iii. La Question Du « Public »

Lorsque l’on s’intéresse à une période “ ancienne ”, la question du « public » susceptible de lire les textes est toujours redoutable. Les témoignages dont nous disposons sont, sur cette question encore, lacunaires, et les discours que l’on peut être tenté d’échafauder à partir de ces quelques jalons, nécessairement suspects de reconstitution illusoire. Les difficultés que l’on rencontre lorsqu’on s’intéresse aux oeuvres “ littéraires ”827 se trouvent en quelque sorte multipliées dès lors qu’il s’agit de pamphlets, c’est-à-dire de textes qu’à tort ou à raison, on considérait, à l’époque et dans une large mesure de nos jours encore, comme des écrits “ sans importance ”. On peut tenir pour assuré que l’hétérogénéité observée dans les différentes catégories de lecteurs du XVIIIe siècle concerne sans doute aussi ces lecteurs de pamphlets “ littéraires ”, ce qui, reconnaissons-le, ne nous avance guère, et risque même de nous induire éventuellement en erreur. Le statut du texte pamphlétaire est-il à ce point “ comparable ” à celui des autres productions “ littéraires ” ? L’enjeu est ici, on le voit, celui d’une éventuelle “ spécificité ” du pamphlet, à définir à partir d’un lectorat particulier. Mais, en parlant de “ lectorat ” ne faussons-nous pas déjà les perspectives, étant donné que nous venons de montrer qu’au-delà de la stricte “ lecture ” individuelle et silencieuse du texte, il existe d’autres “ pratiques de lecture ”, collectives, fondées aussi sur une transmission orale ? Morellet fait ainsi état d’attroupements qui se forment aux Tuileries et au Palais-Royal, constitués de « groupes de lecteurs riant aux éclats828 » en lisant La Vision de Charles Palissot. Nous avons également signalé que certains pamphlets, comme Le Pauvre Diable, pouvaient être « récités » et « commentés829 ». On ne retient parfois de ces pamphlets que certains “ traits ”, qui perdurent dans la mémoire et resurgissent à la manière de clins d’oeil entre “ initiés ” ou, plus généralement, entre gens qui partagent les mêmes références. Car cette question du « public » des pamphlets engage inévitablement une réflexion sur la fonction même de ce type de textes d’action, dont la visée première est d’exercer une influence sur le « public » qui en est le destinataire. Et il n’est pas de ce point de vue inutile de se demander si, pour obtenir l’impact souhaité, il est nécessaire de prendre connaissance de l’intégralité du texte, comme ce pourrait être le cas d’une “ oeuvre littéraire ” : s’agissant de pamphlets, s’efforçant notamment de jeter le discrédit sur l’adversaire, le “ tour ” n’est-il pas joué dès lors que l’on répercute, de bouche à oreille, ne serait-ce qu’un seul “ trait ” sanglant ?

La question est donc complexe, et exige une analyse sur plusieurs niveaux, s’efforçant de proche en proche de déterminer les contours, n’en doutons pas mouvants, de ce « public » des pamphlets qui nous occupent. En ce qui concerne les documents dont nous disposons, il importe également de faire le départ entre le “ public réel ” (ou supposé tel) qui, dans la réalité historique de l’époque pouvait rechercher nos pamphlets, et ce que l’on pourrait appeler une “ représentation du public ”, développée dans des textes dont on ne peut exclure la dimension elle-même polémique, ni la possible intention mystificatrice. Ce sont pourtant de semblables documents que nous devons exploiter car, en fait de documents, la moisson est maigre...

