a. « Son Style Est Ridicule »

Plusieurs moyens s’offrent au pamphlétaire pour prouver que le style de son adversaire est « ridicule ». Il est utile, par exemple, de le placer en situation de lire lui-même son texte, devant un auditoire hilare. Voltaire ne s’en prive pas, lorsqu’il met en scène l’arrivée de Pompignan, flanqué de son acolyte Fréron « mandé exprès », au lever du roi. L’effet n’en est que plus réussi, puisque c’est Pompignan lui-même qui raconte l’accueil réservé à son « beau sermon » :

‘Dès que le roi nous vit, il nous adressa gracieusement la parole à l’un et à l’autre. « Monsieur le marquis, me dit Sa Majesté, je sais que vous avez à Pompignan autant de réputation qu’en avait à Cahors votre grand-père le professeur. N’auriez-vous point sur vous ce beau sermon de votre façon qui a fait tant de bruit ? » J’en présentai alors des exemplaires au roi, à la reine, à M. le dauphin. Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. « En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style. »’

Non content de décrire en focalisation externe les manifestations de la « joie » qui s’empare de la famille royale à cette édifiante lecture, Voltaire s’en prend dans la foulée aux « psaumes judaïques » de Pompignan :

‘Comme nous en étions là, le roi et moi, la reine s’approcha, et me demanda si je n’avais pas fait quelque nouveau psaume judaïque. J’eus l’honneur de lui réciter sur-le-champ le dernier que j’ai composé, dont voici la plus belle strophe :
     Quand les fiers Israélites,
     Des rochers de Beth-Phégor,
     Dans les plaines moabites,
     S’avancèrent vers Achor ;
     Galgala, saisi de crainte,
     Abandonna son enceinte,
     Fuyant vers Samaraïm ;
     Et dans leurs rocs se cachèrent
     Les peuples qui trébuchèrent
     De Béthel à Séboïm.
Ce ne fut qu’un cri autour de moi, et je fus reconduit avec des acclamations universelles, qui ressemblaient à celles de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme 890.’

De nouveaux éclats de rire ponctuent donc cette lecture, apparemment assez semblables à ceux que reçoit Nicole dans la scène 2 de l’acte III de la pièce de Molière. Le lecteur est cependant à présent en état d’y joindre les siens, puisque « la plus belle strophe » est citée, dont il est en mesure d’apprécier les qualités de style ! Signalons toutefois, à la suite de Beuchot, que nous n’avons trouvé ces vers dans aucune des éditions des Oeuvres de Lefranc de Pompignan...

Il n’est pourtant pas nécessaire d’inventer des vers ridicules : la tragédie de Didon en regorge, qu’il suffit de citer ! Encore n’est il pas besoin d’avancer bien loin la lecture : la première scène est d’ores et déjà exemplaire, et fait l’objet du Fragment d’une lettre sur Didon, tragédie. Nous plaçons, en regard du texte intégral du pamphlet, des extraits de la scène en question de la tragédie de Pompignan, dans l’édition de 1734 que Voltaire a pu consulter et annoter891. Nous avons là un exemple concret de la manière dont Voltaire travaille à ses pamphlets, relevant les expressions susceptibles de donner prise à la critique, et “ recomposant ” dans son texte le développement de la scène de Pompignan.

Extraits de Didon (Paris, Chaubert, 1734) Fragment d’une lettre sur Didon, tragédie
IARBE.

Tous mes Ambassadeurs irritez & confus
Trop souvent de ta Reine ont subi les refus.
Voisin de ses Etats foibles dans leur naissance,
Je croïois que Didon redoutant ma vengeance
Se résoudroit sans peine à l’Himen glorieux
D’un Monarque puissant fils du Maitre des Dieux.
Je contiens cependant la fureur qui m’anime,
Et déguisant encor mon dépit légitime,
Pour la derniere fois en
proië à ses hauteurs
Je viens sous le
faux no m de m es Ambassa -
                d eurs
Au milieu de la Cour d’une Reine étrangere
D’un refus obstiné pénétrer le Mistere :
Que sçais-je... n’écouter qu’un transport
               [ amoureux,
Me découvrir moi même, & déclarer mes feux.


