a. “ Le ” Public ?

Lorsqu’il est question du destinataire de ces pamphlets, l’expression revient avec une particulière insistance : « le public », selon les témoignages, apparaît comme une entité dont l’apparente évidence dispense de toute définition. Que nous apprennent alors les dictionnaires de l’époque ? L’Encyclopédie ne retient le mot que dans son emploi adjectival et juridique : « Ce terme se prend quelquefois pour le corps politique que forment entre eux tous les sujets d’un état, quelquefois il ne se réfere qu’aux citoyens d’une même ville ». C’est ainsi, par exemple, que « l’intérêt public [...] est la même chose que si on disoit l’intérêt du public ». D’où l’opposition établie entre la notion de « public », entendue dans un sens collectif, et celle de « particulier » : « Lorsque l’intérêt public se trouve en concurrence avec celui d’un ou de plusieurs particuliers, l’intérêt public est préférable ». Nous retrouvons là une opposition déjà signalée dans les dictionnaires du siècle précédent, qui mentionnaient en outre l’acception “ littéraire ” du terme, il est vrai pour n’en faire qu’un cas particulier de l’acception générale. Dans son ouvrage intitulé Public et littérature en France au XVII e  siècle, après avoir reproduit les définitions proposées par les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690), et par le dictionnaire de l’Académie (1694), Hélène Merlin conclut qu’elles

‘insistent toutes sur le caractère collectif du terme en l’opposant à particulier. Le « public littéraire » ne reçoit aucune détermination supplémentaire. Il n’est qu’un exemple du sens général parmi beaucoup d’autres. La précision historique de Furetière : « Autrefois, il suffisait de les faire courir en manuscrit833 », permet de saisir l’enjeu du terme : l’auteur qui donne ses ouvrages au public les publie.’

Car la lecture des articles « publication » et « publier » des dictionnaires montre « qu’il s’agit d’un acte officiel et public qui n’engage un destinataire qu’englobé dans l’espace collectif834 ». Ainsi, « publier un texte, ce n’est pas nécessairement le faire imprimer [...] c’est le diffuser solennellement, quel que soit son support (manuscrit, voix, scène de théâtre ou toute scène publique, livre imprimé...) » :

‘Le publier, c’est le rendre public, disponible pour tous. Quand un auteur « donne une oeuvre au public », ou la « fait voir au public », il la met en commun par les voies consacrées, il ne la garde pas dans son particulier. Bref, il la montre. Cette destination de l’oeuvre relève d’une intention de publier et de sa mise en oeuvre technique mais ne dépend aucunement d’un « public », au sens moderne de ce terme.’

Or, si les dictionnaires de notre période font silence sur cette question du public “ littéraire ”, les témoignages en revanche abondent, et tendent à élaborer une telle « vision substantifiée du public, implicitement défini comme l’ensemble homogène et identifiable des destinataires visés par l’acte de destination des textes835 » à laquelle s’oppose Hélène Merlin. Sans forcément nous enfermer dans cette « vision », il n’est peut-être pas inutile de dégager les principales caractéristiques qui, d’une source à l’autre, définissent la représentation qui émane “ du ” public.

On a tout d’abord affaire à un « public » qui manifeste un engouement certain pour les querelles littéraires. Au moment où il compose L’Écossaise, Voltaire écrit au comte d’Argental, le 17 août 1760 (Best. D 9154) : « Il paraît que la petite guerre littéraire n’est pas prête à finir. Tant qu’il y aura des regardants il y aura des combattants, et il n’y aura que la lassitude du public qui fera tomber les armes des mains ». Et les suites du développement de la querelle prouvent que le public résiste à la « lassitude ». Cela se traduit en particulier par le « goût de la satire » qui, selon Grimm, « s’étend avec beaucoup de rapidité », étant donné notamment que « ce genre est malheureusement très-aisé836 ». Et de fait, l’année 1760 voit la représentation successive des deux comédies satiriques que sont Les Philosophes et L’Écossaise, ce qui ne laisse pas de susciter l’indignation du « prophète ».

Cependant, cette avidité s’accompagne souvent de la dénonciation de l’empressement de ce public à croire n’importe quelle allégation, pour peu qu’elle comporte quelque malignité de nature à le mettre en appétit. C’est ainsi que pour justifier une politique de sévérité vis-à-vis des « Ecrivains satiriques », Bayle fait état de cette « crédulité populaire » qui « leur fourniroit un asyle, a l’égard même des calomnies les plus extravagantes ». Point de vue qui se trouve résumé dans la formule : « Les menteurs & les crédules se nourrissent réciproquement, ils vivent sur la bourse les uns des autres837 ». Grimm y va également de son raccourci expressif, « il se trouve toujours des oisifs qui aiment à fouiller dans des ordures838 » ! On comprend dès lors l’opposition que l’auteur du Contrepoison des feuilles établit entre « certaines Maisons » dans lesquelles la méchanceté est un infaillible sésame, et les « honnêtes gens » qu’elle rebute :

‘D’ailleurs je conçois que le défaut de talent personnel & d’imagination, le plaisir de déchirer les autres avec une impudente sécurité, la facilité de percer, avec le Passeport de la Méchanceté, dans certaines Maisons, où on est reçu comme un homme qui vend de la Contrebande sous le manteau & qui est accueilli mieux qu’un autre, simplement parce qu’il fait un mauvais commerce, la commodité de ne rien créer par soi-même & d’être par-là à l’abri du juste châtiment qu’on mérite, l’espece de réputation qui tire de l’obscurité où on étoit fait pour vivre, je conçois bien, dis-je, que tant de motifs, joints à la corruption du sujet, peuvent engendrer un Faiseur de Feuilles ; mais je ne concevrai jamais que parmi les honnêtes gens, cela puisse produire des Défenseurs, ni même de simples Partisans839.’

