarque de même, le 1er octobre 1760, « que proscrire un ouvrage, c’est le faire connoître ; que la défense réveille la curiosité, et ne sert qu’à multiplier les éditions furtives, dangereuses par les conséquences que l’on tire du mystère783 ». Et de fait, face à une proscription, le public est toujours susceptible d’imaginer le pire, et porté à rechercher d’autant plus activement le texte incriminé, aiguillonné par de telles « conséquences que l’on tire du mystère ».

Dès lors, la meilleure arme à opposer aux pamphlets serait sans doute le silence. Bayle rapporte « la Sentence que Tacite a débitée dans le Chapitre XXXIV du IVe Livre des Annales [...] : une injure, dit-il, qu’on méprise tombe d’elle-même ; si l’on s’en fâche, on la fait valoir784 ». D’Alembert répète que « les Gens de Lettres d’un certain ordre s’avilissent en répondant aux satyres. Ils en sont toujours blâmés par ce Public même qui, dans son oisiveté maligne, prend quelquefois plaisir aux traits qu’on lance contr’eux785 ». L’auteur de L’Homme content de lui-même précise aussi, à propos de l’activité pamphlétaire de Voltaire :

‘On l’a vu même souvent s’armer de la massue d’Hercule, pour assommer des mouches ou des reptiles. Le Public en a ri & lui en a fait grace, parce qu’il est M. de Voltaire ; parce qu’il est seul en son genre, & que soixante & dix ans de travaux ont cimenté sa célébrité. Cependant, tout grand homme qu’il est, on l’a quelquefois blâmé lui-même, & l’on auroit trouvé plus glorieux pour lui de ne pas se mesurer avec des Nains, qui croyoient s’immortaliser en le faisant descendre jusqu’à eux du faîte de sa grandeur solitaire786.’

Le principe même de la réponse faite à un pamphlet est en effet une arme à double tranchant. Elle offre certes à l’agressé la satisfaction toute provisoire de la riposte, mais cette satisfaction se paie d’un regain de publicité conférée au pamphlet initial ou à son auteur qui, sans cela, serait resté dans le néant auquel il était promis. Une semblable remarque pourrait également s’appliquer à un ouvrage comme le Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, dans lequel, en 1771, Sabatier de Castres prétend couvrir d’opprobre le Patriarche, en exhibant complaisamment les excès auxquels ont pu le mener les turpitudes de ses pamphlets, citations à l’appui. C’est ainsi que, dans la chapitre VII, il reproduit dans sa quasi-intégralité la « gentillesse » que Voltaire a adressée à Pompignan « sous le titre d’Extrait des Nouvelles à la main de la ville de Montauban, en Quercy, ce premier Juillet 1760 787 ». Signalons que le texte du pamphlet est agrémenté de notes788 non moins “ gentilles ”. En outre, Sabatier propose, dans le chapitre XII consacré à Fréron, des citations extraites, entre autres, du Pauvre Diable, du Chant à ajouter à La Pucelle, de La Princesse de Babylone, de la Défense de mon oncle, des Trois Empereurs en Sorbonne, de la Guerre civile de Genève 789, auxquels il a soin de « joindre quelques réflexions ».

Palissot recourt quant à lui à une démarche analogue, afin de minimiser l’audace des traits qu’on lui a reprochés dans sa Dunciade : « c’est surtout avec ceux de ses contemporains qui ont écrit des satyres que M. P... doit être comparé. C’est le seul moyen d’apprécier avec équité le genre de malignité dont on l’accuse ». Et de citer, à l’appui, « des traits satyriques connus, & pris, au hazard, dans les Oeuvres d’un des plus célèbres écrivains Français », au nombre desquels, en particulier, un passage du Pauvre Diable contre Fréron790. Lorsqu’en 1770, Palissot fait imprimer L’Homme dangereux, les éditeurs ajoutent au texte de sa pièce, sous le titre de « pièces justificatives », des extraits de trois des pamphlets qui ont paru contre sa comédie des Philosophes : les Quand, ou Prologue de la comédie des Philosophes, La Vision de Charles Palissot, et les Qu’est-ce à l’auteur de la comédie des Philosophes791. En effet,

‘les calomnies dont se plaint l’Auteur n’étant plus sous les yeux du public, quelques personnes pourraient le soupçonner d’exagération dans ses plaintes. C’est, à la fois, pour prévenir ce soupçon injuste, & pour mettre enfin tous les honnêtes gens à portée de prononcer entre M. Palissot & ses ennemis, que nous allons réveiller le souvenir de leurs Libelles.’