Les documents relatifs aux affaires de la Librairie s’avèrent à cet égard décevants. La Bibliothèque de l’Arsenal dispose certes de Gazetins de la police secrète rédigés pour le Lieutenant général 830. « À leur origine », explique Arlette Farge, « se trouve la demande expresse du lieutenant général de police. Sur son initiative, un certain nombre de mouches se placent dans des endroits spécifiques où circule le monde : le Palais-Royal, la promenade des Tuileries, le parvis du Palais de Justice, mais aussi toutes sortes de cabarets, en renom ou non, plus rarement quelques octrois et amorces de faubourg. Payés pour écouter les bruits de la ville, peu enclins à pénétrer véritablement au coeur d’une “ populace ” qui ne tarde jamais à les reconnaître, les observateurs sont tenus d’écrire leurs rapports à raison d’une fois par semaine831. » Mais ces manuscrits sont incomplets, et il manque notamment ceux qui concernent... les années 1748-1775. Le dernier volume rassemble néanmoins des “ on dit ” de café, non datés, et dont l’objet est assez diversifié : il est notamment question du Roi, des ministres et de la vie de la Cour en général, des questions relatives à la « politique » et à l’« administration », des affaires religieuses (et particulièrement des querelles liées au jansénisme - affaire de la Constitution, des billets de confession - et des publications clandestines qui s’y rapportent), enfin des faits du jour (les temps difficiles ; le prix du pain, de la viande, etc.). Presque rien en revanche sur la vie littéraire, à part la mention de quelques incidents intervenus au parterre de la Comédie. On aurait pourtant tort d’interpréter ce silence comme l’indice du désintérêt du « public » pour ces questions : on le verra, les témoignages attestent de manière convergente son intérêt manifeste pour les querelles littéraires. Il faut au contraire se rendre à l’évidence : les propos tenus dans les cafés sur ces matières (et il paraît raisonnable de penser qu’il y en avait) n’intéressent que très modérément le Lieutenant général pour lequel ces gazetins sont rédigés, dans la mesure où ils ne paraissent pas de nature à inquiéter le gouvernement832. Il semble donc difficile de juger de l’impact de ces pamphlets sur le « public », en se fondant sur le compte rendu “ objectif ” de ces gazetins officiels.

Nous serons donc amené à croiser des informations puisées à deux types de sources. Nous prêterons d’une part attention aux différents témoignages de contemporains, tirés des correspondances, mémoires et autres articles parus dans la presse. Mais il n’est peut-être pas inutile de prendre aussi en considération, d’autre part, les informations que l’on peut glaner dans les pamphlets eux-mêmes, en considérant outre les phénomènes d’inscription du destinataire dans le texte, la question cruciale des allusions qui, pour être perçues, requièrent du lecteur une connaissance de la situation qui pourrait bien restreindre l’éventail du « public » potentiel d’un pamphlet.

Notes
827.

 On se reportera, sur cette question, aux nombreux travaux de Roger Chartier, et tout particulièrement, parmi les plus récents, aux ouvrages : Culture écrite et société, Paris, Albin Michel, 1996 ; Histoires de la lecture, Paris, I.M.E.C., 1995 ; L’ordre des livres, auteurs, lecteurs et bibliothèques en Europe entre le XIV e et le XVIII e  siècle, Paris, Alinéa, 1992 ; Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; Les Usages de l’imprimé (XV e -XIX e  siècles), Paris, Fayard, 1987 (dir.) ; Pratiques de la lecture, Paris, Rivages, 1985 (dir.).

828.

 Mémoires, p. 101.

829.

 Garat, Mémoires historiques sur le dix-huitième siècle, t. I, p. 130.

830.

 Ars., ms. 10155-10170.

831.

 A. Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIII e  siècle, p. 37. Arlette Farge exploite les enseignements de ces gazetins dans les années 1725-1740.

832.

 Arlette Farge précise que le lieutenant général de police « informe régulièrement le roi » du contenu de ces comptes rendus, lequel en est « particulièrement gourmand », mais aussi « prêt à punir ceux qui, dans ces milliers de propos tenus, auront dépassé les bornes de la bienséance ou émis des avis critiques alors interdits. » (Dire et mal dire, p. 37) Sur cette question du relatif désintérêt du gouvernement pour les querelles littéraires, voir notre deuxième partie, chap. 2, § 2.