IARBE.
Je pardonne sans peine à ton étonnement,
Mais apprens aujourd’hui l’excès de m on
                tourm ent.
Jadis par mon aïeul, exclus de la Couronne,
Avant que le Destin me rappellât au Trône,
Tu sçais, comme dès lors sans maitre & sans sujets,
Attendant que le Ciel propice à mes souhaits
Justifiât le sang à qui je dois la vie,
Je quittai malgré moi les b ords de Gétulie ,
Et cachant avec soin ma naissance & mon nom
J’allai fixer mes pas à la Cour de Sidon.
          [...]
Didon à son Epoux pour jamais arrachée
Couloit dans les ennuis ses jours infortunez :
Je la vis, ses beaux yeux aux larmes condamnez
Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs
               [ charmes,
J’osai former l’espoir de calmer ses allarmes,
           [...]
Tu voulus pénétrer mes secretes langueurs :
Cependant accablé des plus vives douleurs,
Malgré ton amitié, malgré ma confiance,
Je te cachai mes feux accrus dans le silence,
J’abandonnai l’Asie, & fus dans nos déserts
Ensevelir la honte & le poids de mes fers :
          [...]
Je viens peut-être épris d’une flamme trop
               [ vaine,
Te
nter moi m ême encor cette superbe Reine ;
Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes
               [ vaissaux,
Couvriront autour d’elle & la te
rre & les
                eau x :
L’amour conduit mes pas, la haine
peut les
                s uivre,
Dans ce doute mortel je ne sçaurois plus vivre,
Des refus de Didon j’ai trop long-temps gémi,
Aujourd’hui son Amant, demain son Ennemi.

MADHERBAL.
Non, je ne reviens point de ma sur prise ex -
                trêm e :
Je frémis pour Didon, je tremble pour vous même,
Seigneur, n’attendez pas que je flatte vos feux ;
Je crains que le succès ne trahisse vos voeux.
PLUSIEURS personnes ayant à l’envi rendu M. le Franc de Pompignan célébre, & tout Paris parlant de lui, j’ai voulu le lire ; j’ai trouvé sa Didon ; je n’ai pu encore aller au-delà de la première scène ; mais j’espère poursuivre dans le temps : cette première scène m’a parue un chef-d’oeuvre. Jarbe déclare d’abord :

Que ses ambassadeurs irrités & confus
Trop souvent de la reine ont subi les refus :
Qu’il contient cependant la fureur qui l’anime,
Que déguisant encor son dépit légitime,
Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs,
Au milieu de la cour d’une reine étrangère,
D’un refus obstiné pénétrer le mystère.
Que sait-il ? n’écouter qu’un transport amoureux
Se découvrir lui-même, & déclarer ses feux.

Maderbal, officier de la reine étrangère, lui répond :
Vos feux ! que dites-vous ? Ciel quelle est ma
               [ surprise !

Ce Maderbal doit croire que ces ambassadeurs ont un faux nom, & que ce Jarbe prend les noms de trois ou quatre ambassadeurs à la fois. Jarbe lui réplique :
Je pardonne sans peine à ton étonnement ;
Mais apprends aujourd’hui l’excès de mon tour-
                [ ment ;
J’ai quitté malgré moi les bords de Géthulie.

C’est comme si on disait, j’ai quitté les bords de Quercy, qui est au milieu des terres. Ensuite il apprend à cet officier,
Qu’il vient peut-être épris d’une flamme trop
               [ vaine,
Tenter lui-même encor cette superbe reine.

Apparemment que la tentation n’a pas réussi, car il ajoute :
Que ses soldats & ses vaisseaux
Couvriront autour d’elle & la terre & les eaux
L’amour conduit mes pas, la haine peut les suivre &c.

