b. utrum Velis Restamper 816 ...

Car le phénomène de la réédition d’un pamphlet peut également être considéré comme l’indice de son retentissement. Les documents relatifs aux affaires de la Librairie nous révèlent par exemple que Louis Michelin817, imprimeur à Provins, déclare avoir imprimé, au cours de l’été 1760, « le pauvre Diable [...], Requete adressé a messieurs les parisiens la Preface de la comedie des philosophes ou la Vision de Charles Palissot », mais aussi « la confession de Voltaire818 », « l’Epitre du Diable », « la priere Universelle de Pope », « sur les imprimés qui lui ont été Envoyes de paris par le dit Kolman », colporteur demeurant rue de La Harpe. Ce que confirment Kolman et un nommé L’Écuyer, colporteur demeurant rue des Poirées, qui avouent « qu’aprés que ces ouvrages ont paru Imprimés a Paris dans le courant de l’année [1760] Ils en ont Envoyé un Exemplaire imprimé de chacun au dit Michelin pour l’Imprimer819 ». On a ici l’exemple d’une filière assurant la réimpression de pamphlets à l’initiative de colporteurs820. Une telle démarche ne peut s’expliquer que par la perspective de réaliser une opération commerciale, ce qui nous permet d’en inférer que les textes considérés devaient remporter un vif succès821.

Par ailleurs, si l’on se reporte par exemple au journal de l’inspecteur d’Hémery, un pamphlet comme les Quand, dont nous avons signalé le succès, ne connaît pas moins de six éditions entre le 17 avril et le 8 mai 1760822, c’est-à-dire en trois semaines, ce qui représente une moyenne de deux éditions hebdomadaires.

Le retentissement des pamphlets est en outre indirectement attesté par leur réimpression au sein de recueils, de volumes de mélanges, voire dans les oeuvres complètes d’un écrivain, si l’on admet que le choix de ces textes s’explique en partie par le succès qu’ils ont remporté auprès du public823.

Dans le même ordre d’idées, on peut, pour terminer, signaler la présence d’échos de certains “ traits marquants ” des pamphlets dans la correspondance de Voltaire, parfois à des dates très éloignées de la première édition de ces textes. Ainsi, par exemple, de cette lettre adressée vers avril 1775 à Claire Cramer (Best. D 19423), dans laquelle Voltaire se voit dans l’impossibilité de venir en aide à Françoise et Marie Roux :

‘Je voudrais sans doute, Madame, servir ces deux demoiselles et leur digne père. Mais malheureusement je ne pourrais que leur nuire. Elles sont entre les mains d’un Pompignan, archevêque de Vienne, frère d’un Pompignan dont les odes sacrées sont si sacrées que personne n’y touche. Jugez si un profane peut se mettre entre ces frères ou faux frères.’

On reconnaît là l’un des traits assassins décochés dans Le Pauvre Diable. En effet, lorsqu’il va trouver Pompignan, tout comme lui natif de Montauban, pour lui demander secours contre la pauvreté :

De ce bourbier vos pas seront tirés ;
Dit Pompignan, votre dur cas me touche ;
Tenez, prenez mes cantiques sacrés ;
Sacrés ils sont, car personne n’y touche ;
Avec le tems un jour vous les vendrez [...]824.

Quinze années après la publication du pamphlet, un tel écho atteste ainsi la permanence de la mémoire du texte, que Voltaire suppose à sa correspondante, écho il est vrai réduit à un simple “ trait ” particulièrement marquant. C’est le lieu de rappeler le mot du Chevalier de Méré : « la médisance est bien à craindre quand elle s’explique par de bons mots, parce qu’on se plait à les redire, & qu’on releve toûjours quelque chose de bien pensé825 »...

Qu’il s’agisse des « bruits » qui entourent la parution d’un pamphlet, ou des rééditions auxquelles il peut donner lieu, lesquelles admettent des degrés, de la réédition intégrale, partielle, jusqu’à la citation et l’allusion, nous disposons donc d’indices permettant de juger du retentissement du pamphlet. Comme nous le signalions déjà lorsque nous abordions la question des degrés d’accessibilité aux textes pamphlétaires826, il faut bien évidemment se garder de présenter le phénomène sous un jour monolithique : tous les pamphlets ne bénéficient pas du même retentissement, et les documents dont nous disposons ne concernent, comme souvent, que les textes qui ont le plus profondément marqué leur époque. Car, dans la plupart des cas, on ne peut que souscrire à la remarque de Voltaire que nous citions plus haut, qui présente ces éphémères productions pamphlétaires comme promises à l’« éternité du néant ». Malgré tout, la mémoire de certains textes subsiste, parfois plusieurs dizaines d’années après leur publication, et ce fait méritait d’être souligné.