Qu’on ne se trompe donc pas sur les motifs qui peuvent, après dix ans, pousser Palissot à « réveiller le souvenir » de cette « multitude d’Ecrits diffamatoires auxquels donna lieu, pendant plus de deux ans, le succès de la Comédie des Philosophes » :

‘On peut trouver cette collection de noirceurs dans quelques Bibliothéques, comme on trouve des assemblages de monstres dans les cabinets d’Histoire Naturelle ; mais nous ne prétendons pas faire nous mêmes un Recueil de ces turpitudes.
Nous nous bornerons à extraire d’une compilation connue, sous le Titre de Facéties Parisiennes, un petit nombre de passages qui suffiront pour donner une idée de l’incroyable licence où de prétendus vengeurs de la philosophie, se sont emportés contre M. P..., licence dont eux-mêmes, sans doute, ont voulu perpétuer le souvenir par cette odieuse compilation792.’

C’est pourtant un paradoxe que de ressusciter, même en les accompagnant de notes justificatives793, des extraits de pamphlets qui ont eu leur heure de gloire, et de perpétuer ainsi contre soi « le souvenir de cette odieuse compilation ». C’est en tout cas ce que souligne l’auteur de L’Homme content de lui-même :

‘Les Editeurs, qui ont compromis M. P. par des déclamations qu’on pourra croire exagérées, ne l’ont pas mieux servi, en associant à ses productions une partie des écrits infamans qui excitent ses plaintes ameres. L’on peut, dit-on, trouver cette collection de noirceurs dans quelques bibliotheques, comme on trouve des assemblages de monstres dans les cabinets d’histoire naturelle. D’après cette idée, il falloit laisser ces écrits monstrueux s’ensevelir obscurement dans la poussiere des bibliotheques, où ils auroient été noyés & rongés des vers. A quoi bon les en retirer pour leur donner une nouvelle vie & les associer à l’immortalité des Oeuvres de M. P. ? La plupart de ces Pieces sont éparses : ce sont des brochures éphémeres qui s’oublient comme le mot du jour ; faut-il donc les rendre durables comme des monumens qu’on consacre à la postérité ?’

Et même si ces « pièces » ont pu être réimprimées, en 1760, dans le Recueil des facéties parisiennes 794,

‘Cet ouvrage n’a un caractere ni solide ni imposant. L’on pouvoit croire qu’au bout de dix ans on ne le liroit plus ; les événemens qui pouvoient faire sa valeur étoient effacés, & par lui-même il n’offroit rien d’instructif. M. P. pouvoit donc se consoler de ce qu’il avoit paru, en se disant, d’après les Editeurs, qu’on ne se passionne guère contre la médiocrité des talens. Mais sa playe se r’ouvre & saigne encore : or, ne doit-on pas craindre que l’orage renouvellé ne fasse relire des écrits perdus de vue, & qu’on ne cherche à se rappeller des objets totalement effacés ? Il ne faut point conserver le poison pour accréditer l’antidote795.’