Maderbal, toujours étonné de ce qu’il entend, & surtout d’une haine qui va suivre les pas de Jarbe, lui répond :
Non, je ne reviens point de ma surprise extrême.

Je suis comme Maderbal, je ne reviens point de ma surprise, de lire de tels discours & de tels vers : le style est un peu de Gascogne.
..... Je fus (dit Jarbe) dans nos déserts
Ensevelir la honte, & le poids de mes fers.

L’auteur, qui fut de Montauban à Paris donner cet ouvrage, fut assez mal conseillé ; je ferai ce que je pourrai pour achever la pièce : je suis déjà édifié de son épître dédicatoire, dans laquelle il se compare, avec sa modestie ordinaire, au cardinal de Richelieu ; & j’avoue qu’en fait de vers le gascon peut s’égaler au poitevin....

On voit comment procède Voltaire : il épingle certaines des expressions qu’il a soulignées sur son exemplaire en les faisant figurer en italiques dans les vers qu’il cite, et les reprend volontiers dans son propre discours pour en faire ressortir la maladresse ou l’incongruité : il les applique d’ailleurs à l’auteur en personne (« C’est comme si on disait, j’ai quitté les bords de Quercy892, qui est au milieu des terres » ; « L’auteur, qui fut de Montauban à Paris donner cet ouvrage »), ou à la manière dont il fait s’exprimer ses personnages : Maderbal est certes « étonné de ce qu’il entend », mais « surtout d’une haine qui va suivre les pas de Jarbe »)... Étonnement que l’auteur de la lettre avoue partager, à « lire de tels discours & de tels vers : le style est un peu de Gascogne » !

En outre, s’agissant des premiers vers cités, rien de tel que de passer le texte au discours indirect pour détruire le peu d’harmonie qu’ils présentent : la transposition des pronoms personnels, et surtout la reprise, en tête de chaque proposition, de la conjonction de subordination Que à l’initiale des vers provoquent un effet de cacophonie qui réduit à néant toute velléité de goûter le “ style gascon ” de Pompignan.

Lorsqu’il revient sur ces premiers vers, dans une note insérée dans l’édition Cramer de 1775 du Pauvre Diable 893, Voltaire entend à nouveau montrer qu’« en général la piéce est mal écrite », et généralise le procédé du commentaire magistral et de la paraphrase qui aplatit, si besoin était, l’original :

‘Des Ambassadeurs ne subissent point des refus, on essuie, on reçoit des refus.
Si tous ses Ambassadeurs irrités & confus ont subi des refus, comment ce Jarbe pouvait-il croire que Didon le soumettrait sans peine à cet hymen glorieux ? Jarbe d’ailleurs a-t-il envoyé tous ses Ambassadeurs ensemble, ou l’un après l’autre ?
Il contient cependant la fureur qui l’anime, & il déguise encor son dépit légitime. S’il déguise ce dépit légitime & qu’il est si furieux, il ne croit donc pas que Didon l’épousera sans peine. Epouser quelqu’un sans peine & déguiser son dépit légitime, ne sont pas des expressions bien nobles, bien tragiques, bien élégantes.
Il vient sous le faux nom de ses Ambassadeurs, être en proie à des hauteurs ? comment vient-on sous le faux nom de ses Ambassadeurs ? on peut venir sous le nom d’un autre, mais on ne vient point sous le nom de plusieurs personnes à la fois. De plus, si on vient sous le nom de quelqu’un, on vient à la vérité sous un faux nom, puisqu’on prend un nom qui n’est pas le sien, mais on ne prend pas le faux nom d’un Ambassadeur quand on prend le véritable nom de cet Ambassadeur même894.
Il veut pénétrer le mystère d’un refus obstiné. Qu’est-ce que le mystère d’un refus si net, & déclaré avec tant de hauteur ? Il peut y avoir du mystère dans des délais, dans des réponses équivoques ; dans des promesses mal tenues ; mais quand on a déclaré avec des hauteurs à tous vos Ambassadeurs qu’on ne veut point de vous, il n’y a certainement là aucun mystère.
Que sais-je..... n’écouter qu’un transport amoureux, que sait-il, il n’écoutera qu’un transport, il sera terrible dans ce tête-à-tête.
Le grand malheur de tant d’auteurs est de n’employer presque jamais le mot propre ; ils sont contens pourvu qu’ils riment, mais les connaisseurs ne sont pas contens895.’