L’étendue des mentions que nous venons de répertorier nous engage d’autre part à réfléchir à la diversité des lectures auxquelles peut se prêter le pamphlet. Nous ne saurions en effet trop souligner combien le contexte éditorial influe sur la perception que le lecteur est incité à avoir du pamphlet. Il peut en effet conférer à un même texte des visées interprétatives différenciées, selon l’orientation des intentions polémiques voire idéologiques de l’éditeur. Mais la variété de ces présentations met également l’accent sur des pratiques de lecture dont on perçoit la diversité selon que l’on considère le cas des lecteurs qui gardent en mémoire le texte intégral, et le véhiculent volontiers de bouche à oreille, celui des lecteurs qui n’ont accès qu’à des citations, voire à de simples traits ponctuels. C’est enfin peut-être la destinée du pamphlet qui est ici en jeu : texte éphémère par définition, qui ne peut guère espérer perdurer dans les mémoires qu’à la faveur de certains “ traits ” particulièrement saisissants, qui font trace.

On comprend que de telles pratiques de lecture ne soient pas indifférentes dès lors que l’on pose la question du « public » que pouvait atteindre ce type de textes.

Notes
816.

 Voltaire À Son Éditeur Gabriel Cramer, Vers Le 25 Janvier 1760 (best. D 8727).

817.

 Jean-Paul Belin signale les « grands services » que Michelin rendit « aux philosophes » : voir Le Commerce des livres prohibés, pp. 52-53.

818.

 Il pourrait s’agir de la Relation de la maladie, de la confession, de la fin de M. de Voltaire, et de ce qui s’ensuivit, même si l’inspecteur d’Hémery ne mentionne la parution de ce pamphlet que le 6 mars 1761 (B.N.F., ms. fr. 22162, f° 15 verso).

819.

 B.N.F., ms. fr. 22094, ffos 194-194 verso.

820.

 L’imprimeur Michelin a en effet envoyé les exemplaires par la poste à Charenton, « chez le nommé Thomas Cabaretier dudit lieu », « pour remettre au Sr Gautier nom emprunté et judiqué par ledit l’Escuier pour masquer l’Envoy desdits Imprimés » (Ibid., ffos 189 verso-190.) Les colporteurs L’Écuyer et Kolman les ont ainsi récupérés et distribués à Paris.

821.

 S’agissant des pamphlets de notre corpus, les documents relatifs aux affaires de la Librairie mentionnent l’existence d’autres filières, dont celle qui va de Rouen à Paris, en passant par Versailles. Les registres de la police signalent en effet le 3 mai 1764 qu’un certain « Lefebvre marchand de Livres a Versailles vient depuis huit jours nous empoisonner de quantité d’Exemplaires de la Dunciade, de l’anti financier et du despotisme oriental, qu’il a fait apporter ici par une femme avec laquelle il vit et qui est sa Commere qui les a été vendre aux Libraires du Palais, du Palais Royal et a plusieurs Colporteurs sous le manteau ». Il est alors précisé qu’« il y a tout lieu de croire [...] que la reimpression de ces ouvrages a été faite a Roüen parceque ce petit Lefebvre est en relation avec les imprimeurs de cette ville et qu’ils sont d’ailleurs tres suspects » (B.N.F., n. a. fr.  1214, ffos 433-434).

822.

 Hémery mentionne pour la première fois, le 17 avril 1760, ces Quand, dont il n’y a que « quelques exemplaires ». Le 8 mai, il consigne la publication d’une « sixième édition augmentée des Si et des Pourquoi », « imprimée à Genève en lettres rouges » (B.N.F., ms. fr. 22161, ffos 89 verso-90 et 93). C’est du reste cette dernière édition que nous avons pu consulter.

823.

 Sur ces questions, voir notre chap. 1, § 2 et 3.

824.

 Le Pauvre Diable, p. 61.

825.

 Cité par Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, p. 589.

826.

 Voir notre chap. 2, § 3.