On voit donc que la publicité qui entoure les pamphlets s’alimente de stratégies concertées, mais aussi de conséquences involontaires, dues en grande partie aux maladresses de l’adversaire. Terminons par l’évocation d’une mystification ratée, qui se voulait pourtant d’une suprême habileté et prétendait récupérer les effets de ces conséquences involontaires au profit d’une stratégie publicitaire concertée. Elle ne concerne certes pas la publication d’un pamphlet, mais précisément la représentation de la comédie de L’Homme dangereux. Cependant, l’exemple vaut en tant que témoignage des stratégies retorses auxquelles les hommes de lettres peuvent parfois recourir afin de “ lancer ” un écrit polémique. Grimm rapporte en effet les démarches entreprises par Palissot pour faire naître une rumeur autour de sa nouvelle comédie satirique, dont on ignorait l’auteur :

‘Les uns disaient qu’elle était de Palissot, d’autres soutenaient qu’elle en était si peu, que Palissot y était encore plus maltraité que les philosophes. On attribuait donc la pièce à Rulhière, qui la désavouait hautement.’

De son côté, Grimm émet des doutes quant à l’attribution de la pièce à Palissot car, explique-t-il, « je ne me persuaderai jamais néanmoins qu’on ait l’impudence de se traîner ainsi soi-même dans la boue pour avoir l’occasion d’en jeter aux passants796. »

Pourtant la pièce semble bien être de Palissot, et Grimm détaille les manoeuvres pour le moins tortueuses auxquelles l’auteur a cru devoir se livrer afin de piquer la curiosité du public : Palissot

‘écrivit à l’abbé de Voisenon qu’il venait d’apprendre qu’on était sur le point de jouer à la Comédie Française une pièce où il était déchiré à belles dents ; qu’il espérait que l’abbé de Voisenon emploierait son crédit auprès de M. le maréchal de Richelieu pour empêcher la représentation de cette abominable satire ; qu’on lui avait dit qu’elle était de M. de Rulhière, mais qu’il ne pouvait ni ne voulait le croire, parce que cet homme de lettres était venu passer trois jours avec lui dans sa retraite, et lui avait donné toutes sortes de marques de considération ; que si de tels témoignages devaient être suivis de telles noirceurs, il fallait désormais fuir le genre humain. [...]

Quelques jours après sa lettre, Palissot arrive chez l’abbé de Voisenon. Celui-ci lui dit : « Soyez tranquille ; M. de Sartine ne veut pas que la pièce soit jouée, et vous pouvez être sûr qu’elle ne le sera point. ( Eh, mais, tant pis, lui répond Palissot, je n’avais écrit ma lettre que pour donner le change au public, et le dépayser : mais après vous avoir fait faire quelques démarches pour moi contre la pièce, et vous avoir adressé à M. le maréchal de Richelieu, qui, étant dans le secret, ne vous aurait pas cédé, je venais vous dire que je suis l’auteur de la pièce, et vous prier de ne pas pousser votre zèle plus loin.797 »’

On voit comment procède Palissot. Il feint tout d’abord de ne pas être l’auteur de L’Homme dangereux. Comment en effet supposer qu’un homme ait si peu d’amour propre, et en vienne à répandre des calomnies sur sa propre personne ? Il suggère lui-même le nom d’un autre (en l’occurrence, Rulhière), « pour donner le change au public ». Et, s’agissant de la littérature audacieuse, on sait que le public du XVIIIe siècle était en effet très friand de ces devinettes qui consistaient à conjecturer le nom de l’auteur798. En outre, Palissot s’arrange pour faire intervenir des intermédiaires comme Voisenon qui, de bonne foi, chercheront à faire interdire la représentation de sa pièce. Palissot sait en effet que de telles intercessions ne manqueront pas de “ faire du bruit ”, et de raviver la curiosité du public. D’ailleurs, il a pris la précaution de mettre son protecteur Richelieu dans le secret, pour éviter toute mauvaise surprise. Venant de Grimm, on peut toujours douter de la sûreté d’une semblable anecdote. Cependant, même arrangée dans une perspective polémique, elle n’en serait pas moins révélatrice des pratiques qui peuvent être celles des pamphlétaires.