On reconnaît dans ces différents procédés le principe de “ décomposition ” du texte que Linguet, dans une intention polémique, fait exposer à l’interlocuteur d’André Morellet, lorsqu’il est question de mettre à plat le style de l’adversaire : « Vous pouvez évidemment défigurer son style, le faire passer pour un Ecrivain très-plat, très-ridicule, dès que ce n’est plus avec le sien qu’il paroîtra ; mais avec le vôtre896 »...

C’est ainsi que, dans la première Lettre sur la Nouvelle Héloïse, Voltaire, sous le pseudonyme du marquis de Ximenès, aborde, citations à l’appui, la question de la « noblesse du style » de Rousseau, qui se résume, selon lui, à un « galimatias » :

‘Il est à croire que sa maîtresse n’entendit rien à ce galimatias. Mais pour le payer en même monnaie, elle lui mande qu’elle « cultive l’espérance », et qu’elle « la voit flétrir tous les jours » ; l’autre lui répond, en renchérissant, que « leurs âmes, épuisées d’amour et de peine, se fondent et coulent comme l’eau ».
Il peut être fort plaisant de voir couler une âme ; mais pour l’eau, c’est d’ordinaire quand elle est épuisée qu’elle ne coule plus ; je m’en rapporte à vous. Cependant, Monsieur, ces deux âmes qui coulent ne peuvent suffire à leur félicité infinie. Nos deux amants, qui coulaient ainsi, se parlèrent à l’oreille ; mais Julie trembla qu’on ne cherchât du mystère à cette chucheterie 897.’

On voit comment procède l’auteur : certaines expressions de la Nouvelle Héloïse sont épinglées, et citées dans le texte, ce qui provoque immanquablement une mise à distance critique. En outre, l’auteur se plaît à transplanter dans ses propres phrases ce florilège, provoquant ainsi un effet d’étrangeté qui accentue son caractère incongru. Le phénomène est encore amplifié par l’art de la répétition dont, selon Gustave Lanson, Voltaire possède le « secret » : il en résulte un « effet comique qui n’a rien d’intellectuel et qui est tout entier attaché à la sensation répétée898 ». Par ailleurs, dans l’extrait cité, l’auteur s’efforce de mettre à plat les métaphores et les comparaisons qui abondent dans La Nouvelle Héloïse : la métaphore botanique tout d’abord (« cultive », « flétrir »), et surtout la comparaison avec l’eau dont l’auteur, ignorant sa signification figurée, fait ressortir l’incohérence référentielle.

Enfin, la dérision du style de l’adversaire peut se focaliser sur l’emploi de certains termes, ou sur certains de ses tics langagiers. L’auteur de la Wasprie s’en prend ainsi aux « &c. &c. &c. &c. » que Fréron multiplie au cours de ses articles :

‘on le prieroit de vouloir bien continuer, depuis la première ligne jusqu’à la derniere des trois ou quatre cens volumes, dont il inondera nos Provinces, si notre Aliboron vit âge d’homme, ce qui n’est pas naturel. Ce seroit le recueil d’&cætera le plus complet que l’on pût avoir. C’est au nom de tous les François que je l’invite à ce glorieux travail ; cela vaudroit beaucoup mieux que de tourmenter l’alphabet, comme il fait, pour lui faire dire par une variété merveilleuse de combinaisons inouies de toutes les sottises, toutes les absurdités, toutes les Waspries possibles ; les Wasps futurs n’auront plus rien à dire.’