Et c’est sans doute, sinon à ces « honnêtes gens », du moins aux « lecteurs » dont il sollicite l’« équité » que l’« ami de la vérité » s’adresse pour combattre ces « Aristarques Modernes » qui, tels l’auteur des Cacouacs, prétendent « en imposer » au public :

‘Ils ont pour eux la malignité & la crédulité. Il y a des gens qui ne sont pas fâchés d’entendre dire du mal de ce qu’il y a de plus grand. C’est une satisfaction pour l’amour propre, de voir des hommes qui sembloient être élevés au dessus de la sphere des autres, & qui paroissent remis au niveau des hommes du commun. Quelques autres qui ne se donnent pas la peine d’examiner les choses par eux-mêmes, se laissent surprendre à cette hardiesse décisive, qui caractérise ordinairement les Jugemens de l’ignorance, à ce vernis de legereté, qui couvre, ou le venin de la méchanceté, ou le vuide des connoissances, enfin à ce style qui court après l’esprit en s’éloignant du sens commun. C’est cette illusion que je voudrois dissiper, & je n’ai besoin pour cela, que de rappeler l’attention des Lecteurs, aux points principaux qu’ils doivent fixer dans la question dont il s’agit. Leur équité décidera840.’

Car, selon Linguet, « le Public est de tous les êtres le plus facile à mener, à subjuguer, à échauffer, à calmer, à fatiguer841 ». Ce public si malléable est dès lors tout disposé à être le jouet des « stratagèmes » que des charlatans de la littérature ont tôt fait d’imaginer. Ainsi des contradictions entre les paroles et les actes des encyclopédistes, que Palissot se plaît à pointer :

‘On témoigna beaucoup d’indifférence pour cette sublime chimère qu’on appelle gloire, & cependant on écrivait, on cabalait, & l’on tâchait de se rendre intéressant, en affectant de s’attendre à des persécutions qui n’arrivérent point. Mais il est si doux de jouer le mérite persécuté, ou prêt à l’être ! On se rend si considérable, en renonçant à la considération ! Ce charlatanisme a quelque chose de si séduisant pour ce même public que l’on méprise ! Il est si naturellement dupe de tous ces stratagèmes, qu’en vérité ces Messieurs ont prouvé que leur indifférence pour lui ne les avait pas empêché [sic] de bien étudier sa nature, & les moyens de le subjuguer.’

Car les encyclopédistes ne se sont pas privés d’« outrager » le « Public » dans leurs « Préfaces » :

‘On déclara, que l’on estimait très-peu le Public (842e) ; que l’on n’écrivait plus pour lui, & que des pensées qui pourraient n’être que mauvaises, si elles ne plaisaient à personne, seraient détestables, si elles plaisaient à tout le monde (843f). On oublia que malgré ce petit nombre de connaisseurs tant de fois exagéré, le meilleur Livre est, à la longue, celui qui est le plus répandu, où se trouvent des beautés proportionnées à toutes les classes des Lecteurs, des connaissances utiles à tous les hommes ; en un mot, qui contient le plus de vérités universellement entendues & senties. C’est là ce qui distingue nos bons ouvrages du siécle de LOUIS XIV. & la très-petite quantité de ceux qui leur ressemblent844.’

Selon les intentions polémiques des uns et des autres, les auteurs accréditent donc une représentation, somme toute plutôt péjorative, d’un public à l’esprit malin, crédule et malléable, que l’on pourrait sans trop d’anachronisme comparer aux lecteurs des tabloïds modernes, comme si l’indignité signalée des libelles rejaillissait sur ceux qui s’y intéressent. Mais c’est pour aussitôt séparer le bon grain de l’ivraie, et mettre en avant la figure des « honnêtes gens », de l’« honnête lecteur » en quelque sorte, dont on attend l’« équité ».

Notes
833.

 Il est question d’un auteur qui « donne ses ouvrages au public, quand il les fait imprimer ».

834.

 L’Encyclopédie définit bien la « publication » comme « l’action de rendre quelque chose publique, de la notifier à haute voix dans les assemblées & lieux publics, afin qu’elle soit connue de tous ceux qui peuvent y avoir intérêt », mais les exemples qui sont ensuite donnés restreignent une nouvelle fois l’application du terme au seul domaine juridique.

835.

 H. Merlin, Public et littérature en France au XVII e  siècle, pp. 36-37 et 22.

836.

 Cor. lit., t. IV, p. 300.

837.

 Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, pp. 580 et 587, n.

838.

 Cor. lit., t. V, pp. 131-132.

839.

 Le Contrepoison des feuilles, p. 6.

840.

 L’Aléthophile, pp. 8-9.

841.

 Théorie du libelle, p. 36.

842.

(e) L’Epître au Public à la tête du Conte d’Acajou. (Note de Palissot.)

843.

(f) Les Pensées Philosophiques. (Note de Palissot.)

844.

 Petites Lettres sur les grands philosophes, Lettre première, pp. 4-5.