Ironie du sort, Palissot ne pouvait pas imaginer que l’influence des philosophes serait telle que la représentation de sa pièce serait effectivement interdite, et se retrouve, à son corps défendant, pris à son propre piège :

‘On a voulu renouveler, ces jours-ci, sur le théâtre de la Comédie-Française, le scandale produit il y a tout juste dix ans par la comédie des Philosophes. M. le maréchal de Richelieu a présenté aux Comédiens français une pièce en vers et en trois actes, intitulée le Satirique, ou l’Homme dangereux. Il leur a recommandé de se mettre tout de suite en état de la jouer. Les Comédiens ont voulu, suivant l’usage, la porter d’abord à la censure de la police pour avoir son approbation. M. le maréchal, en qualité de leur supérieur, s’y était opposé ; il a dit qu’il en faisait son affaire, et que, dès que la pièce serait sue, il apporterait l’approbation de la police. On devait donc jouer l’Homme dangereux ces jours derniers ; mais la police, après avoir fait examiner la pièce, n’a pas jugé à propos, malgré la protection de M. le maréchal de Richelieu, d’en permettre la représentation.’

Car, avant de se prononcer,

‘M. de Sartine n’a pas seulement voulu connaître le sentiment de M. Diderot, qu’il avait chargé de lire cet ouvrage sans lui en nommer l’auteur, il a encore voulu savoir ce que pensait toute la cohorte philosophique de cette nouvelle entreprise799.’

Les victimes de 1760 parviennent ainsi, en 1770, à empêcher la représentation de L’Homme dangereux, ne laissant à Palissot d’autre ressource, pour faire parler de lui, que de faire imprimer sa pièce à Genève.

Notes
778.

 Mademoiselle de Caulincourt, mariée en premières noces à Grimod Dufort. Desnoiresterres cite à son propos une lettre à Marmontel du 13 août 1760, dans laquelle Voltaire ironise sur la fonction de Dufort, directeur des postes : « Quoique Le Franc ait épousé la veuve d’un directeur des postes, il ne peut empêcher qu’on ne me donne, tous les ordinaires, une liste de ses ridicules ».

779.

 Collé, Journal historique, t. II, p. 341. Cité par G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIII e  siècle, t. V, pp. 437-438.

780.

 Cor. lit., t. IV, pp. 108-109.

781.

 Nous reviendrons plus loin sur le formidable « retentissement » de ce pamphlet.

782.

 Voltaire’s Notebooks, éd. Besterman, p. 220. Cité par B. Gagnebin, Voltaire. Lettres inédites à son imprimeur Gabriel Cramer, introduction, p. XXIII.

783.

 Mémoires... de C.-S. Favart, t. I, p. 99.

784.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 580.

785.

 D’Alembert, Essai sur les gens de Lettres, p. 349.

786.

 L’Homme content de lui-même, pp. 115-116.

787.

 Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, p. 158. Le texte du pamphlet de Voltaire occupe les pp. 158-160.

788.

 Sur la fonction polémique des notes, voir notre chap. 1, § 4.3.

789.

 Tableau philosophique de l’esprit de M. de Voltaire, respectivement pp. 235, 237 et suiv., 242, 243, et 247. On voit que l’auteur ne fait pas de différence, dans les passages qu’il cite, entre les textes que nous qualifions de “ pamphlets ” et d’autres textes de Voltaire, contes et poèmes épiques en l’occurrence. Sur la question du rapport entre textes pamphlétaires et non-pamphlétaires, voir notre quatrième partie, chap. 3, § 3.

790.

 Observations sur le poème de la Dunciade, par feu M. l’abbé Bruzzoli, de l’Académie des Invaghiti de Mantoue, dans La Dunciade, pp. 183 et 185.

791.

 L’Homme dangereux, pp. 177 et suiv.

792.

 Ibid., pp. 174-176.

793.

 Sur cette question, voir notre chap. 1, § 4.3.

794.

 Sur la question de la réimpression des pamphlets en recueils, voir notre chap. 1, § 2.

795.

 L’Homme content de lui-même, pp. 71-72.

796.

 Cor. lit., t. IX, pp. 50 et 52.

797.

 Ibid., pp. 50-51.

798.

 Sur cette question, voir notre chap. 2, § 1.2.

799.

 Cor. lit., t. IX, pp. 50 et 52.