Et de donner, en note, « deux ou trois exemples de ses &cætera pleins de sel, de goût & de saillies », dans lesquels l’emploi du signe typographique est tellement amplifié que le procédé confine à l’absurde :

‘Je ne puis me dispenser de rapporter ici deux ou trois exemples de ses &cætera pleins de sel, de goût & de saillies. Les voici fidelement cités d’après l’Année Littéraire :
&c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. Ces premiers &c. que l’Auteur fait marcher de front sur six lignes contre les Encyclopedistes, font un corps invincible de raisons & de plaisanteries.
En voici d’autres contre M. Déon :
&c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c.
Ceux là ont je ne sçai quoi de doux & de benins, c’est contre un ami ; mais en voici de terribles, petits & serrés, & qui prennent un air de sarcasme qui blesse au vif : aussi l’auteur les a-t-il décochés contre M. ****
&c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c.
J’ai cru devoir en retrancher trois lignes un peu trop piquantes ; qu’on en juge par ceux que je rapporte, c’est de l’ironie la plus aigue, (du moins M. Fr. le croit ainsi.) Au reste ceux qui ne seront pas contents de ceux-ci, peuvent choisir entre les deux ou trois mille agréablement semés dans la Gazette Littéraire. En vérité M. W. excelle dans ce genre d’éloquence899.’

Lorsqu’il est question des philosophes, un mot vient immédiatement à l’esprit, et non moins immédiatement à la bouche des anti-philosophes : ces « préjugés900 » auxquels MM. Diderot et consorts ont déclaré la guerre. Déjà le Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs mettait en scène un Cacouac repenti, qui pouvait déclarer :

‘si j’avois assuré que ce que les hommes ont toujours eu de plus sacré, n’est qu’un amas de préjugés & de superstitions qui devoit faire place à la lumiere que nous étions destinés à répandre, je reconnoîtrois humblement qu’en répétant tous ces discours si familiers à mes Confréres, j’ai dit autant de sottises qui auroient mérité une punition réelle, si l’on n’eût eu aucun égard à l’aliénation de mon esprit901.’

Dans sa harangue devant l’académie, Pompignan s’en prend à son tour à ces « modernes Législateurs de la Littérature & des Sciences » qui s’élèvent « sur les ruines de ce qu’ils appellent nos préjugés902 ». Mais c’est à partir de la représentation de la comédie des Philosophes que le terme est appelé à une réelle fortune. Après avoir fait taxer par l’usurpateur Valère de « préjugé ridicule » le « scrupule » qui empêche son valet Carondas de n’écouter pleinement que son « intérêt personnel903 », Palissot place le terme dans la bouche de Cidalise, dont la lucidité a été quelque peu entamée par les principes des philosophes. Elle déclare ainsi à l’honnête Damis à qui elle vient de signifier qu’il n’épousera pas, comme elle le lui avait promis dans le passé, sa fille Rosalie :

J’avais des préjugés qui dégradaient mon être ;
Vainement ma raison voulait s’en dégager, [...]
Mes yeux se sont ouverts, hélas ! trop tard peut-être !
A ces hommes divins, je dois un nouvel être904.

Le mot revient alors, comme un leitmotiv, et se charge d’un certain poids de ridicule et / ou d’infamie, selon les contextes dans lesquels il est employé, toujours d’une manière mécanique. Dans le septième couplet de la chanson des Philosophes à la mode :

     Au bon vieux tems, on aimoit la Patrie,
De la Puissance on respectoit les droits ;
Mais on revient de cette barbarie :
Du préjugé l’on fait taire la voix.
Les grands progrès de la Philosophie
C’est de fronder la nature & les loix905.

Dans Les Philosophes de bois, lorsque dame Gigogne reproche à Polichinelle de la laisser à la maison et d’en profiter pour courir :

               Dame GIGOGNE
Comment, maraut, n’es-tu pas mon mari ?
Ne dois-tu pas prendre soin du ménage ?
               POLICHINELLE
     Le Sage ne prend nul souci,
     Le repos est son apanage.
               Dame GIGOGNE
Eh ! quoi ? Les noeuds du mariage...
               POLICHINELLE
Fi donc ! les prejugez, Madame, où vous voilà ;
Ne sont que pour les gens de la plus mince étofe.
               Dame GIGOGNE
Eh ! depuis quand sçais-tu ces belles choses-là ?
               POLICHINELLE
     Depuis que je suis Philosophe906.

Dans Le Petit Philosophe, lorsque Damon, victime lui aussi des tristes préceptes des philosophes, repousse les « embrassades » de ses parents au moment de leurs retrouvailles :

Je l’avais bien prévu qu’il faudrait tous les deux
Vous refondre au creuset de la Philosophie,
Vous apprendre à briser le joug impérieux
De ces vils préjugés, par qui l’ame asservie,
S’énerve & n’ose pas prendre un vol audacieux907.

Mais au-delà de ce simple terme, éminemment symbolique il est vrai, c’est un véritable florilège que l’on trouve dans la Lettre de M. de *** à M. Fréron sur le mot ENCYCLOPÉDIE du Dictionnaire qui porte ce nom. Selon un procédé éprouvé par Voltaire notamment, Fréron sature son article de ces expressions curieuses qu’il a pu extraire de l’Encyclopédie, et qu’il commente comme il se doit :

‘Un siècle Philosophe a pu vous choquer ; vous n’oseriez hazarder un siècle poëte, un siècle orateur, des connoissances philosophes ; vous vous en tiendriez platement à l’analogie qui demanderoit un siècle philosophique, parce que l’usage veut qu’on dise des connoissances philosophiques & non philosophes, un siècle poëtique & non poëte. Mais ce sont de ces libertés que le transcendant Editeur de l’ENCYCLOPEDIE peut se permettre, sans qu’on doive s’en étonner. Le même génie lui fait dire qu’heureusement nous vivons dans un temps raisonneur.
Je me trompe peut-être ; mais il me semble que M. Diderot n’écrit pas trop bien en François ; son style, en général, est obscur, amphibologique, chargé de latinismes, de constructions vicieuses, d’entortillages, d’expressions orgueilleuses, singulières, recherchées, de similitudes qu’il épuise jusqu’à la satiété. Il considère le Monde comme son Ecole, & le genre humain comme son pupille... L’ENCYCLOPEDIE demandoit plus de hardiesse dans l’esprit qu’on n’en a dans les siècles pusillanimes du goût...... Sans l’intermède des Grammaires & des Dictionnaires, les facultés des hommes restoient isolées. Une invention, quelqu’admirable qu’elle eût été, n’auroit représenté que la force d’un génie solitaire ou d’une société particulière, & jamais l’énergie de l’espèce... La Nature s’emploie ou par l’organe nud, ou par l’organe aidé de l’instrument... Il falloit encore des siècles aux Romains pour posséder à la langue des abstractions... Peut-on dire je me possède une Bibliothèque, je lui possède un trésor ?.... Les hommes créateurs portent des regards attentifs & pénétrans sur les natures qui les environnent. Sur les objets auroit été trop commun ; sur les natures est bien plus merveilleux..... L’analogie et l’étymologie sont les aîles de l’art de parler. L’air porte les paroles comme il porte les oiseaux ; d’ailleurs, ne dit-on pas tous les jours verba volant ? Ce que c’est que d’être sçavant ! Ce proverbe trivial est la source heureuse de l’idée très-neuve de M. Diderot... Il voudroit qu’on tâchât de rendre les synonimes instructifs & vertueux... Celui qui compose un ouvrage n’entre pas dans son sujet d’une manière abrupte, ne s’y renferme pas en rigueur...... On fait mal d’imprimer la première feuille d’un livre, sans avoir prélu vingt fois sa copie..... La prélecture réitérée du manuscrit complet est nécessaire.... Les détours nombreux d’un labyrinthe inextricable, &c. La prélecture, j’ai prélu, d’une manière abrupte, un labyrinthe inextricable : n’est-ce point parler Latin en François ?.... Cet Article subira la circoncision comme les autres. La circoncision subie par un Article ! Convenez, Monsieur, qu’on n’écriroit pas ainsi dans un temps raisonneur, pour s’exprimer avec cette justesse & cette élégance. M. Diderot compare une langue à un arbre. Il distingue les racines, les maîtresses branches, les moindres rameaux ; les termes particuliers sont les feuilles & la chevelure de l’arbre 908.’

Fréron poursuit sa critique en précisant que « M. Diderot ne disserte pas mieux sur notre langue qu’il ne l’écrit », et s’attache alors à brocarder les raisonnements du philosophe.

Notes
890.

 Relation du voyage de M. le marquis de Lefranc de Pompignan, pp. 462-463.

891.

 Les passages soulignés correspondent à ceux que Voltaire a lui-même soulignés sur son exemplaire, d’après le Corpus de notes marginales de Voltaire, t. V, pp. 282-284. Nous avons fait figurer en caractères gras les vers exploités par Voltaire dans son pamphlet.

892.

 Pompignan est en effet natif de Montauban en Quercy.

893.

 Voir notre troisième partie, chap. 1, § 4.3.

894.

 Cette glose développe sur un mode différent ce qui, dans le Fragment d’une lettre sur Didon, motivait la « surprise » de Maderbal : « Ce Maderbal doit croire que ces ambassadeurs ont un faux nom, & que ce Jarbe prend les noms de trois ou quatre ambassadeurs à la fois ».

895.

 Le Pauvre Diable, éd. Cramer « encadrée », 1775, n. 5. Pompignan a-t-il tiré les enseignements d’une telle critique ? Le fait est que lorsque Didon est réimprimée dans les Oeuvres de M. le marquis de Pompignan (t. III, Paris, Nyon l’aîné, 1784 ( Genève, Slatkine reprints, 1971), le texte intègre quelques-unes des corrections charitablement signalées par Voltaire. Dans la première scène, Jarbe s’exprime alors en ces termes (nous soulignons) : « Trop souvent mes Ministres confus, / Ont de ta jeune Reine essuyé les refus. / J’ai su dissimuler la fureur qui m’anime, / Et contraignant encor mon dépit légitime, / Je viens sous le faux nom de mes Ambassadeurs / De cette Cour nouvelle étudier les moeurs ; / De ses premiers dédains lui demander justice, / Menacer, joindre enfin la force à l’artifice : / Que sais-je.... N’écouter qu’un transport amoureux, / Me découvrir moi-même, & déclarer mes feux. » Jarbe ne veut donc plus « pénétrer le mystère d’un refus obstiné » ; reste qu’il vient toujours « sous le faux nom de ses Ambassadeurs », « n’écouter qu’un transport amoureux »...

896.

 Théorie du libelle, p. 106.

897.

 Lettres sur la Nouvelle Héloïse, p. 396.

898.

 G. Lanson, L’Art de la prose, chap. XI, p. 157.

899.

 La Wasprie, pp. 74-76 et n. 2.

900.

 Ce n’est peut-être pas un hasard si Chaumeix, parmi les premiers, choisit d’intituler ses écrits polémiques Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie.

901.

 Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs, pp. 70-71.

902.

 Discours de réception à l’Académie française, p. 57.

903.

 Les Philosophes, II, 1. Cette déclaration vaut à Valère de se faire faire les poches par Carondas, qui ne tarde pas à appliquer ce principe.

904.

 Ibid., II, 5.

905.

 Les Philosophes à la mode, chanson sur l’air Quoi ! vous partez sans que rien vous arrête ?, reproduite dans la Lettre à M. le Franc de Pompignan, p. 6.

906.

 Les Philosophes de bois, sc. IV.

907.

 Le Petit Philosophe, sc. III.

908.

 An. lit., 1760, t. III, pp. 254-256.